Oublier
Oh I hope some day I'll make it out of here
Even if it takes all night or a hundred years
Need a place to hide, but I can't find one near
Wanna feel alive, outside I can't fight my fear
Alice devenait sourde. Seuls les paroles douces et la voix basse de Billie Eilish résonnaient dans ses oreilles. Ces paroles étaient comme l'expression de ses sentiments. Oh I hope some day I'll make it out of here... A mesure que la chanson se déroulait, c'était son cœur qui s'allégeait, comme si tout ce qu'elle aurait voulu hurler, tout ce qui s'amassait à l'intérieur d'elle se trouvait là, contre ses oreilles.
Isn't it lovely, all alone...
Elle aurait pu rire d'ironie si elle n'était pas aussi triste. Seule, ça oui elle l'était. Depuis plus d'une semaine, aucune nouvelle, aucun message, rien. Seulement un silence, le genre de silence qui nous plonge dans un abyme et nous empêche d'en voir la sortie...
Tear me to pieces, skin to bone
Alice jugea que si elle écoutait encore plus longtemps cette chanson, elle allait réellement plonger dans la déprime. Elle ôta ses écouteurs et s'assit sur son lit, d'un air las. Devant elle s'étendaient les feuilles d'histoire qu'elle devait étudier pour la semaine prochaine, mais elle se sentait tellement mal qu'elle refusa d'y toucher. Plus tard. Rien ne presse. De toute façon, elle finissait toujours par les étudier ces foutues feuilles. Peu importe si elle y restait jusqu'à quatre heures du matin, elle les savait toutes le lendemain, prête à être vomies sur la feuille d'examen.
Elle ouvrit son tiroir et en sortit la boîte de cigarette que lui avait gentiment offert Sasha. Elle avait conscience que c'était mal. Que fumer plusieurs fois signifier plonger dans l'addiction et que après, tout retour en arrière était impossible. Mais putain que c'était bon de respirer cette fumée. Quand elle la recrachait, c'était comme si une partie d'elle s'envolait légèrement dans les airs. Chaque respiration la soulageait, chaque expiration lui faisait mal, mais c'était justement ce va et viens entre la douleur et la paix qu'elle appréciait. Elle ouvrit sa fenêtre et s'assit sur le rebord. Elle alluma son briquet et le bout de la cigarette s'enflamma. C'était les mêmes gestes que dans les films. Les mêmes que réalisaient les caïds craints par leur entourage ou les femmes qui voulaient dégager d'elle une image de « je peux gérer le monde entier, laisse-moi faire ». Ça lui donnait l'impression d'avoir grandi. Quand elle se regardait dans le miroir à ce moment là, elle aimait pour la première fois son reflet. Avachie contre le mur, expirant une fumée toxique qui s'enfuyait entre les courants d'air frais... Elle se voyait tel qu'elle aurait toujours aimé se voir : une fille qui brise les règles, une fille qui se fout un peu de tout et se détruit parce que qu'elle jugeait que le monde était une grosse merde. Parce que oui, le monde était une grosse merde. Alexandra était une grosse merde.
Discrètement, Alice pouffa bêtement. Son esprit se floutait déjà, mais elle aimait ça. Cette impression de flotter dans l'air, de penser à tout, à rien, d'avoir la vue qui regardait partout et nulle part... Elle savait que l'odeur n'était pas celle qu'elle avait l'habitude de sentir lorsqu'elle passait près de fumeurs, mais concrètement, elle en avait rien à foutre. Ça lui faisait du bien de fumer, et c'était l'important. Alice aimait ce changement. Elle aimait ce qu'elle était en train de devenir.
Mais au fond, quelque chose manquait.
La cigarette avait beau lui embrumer l'esprit, elle avait toujours conscience que le monde tournait. Elle savait toujours qu'elle était seule, et qu'elle le resterait jusqu'à ce qu'on lui accorde ne serait-ce qu'un peu d'attention. Et cette attention, c'était Alexandra qui la lui fournissait auparavant. C'était cette attention, ce petit fil qui maintenait encore son esprit stable.
Aujourd'hui, ce fil avait disparu, et Alice sombrait lentement. Elle le savait, et elle aimait cela. Elle aimait être comme dans les films, elle aimait être cette femme aux allures de « je me fous du monde entier. ». Oui, elle aimait cela.
