LE CHANT DES SIRÈNES
Il paraît qu’un assassin revient toujours sur les lieux de son crime. Ma foi, en ce qui me concerne, il aura fallu attendre soixante-quinze ans. Un bien macabre pèlerinage. Et je n’ai rien d’une dévote.
Lorsque mon avion se posa sur le tarmac de l’aéroport de Lorient, mes jambes ne semblaient plus vouloir me porter. Je demeurai assise, immobile, le regard vide, bien après l’ouverture des portes. Des hôtesses s’amassèrent autour de moi. Leurs voix paraissaient lointaines. « Madame, vous vous sentez mal ? », « Avez-vous besoin d’aide ? », « Voulez-vous que l’on appelle un médecin? ». Mais l'essaim d’abeilles affolées ne parvenait pas à me sortir de ma léthargie. Enfin, l’une d’entre elles me saisit la main, et la chaleur de son geste me sortit de ma torpeur. Un dégel instantané de mon âme glacée. Une fois reconnectée au monde, je me levai d’un bond, refusant les bras que l’on me proposait et repris mon chemin. Vous seriez étonnés de voir la démarche énergique que peut adopter une demoiselle de quatre-vingt-douze ans.
En arrivant à Locmariaquer je sentis mon cœur s’emballer comme un détecteur de métaux à proximité d’une pépite d’or. Sauf que la pépite d’or était un terrible souvenir. Et à la vue de la maison de mon enfance, je m’effondrai. Les lointains souvenirs ont cette particularité qu’ils se métamorphosent souvent, à force de maturation. Et nous arrivons parfois même à nous convaincre que les pires d’entre eux étaient seulement de mauvais songes. Mais ces pirouettes de l’esprit ne valent plus rien devant des images tangibles. Devant une maison qui a abrité notre enfance. Devant des pierres qui nous ont vu perdre notre innocence. Et là, devant les murs recouverts de lierre, les volets marron un peu rouillés, les lucarnes à chevalet et le toit d’ardoises clairsemées, les vannes du robinet de mes émotions s’ouvrirent avec fracas. Tout semblait plus petit. Plus vétuste. Plus hostile surtout. Cet endroit que j’avais chéri, qui avait abrité mes joies et mes peines d’enfant, qui avait hébergé les meilleures trouvailles de mon imagination, était devenu un terrain miné. Chaque pierre, chaque porte, chaque dalle, chaque buisson réveillait ma honte.
Il me fallut faire un effort surhumain pour tourner la tête vers la chaumière voisine. Cette chaumière aux volets bleus à laquelle j’avais tant pensé. Des hortensias couraient le long de ses murs en granite rose et gris. Des fleurs, de la pierre et des vies emportées. Une tombe, c’est ce qu’elle m’évoquait désormais. Je restai appuyée contre sa clôture un long moment, à l’observer et à me recueillir. Puis un homme et deux adolescents en sortirent. L’individu, pourvu d’une toison rousse et d’une peau laiteuse et tachetée, avait un ballon sous le bras. Une partie de foot s’annonçait. Il me vit et me salua de sa main libre. Je lui répondis timidement, d’un geste mal assuré. La culpabilité me rendait pataude. Il lui ressemblait tant.
Assaillie de souvenir, je replongeai dans une époque révolue. Je me souvins du jour de son arrivée. J’étais dans la cour, en train de nourrir les canetons. Il faisait un froid glacial et mes moufles ne rendaient pas la tâche aisée. Je vis une Renault Celtaquatre débouler dans l’allée et se garer juste devant chez nos voisins. En descendirent une jeune femme à la crinière rousse, très élégante et quatre enfants. Une petite fille tenait une poupée borgne en chiffon tout contre elle. Le plus grand des garçons, un adolescent, était d’une beauté saisissante. La voiture repartit et le cortège se présenta devant la minuscule porte bleue. Je vis notre voisine, Marthe Le Guen en sortir et prendre dans ses bras la jeune femme. Je crois qu’elles pleuraient toutes les deux. Puis ce fut au tour des enfants d’être étreints par la corpulente Marthe. Ils semblaient tous très intimidés. Les embrassades terminées, la porte se referma sur la tribu, me laissant songeuse et troublée.
