Alexandra
Ses pas la conduisirent sur des chemins qu'elle connaissait déjà par cœur : le parc de Saint-Adrien, les bâtiments abandonnés dans les tréfonds de la ville, ceux dans lesquelles elle s'était aventurée petite et était ressortie dix secondes plus tard de peur de croiser un monstre. Les maisons américaines de la rue d'à côté, les quartiers pauvres, les quartiers riches, les lieux désertés et ceux qui étaient toujours bondés de monde ; Alice n'arrêtait pas de courir. Elle passa sur le même trottoir où ils s'étaient assis, Sasha et elle, l'endroit où elle avait découvert qu'elle était une droguée. Elle ne s'y arrêta pas. Trop de souvenirs encore frais malgré les mois écoulés. Trop d'images encore implantées dans son esprit. Alice accéléra et se laissa emporter par la douleur de l'effort.
Toute cette ville qui représentait son enfance, son adolescence, ses réussites et ses erreurs, tout cela disparaîtrait. Dans quelques jours, elle quitterait cet endroit et ne reviendrait que quand l'envie lui prendrait. Où étaient Sasha, Mathéo ? Elle n'en avait aucune idée. Sa plus grande peur était qu'en les regardant de nouveau dans les yeux, elle y revoit de nouveau ses erreurs et sa chute infernale. D'un côté celui qui l'avait menée vers le précipice, et de l'autre celui qui n'avait rien fait pour la retenir. Mieux valait qu'ils restent dans sa mémoire quand une faute à ne pas commettre à nouveau.
Inévitablement, Alice tourna dans la rue des blés, s'engagea dans l'allée et coupait entre les maisons. Le soleil estival caressait sa peau, voire la chauffait par endroit. Toutes les plantes avaient repris leurs éclats, les bêtes étaient ressorties de leur léthargie. C'était comme si la nature reprenait vie, à l'image d'Alice. Son souffle se fit plus bruyant et ses pas plus lourds. Elle finit par s'arrêter. Leva les yeux droits devant elle.
Et croisa ceux qu'elle connaissait si bien.
Le cri des petits frères d'Alexandra tournoyaient autour d'elle sans que celle-ci n'y prêta attention. Les deux filles ressemblaient à deux statues de musée posées ici au hasard. Sous le soleil de midi, elles ne possédaient même pas d'ombre.
Alice recula de quelques pas. Elle ne savait même pas ce qu'elle était venue faire ici. L'observer une dernière fois ? S'offrir quelques ultimes réflexions avant de l'oublier à jamais ?
-Attends ! résonna une voix dans son dos alors qu'elle faisait volte-face pour repartir.
Le portail en ferraille noire grinça et ses frères crièrent de désapprobation. Pas étonnant qu'ils aient déjà oublié son existence.
-Alice ?
L'interpellée se retourna de nouveau, hésitante. Elle regrettait déjà d'être venu ici.
-Désolée, je ne voulais pas te déranger, déclara-t-elle sèchement.
Les cheveux blonds d'Alexandra coulèrent sur son épaule comme une cascade d'or. Avec sa robe noire aux manches trois-quart, on aurait dit qu'elle se préparait pour un enterrement.
-Tu ne me déranges pas. Je... écoute... j'ai appris pour toi.
-Je ne suis pas venue ici pour t'entendre cracher des excuses inutiles.
Si elle fut affectée par ses mots, elle n'en montra pas le moindre signe.
-Alors pourquoi tu es venue ?
-Pour visiter la ville une dernière fois, haussa-t-elle des épaules.
Alexandra fronça les sourcils Son regard se plissa, de manière à faire comprendre qu'elle voulait plus d'explications.
-Je déménage chez ma mère, reprit Alice moitié rechignant de lui confesser tant de choses. À Paris.
-Ah ouais, siffla-t-elle en écarquillant les yeux. Ça va te changer.
Alice trouvait cette discussion trop niaise. Trop fausse après tous les événements passés. Comme si Alexandra avait quelque chose à en faire de sa vie. Et puis, elle le voyait dans son regard, sa manière de bouger, ses coups d’œil nerveux vers la maison ; elle n'avait pas le droit de se trouver avec elle. Dès que les rumeurs avaient commencé à s'étendre sur son compte, les parents d'Alexandra avaient sûrement interdit à leurs enfants de la fréquenter. Ils ne faisaient déjà plus parti du même monde.