Mais ce n'était pas suffisant.
Alice jeta sa cigarette au-delà de la fenêtre et sauta sur ses pieds. Sans un bruit, elle sortit de sa chambre, traversa le salon et gagna le grand meuble vitré qui recouvrait un pan de mur entier du salon. Son père était encore au travail, et le chien dehors. La voie était libre. Elle vérifia tout de même si les domestiques étaient parties, mais oui, toutes étaient déjà rentrées chez elle. Les domestiques. Ça l'avait fait rire lorsque son père lui avait dit qu'il allait en employer. Pour elle, ce genre de métier était dissolu depuis la révolution française. C'était pour les nobles, les aristocrates, les rois. Mais non, apparemment. Ce que le monde de la richesse pouvait être différent de celui du peuple.
Elle ouvrit la première grande porte et s'empara de la première bouteille qui lui passait sous la main. Elle lit sur l'étiquette « Vodka » et jugea cela parfait. Un petit alcool russe pour commencer... Elle revint toujours aussi silencieusement dans sa chambre et se laissa glisser contre le mur.
Voilà. On y était.
Elle tenait dans sa main le poison même de l'existence, le seule instrument qui lui permettait d'oublier qui elle avait été et toutes les merdes du moment qu'elle vivait. La seule chose qui pouvait lui permettre d'oublier Alexandra. Allez, elle pouvait le faire.
Alice jeta un coup d’œil dans le miroir. Qui aurait pu croire qu'elle allait un jour finir avec une bouteille de vodka dans les mains ? Même pas elle, non. Et pourtant.
Au moment où elle déboula le bouchon, elle hésita. Elle avait encore du temps avant que son père n'arrive et la voit dans cet état. Avant qu'il la frappe, très certainement. Pour changer. Est-ce que ça valait vraiment le coup, au fond ? Elle s'empara de son téléphone et le regarda pour la énième fois. Toujours aucun message. Toujours l’indifférence qu'elle lui jetait dans la face, encore et encore, ce silence qui était en train de la rendre folle. Pourquoi ? Pourquoi est-ce qu'elle était partie si brutalement ? Pourquoi elle, au fond ?
Putain, mais c'était quoi son problème ? Elle pouvait faire taire ces questions stupides d'une simple gorgée, elle en avait le pouvoir, il était entre ces mains ! Elle n'hésita plus. Alice dévissa le bouleau et avala une énorme gorgée. Sa gorge lui brûla instantanément, comme si on avait mit le feu à son corps en l'espace de quelques secondes. Une grimace lui tordit le visage et durant un instant, elle eut l'impression de bouillir de l'intérieur. C'était donc cela, la sensation que produisait l'alcool en passant. Le goût était affreux mais le ressentis plutôt agréable. Elle avait chaud maintenant. Malin.
Elle prit une seconde gorgée. On s'habituait. Le goût restait horrible, mais son esprit s'effaçait déjà. C'était parfait. C'était ce qu'elle avait cherché depuis le début, non ? Oublier. Tout oublier. Ne plus se rendre compte de rien, ne plus savoir dans quel monde on vit. Juste vivre pour vivre.
Elle s'observa encore dans le miroir et ressentit une boule d’excitation lui tordre l'estomac. C'était elle, ça ? C'était elle la fille avachie contre le mur, une bouteille de vodka dans les mains, les yeux vides de joie ? Ouais, c'était elle. La Alice « gentille fille à son papa » avait disparu, enfin. Putain ce que ça faisait du bien.
Elle prit une troisième gorgée.
Alors elle se mit à rire. Parce qu'elle se savait en train de sombrer, en train de se tuer petit à petit, mais ça lui faisait du bien. Elle aimait ça. Alice était une masochiste.
Quatrième gorgée. Sa tête tournait, un goût amer avait pris place dans sa bouche. « Laisse cette bouteille, arrête ça. Arrête maintenant. »
Ta gueule conscience, marmonna-t-elle, moitié riante, moitié pleurante.
Comment ça elle pleurait ? Pourquoi elle pleurait ? Elle passa son doigt sous son œil et le dévisagea. Oui, c'était bien de l'eau qu'il y avait sur sa peau. Un grand sourire décora son visage. Un rire la prit, sans qu'elle ne s'en aperçoive.
Voilà. Au final c'était simple de l'oublier, Alexandra.
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