Quelques jours plus tard, Madame Le Guen, nous apporta quelques œufs frais, comme à son habitude. Ma mère l’invita à prendre le thé. Ce fut l’occasion d’en apprendre plus sur les mystérieux visiteurs. La jeune femme à la chevelure flamboyante était leur cadette, Maria. Elle était veuve à seulement vingt-huit ans. Mais à cette époque là, ça n’avait rien d’exceptionnel. Son mari avait succombé à la tuberculose. Elle se retrouvait donc seule avec ses quatre marmots et avait décidé de revenir vivre à Locmariaquer. Madame Le Guen, qui vivait chichement avec son époux infirme, ne semblait pourtant pas soucieuse de toutes ces nouvelles bouches à nourrir. Lorsque ma mère lui demanda si ce n’était pas trop de dérangement tout ce petit monde, elle répondit « Bah on est bien heureux de r’trouver la p’tite et les bambins sont ben mignons. Et pis, ça met un peu d’vie dans la maison ! Avec Jeannot qui est de plus en plus ronchon, j’en avais ben b’soin. Oh et chacun met la main à la pat’ alors on s’y r’trouve. »
Monsieur Le Guen avait été ouvrier aux forges d’Hennebont. Les mesures de sécurité étaient quasiment inexistantes à cette époque-là et les accidents du travail presque quotidiens. Il avait perdu sa jambe gauche dans l’explosion d’un haut-fourneau. Suite à quoi, il avait été jugé inapte à exercer son travail de métallurgiste. Lui qui avait toujours été un peu austère avait vu son humeur empirer une fois diminué et privé de son gagne-pain. Il avait fait du Chouchen son meilleur allié contre la morosité. Bien sûr, ça n’allait pas sans dommages collatéraux.
Les Le Guen touchaient une maigre indemnisation depuis l’accident. Mais pas suffisante pour leur permettre de vivre décemment. Marthe s’était mise au travail pour faire bouillir la marmite. Elle fabriquait des confitures de mûres et des compotes de pommes qu’elle vendait sur le marché avec les œufs du jardin. Elle gardait aussi des troupeaux de vaches de temps en temps. On la payait en beurre, lait, paires de sabots et parfois d’une cape. Chez elle, le travail se poursuivait. Les tâches s’accumulaient entre le ménage et l’entretien du verger. Sans oublier son bougon d’infirme dont elle devait patiemment s’occuper. Et pour ne rien arranger, Marthe souffrait d’une mauvaise circulation sanguine et ses jambes la faisaient atrocement souffrir. Mais on ne l’entendait jamais se plaindre. Elle n’avait jamais pensé qu’une autre vie était possible pour elle. Peut-être cela l’aidait-elle à accepter sa condition.
Mais depuis l’arrivée de Maria, les choses étaient différentes. La joie était revenue dans le foyer des Le Guen. Marthe chantonnait en étendant le linge, les enfants faisaient des acrobaties dans le jardin et j’avais même surpris quelques sourires sur le visage de Monsieur Le Guen. La plupart du temps lorsqu’il se tenait sur le pas de sa porte, appuyé sur sa canne, et qu’il observait sa fille et les quatre bambins jouer à Colin-maillard dans une symphonie de cris et de rires. Il y avait tant de vie dans cette maison ! Je me souviens des courses poursuites des enfants au milieu des draps blancs étendus dans la cour. J’entends encore leurs furtives chamailleries. Et je peux encore voir leurs joues pourpres et leurs grands yeux rieurs.
J’avais treize ans, j’étais fille unique et je n’avais pas beaucoup de compagnie. Par conséquent, je passais beaucoup de temps à observer la vie des autres. Et l’arrivée de cette femme à la chevelure de feu et de ses oisillons bouleversa mon monotone quotidien. Je passais beaucoup de temps à les observer. À les envier aussi. Je jalousais la beauté de la petite fille aux cheveux d’ébène. Et le temps qu’elle passait avec le plus grand des frères. Les grands yeux bleu-vert et la délicatesse des tâches de rousseur du préadolescent m’avaient émue au premier regard. Mais ce que j’enviais surtout, c’était leurs existences soudées. Leur fratrie harmonieuse. Je ne savais pas encore que j’allais la détruire.
Maria s’était rendu compte de ma solitude et m’avait un jour conviée à partager un goûter avec sa tribu. J’étais aux anges. Enfin, j’allais rentrer dans leur joyeux cercle. Ma mère m’avait forcée à mettre ma « plus jolie robe ». C’est à dire le costume de godiche que je portais à la messe chaque dimanche. En pénétrant dans la chaumière, dans ma tenue de communiante, je me sentais comme un zèbre en plein milieu de la banquise. Beaucoup trop visible et pas à ma place. Mais je fus accueillie chaleureusement et la petite fille, toujours accompagnée de sa poupée-cyclope, m’invita immédiatement à jouer avec elle. Maria faisait sauter des crêpes. La moitié se retrouvait par terre, ce qui amusait beaucoup la maisonnée et poussait la crêpière à redoubler de maladresse. Un festival de rires inondait la pièce.
Hypnotisée par le spectacle, j’eu le tord d’oublier de m’amuser un peu. J’avais tant vécu par procuration, à travers eux, que je continuai de les dévisager comme s’ils étaient des personnages de fiction. Les frères et sœurs ne se ressemblaient pas tous. Cela m’avait déjà interpellée mais c’était encore plus évident de près. Seulement deux d’entre eux avaient les traits fins de Maria, sa chevelure rousse et ses tâches de rousseur. Mais l’un des garçons et la petite fille avait les yeux et la crinière plus sombres. Je les trouvais plus frêles aussi. J’étais étonnée par ses différences mais je ne me posais pas trop de questions à ce moment-là.