-Je sors avec Mathéo, maintenant, sourit la blonde.
-Il était temps. Ça sautait aux yeux que tu l'intéressais.
-Ouais. Enfin, c'est moi qui ais du faire le premier pas.
-Ça ne m'étonne pas de lui.
Un silence malplaisant s'installa entre elles, brisé par moment par le piaillement d'un oiseau qui chantait trop fort.
-Tu n'es pas jalouse ?
Cette question la fit sursauter de surprise.
-Jalouse de quoi ?
-La dernière chose que tu m'as dite. Devant les bancs du lycée.
Voilà, ça lui revenait. Cette fameuse conversation où, malgré sa réponse négative, elle lui avait fait comprendre qu'elle avait été aveugle face à ses sentiments. Alice avait presque oublié.
-Toi et moi, on aurait pu écrire une belle histoire, dit-elle en la fixant dans les yeux. Si on s'était plus ouvertes, si on aurait été meilleures l'une pour l'autre. Mais on a prouvé chacune qu'on était pas faites pour être ensemble. C'est du passé, Alex. J'y ai renoncé depuis longtemps.
-Ouais.
Toujours ce mot. « Ouais ». Comme si elle lui donnait tort et raison à la fois.
-Avant Mathéo, j'ai... enfin, je suis sortie avec une fille. Mais... c'est pas pareil qu'avec un garçon, je... j'ai pas été capable de l'embrasser. Je sais pas pourquoi.
-Chacun est comme il est. Garçons comme filles, il y a de bonnes personnes et celles qui le sont seulement pour le chemin que tu recherches.
-J'aurais dû t'empêcher de fréquenter Sasha, je...
-Si ça n'avait pas été Sasha, cela aurait été quelqu'un d'autres. J'avais envie, Alex. C'est compliqué à dire, mais... je cherchais à changer. Me détruire pour devenir une autre personne. Personne n'aurait pu m'empêcher de m'y aventurer, parce que j'y suis allée de mon plein gré.
-Je m'en veux de t'avoir abandonnée.
-Je t'en ai voulu moi aussi. Mais c'est terminé maintenant. Le mal est fait.
Ses yeux se posèrent sur tout et sur rien, sans se poser sur quelque chose de fixe, comme si le fait de regarder dans les yeux la fille qui avait été jadis sa meilleure amie lui faisait mal.
-Tu fais genre celle qui oublie le passé, mais ma cousine fait des études et connaît les médecins de la ville. Je sais que tu vois un psy. Plusieurs même.
Alice se raidit. Personne n'était censé savoir ça. Surtout pas la famille d'Alexandra qui agissait comme à nid à rumeur.
-Il s'est passé des choses plus graves que tu ne peux imaginer. Je n'ai pas envie d'en dire plus.
-Ouais. C'est fini le temps où on partageait nos secrets.
-On n'a jamais partagé nos secrets. C'est toujours toi qui racontait les tiens.
Cette fois-ci, Alexandra baissa la tête, honteuse. Bien sûr qu'elle savait. Elle avait toujours su. Elle avait fait un très mauvaise amie et s'en était rendue compte. Mais avait qu'elle n'ait pu rouvrir la bouche, une voix stridente la coupa dans son élan.
-Alexandra ! On mange !
L'adolescente grimaça, tandis que dans le jardin, ses frères poussaient des cris d'exclamation.
-Je dois y aller. Eh bien... Bon séjour à Paris.
-C'est pas un séjour. Mais merci.
Un dernier sourire, un ultime regard avant qu'Alice ne se décide à rompre le lien et repartir en adoptant une foulée plus rapide. Et alors que le paysage défilait à nouveau sous ses yeux sombres, elle revit le regard noir de la mère d'Alexandra la juger d'un air hautain et songea qu'il était vraiment tant pour elle de partir de cette ville et s'offrir une nouvelle vie.
Une nouvelle change de faire les choses bien, en mieux.
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