La perfection ennuie
« Une idée l'illumina tout à coup : J'ai le bonheur d'aimer, se dit-elle un jour, avec un transport de joie incroyable. J'aime, j'aime, c'est clair ! À mon âge, une fille jeune, belle, spirituelle, où peut-elle trouver des sensations, si ce n'est dans l'amour ? J'ai beau faire, je n'aurais jamais d'amour pour Croisenois, Cayeus, et tutti quanti. Ils sont parfaits, trop parfaits peut-être ; enfin, ils m'ennuient. » Alice referma le livre d'un geste sec et le jeta sur ses draps d'un air presque dégoûté. Trop parfaits. Même en 1830 la perfection ennuyait. Voilà peut-être pourquoi Mathilde de la Mole aimait Julien Sorel comme elle en avait aimé aucun autre : parce qu'il était différent, parce que dans une foule de milles messieurs, lui seul se ferait voir. Elle s'empara de son téléphone et regarda l'écran avec un sentiment d'abandon et de tristesse, mêlé à la colère. Alexandra ne lui avait aucun message. Aucun appel. Rien que le silence qui l'emplissait et la brisait, lentement, douloureusement, telle une torture qui ne finirait jamais. Elle entra dans l'application Message et s'apprêta à lui écrire quelque chose, mais... ses pouces se figèrent dans l'espace. N'était-ce pas elle qui devait s'excuser ?
Alice se persuada que si, pourtant la tentation de lui écrire était trop forte. Elle tapa sa phrase et l'envoya, sans même réfléchir à ses actes.
« Pourquoi est-ce que t'as réagi comme ça ce matin ? »
Envoyé.
Quelques secondes passèrent.
Vu.
Elle l'avait vu. Et lu, logiquement. Mais elle n'obtint aucune réponse.
« On pourrait se voir demain, après les cours ? »
Envoyé. Vu. Aucune réponse.
« Répond-moi. »
« Alex. »
« S'il te plaît. »
« Répond, dis quelque chose. »
Enfin, trois petits point s'affichèrent, signe qu'elle était en train d'écrire. Un frisson de soulagement parcourut son corps et la fit sourire. Elle en avait mit du temps.
« Laisse-moi. J'ai des trucs à faire. »
L'envie de jeter son Iphone à l'autre bout de la pièce fut immense. L'idée de hurler de rage aussi : mais comme elle était une fille gentille et sage, elle se retint. Elle déposa son téléphone sur son lit, à côté du Rouge et le Noir de Sthendal et observa fixement son reflet dans le miroir.
Ce qu'elle paraissait ennuyeuse. Sans personnalité. Une fille plate, lisse, sans courbes et crises de folie. Et elle s'étonnait que tout le monde finissait par l'abandonner. Que le monde entier se détournait. Elle n'apportait aucune joie, parce qu'elle n'en avait pas en elle ; mais était-ce sa faute ? Elle était née ainsi, elle avait grandit ainsi, et ne s'était pas rendu compte que ce sérieux en trop faisait fuir le monde entier. Parce qu'il y avait assez de sérieux dans la vie pour encore en rajouter.
Son téléphone vibra et la tira de ses réflexions. Pendant un court instant, elle crut recevoir un message d'Alexandra, mais il ne s'agissait que de sa batterie qui réclamait d'être branché. Après l'avoir mit à charger, elle ouvrit Instagram et se mit à parcourir les publications les unes après les autres, d'un air vide et monotone. Tout le monde avait l'air heureux sur ces photos. Tout le monde souriait, l'univers semblait plus beau. Un coup des mains qui s'enlaçaient devant un magnifique couché de soleil, un autre coup un couple qui s'embrassait passionnément. L'humanité entière semblait vivre un amour fou. L'humanité entière, mais pas elle.
Sentant les larmes menacer, elle reposa son téléphone à côté d'elle et fixa le plafond mélancoliquement. Si seulement elle avait un petit-copain. Elle se réfugierait dans ses bras dévoilerait ses peines, fondrait en larmes tandis qu'il l'embrasserait tout en lui susurrant des mots doux à l'oreille. Il l'écouterait, lui. Il l'aimerait. Comme personne ne saurait jamais le faire.
Dans un livre qu'elle avait lu, une fois, un gars se droguait pour s'oublier lui-même, et une fille apparut de nulle part pour lui tendre la main. Ils s'aimèrent d'un amour démesuré. Dans les livres qu'elle lisait, il yu en avait toujours un qui sortait l'autre de la merde. Puis en amour fou qui s'ensuivait.
Pourquoi personne ne lui tendait la main, à elle ? Pourquoi tout le monde l'ignorait-elle, si injustement, si méchamment ? Peut-être parce qu'elle n'avait rien de spéciale en elle. Elle était une élève modèle, studieuse, jolie, qui ne transgressait aucune règle. Elle était la banalité qui ennuyait. Comme les prétendants de Mathilde de la Mole.
Son téléphone vibra de nouveau. Cette fois-ci, ce fut bel et bien un message qu'elle reçu, mais pas de la personne qu'elle espérait. Mathéo.
« Salut. Dsl pour ce matin. J'espère que tu vas bien. »
Tiens, quelqu'un qui pensait à elle. Dieu avait fini par avoir pitié.
« Ça va. T'as parlé avec Alex ? »
« Elle est en colère. »
« Merci, j'avais compris. Mais pk ? »
« Jsp. Ça va pas fort en ce moment chez elle. »
Parce qu'il pensait vraiment que tout se passait à merveille dans sa maison à elle ? Alice s'indigna presque.
« Ce n'est pas une raison pour me délaisser une journée entière. »
« Dsl. »
Elle avait impression qu'il s'excusait pour s'excuser. Comme si la culpabilité seule avait guidé ses paroles. De toute manière, connaissant son ami, penser le contraire serait une erreur.
« Tu veux que je lui transmette un message ? »
« Demande lui pourquoi, c'est tout. »
« Ok »
Alice était fatiguée de ces embrouilles. Cela faisait déjà la cinquième fois qu'Alexandra s'énervait pour un rien, comme si elle cherchait toujours un prétexte pour l'abandonner lâchement, mais qu'à chaque fois, échouait. Par compassion, par pitié. Cela lui faisait si mal de penser qu'il s'agissait peut-être de la vérité.
Alice aimait Alexandra. Peu importait son caractère boudeur, elle aimait passer du temps à ses côtés, l'écouter parler, pendants des heures, jusqu'à ce que la fatique les gagnent. Elle avait été là pour tous ses maux, jusqu'aux derniers : la rupture avec son petit-ami, les disputes incessantes de ses parents, les crises de nerfs qu'elle prenait avec le stress. Pendant qu'Alice recollait les morceaux, soignait ses plaies, l'encourageait à vivre, le sourire aux lèvres, c'était elle qui se brisait. Combien de fois elle avait accouru chez elle en espérant lui dévoiler toutes ses peines.
Combien de fois c'était elle qui avait fini par l'écouter.
Elle aurait pu se dire que ce n'était pas l'amie qu'il lui fallait, qu'il y avait des milliers d'autres filles plus aptes à l'aider et mériter son amitié. Pourtant, elle s'acharnait à l'aimer, elle se battait pour continuer d'entendre sa voix, encore une fois. Une petite voix intérieure lui murmura que c'était aussi par peur de se retrouver seule, mais elle l'ignora. Alice ne craignait pas la solitude.
Son téléphone vibra de nouveau. Sans qu'elle ne sache pourquoi, son cœur se mit à battre plus vite. Elle s'en empara et vit le prénom de Mathéo s'afficher.
« Elle dit qu'elle ne veut plus te parler. Tu ne lui apportes que des pensées négatives et elle ne se sens pas bien. Dsl, ce sont les mots qu'elle m'a demandé de te dire. »
Alice n'avait jamais pleuré. Même pas une seule fois.
Pourquoi, elle avait l'impression de se noyer.
« Étudie bien. Bonne nuit. Mat' »
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