Quoi qu’il en soit, le goûter avait beau être un délice de chaleur humaine, ce fut un désastre pour moi. Je restais obstinément en dehors des jeux, malgré les encouragements de Maria, et dans ma gaucherie je fis tomber une assiette de crêpes. Au lieu d’en rire avec mes hôtes, je pris la fuite. Ma timidité et ma maladresse m’avaient rendue hautaine et froide à leurs yeux. Je ne fus plus invitée chez eux. Et les enfants se contentaient de me saluer de loin lorsqu’ils m’apercevaient.
Peu de temps après ce goûter raté, un Monsieur en uniforme nous fut présenté en cours. Il nous expliqua dans quelle situation notre pays se trouvait et comment nous pouvions nous rendre utiles. Il nous incita à être vigilants. Une mauvaise graine venait d’être plantée dans ma caboche.
Maria vivait de la pêche à pied et calait son activité sur les caprices des marées. Je l’avais souvent vue à la tâche sur la plage, une mouette toujours à ses basques. Elle parcourait des kilomètres, le dos courbé, à l’affût des petit amas de terre qui signalaient la présence de coques et se saisissait des bestiaux avec des gestes rapides et précis. Elle arrivait à remplir un sac de cinq kilos plus vite que n’importe quel pêcheur aguerri. Lorsqu’elle m’apercevait, elle venait toujours s’asseoir quelques instants à mes côtés. Elle m’avait appris à écouter le chant des sirènes emprisonné dans de gros coquillages. Elle m’avait montré son endroit favori : un rocher, sur le versant de la plage, sur lequel des vagues venaient s’écraser doucement. Nous restions souvent assises sur ce trône minéral, sans prononcer un mot, nos visages caressés par les embruns et nos cheveux valsant avec le vent. Puis, elle recoiffait ma tignasse d’un geste plein de tendresse, me lançait un regard complice et repartait, son écrasant butin tambourinant sur son dos.
Elle vendait les coques au porte à porte. C’était son seul revenu. Mais une rumeur enflait depuis quelques temps : il se disait qu’elle volait. Des portefeuilles et des légumes sur le marché. De l’argenterie et du linge dans les maisons. Personne ne l’avait vu faire mais nombreux étaient ceux qui avaient noté une nette recrudescence des larcins depuis son arrivée. C’était une enfant du pays et pourtant une étrangère à leurs yeux. Elle avait eu le tord de chercher à s’émanciper, de s’instruire à Paris. Sa beauté était aussi un fardeau. Elle soulevait les désirs et créait des envies et des envieux. Et puis, c’était une époque trouble. Tout le monde se méfiait de tout le monde.
J’aimais cette femme. Le regard bienveillant qu’elle posait sur moi me rassurait. Dans ses yeux, je n’étais plus la fillette transparente que j’avais toujours été. Mais je ne faisais pas vraiment partie de son monde. Ni de celui de sa famille. Depuis le fameux goûter, ma honte et ma tristesse de ne pas avoir été à la hauteur s’étaient transformées en ressentiment. Ma solitude était de plus en plus bruyante. J’étais désenchantée. Et le désenchantement est l’ami de la colère. Ma colère avait trouvé une cible : la famille Le Guen. Leurs sourires béats, leurs lectures nocturnes dans le jardin, leurs joyeux repas. Ce n’était pas juste. Je haïssais désormais leur bonheur.
À cette haine naissante s’ajoutaient des rumeurs malodorantes et un climat impitoyable. Les rumeurs enflaient comme une vessie de vache gonflée à l’hélium. Mes parents refusaient désormais de recevoir la vieille Marthe. Les doutes, la méfiance et l’individualisme gagnaient chaque jour du terrain.
J’avais suffisamment entendu les messes-basses des adultes, les allégations des rapaces du village et les confidences acerbes du voisinage pour connaître le secret des Le Guen. L’amertume et la peur m’avaient brouillé l’esprit. Les discours moralisateurs, les instructions des gradés et les appels à la discipline accentuaient ma confusion. Et, bien trop focalisée sur ma petite personne, je ne su pas mesurer les conséquences de mes actes ce jour-là. Maria était libre, incroyablement vivante et elle aimait toutes les créatures terrestres, sans distinction. Mais son amour ne me sauvait pas, moi.
Suite à mon appel, ils la mirent dans un train, ainsi que les deux enfants qu’elle cachait. Après leur départ en décembre 1943, le sapin de Noël de la famille Le Guen et l’étoile jaune qui trônait fièrement en son sommet, demeurèrent longtemps dans le salon de la chaumière endeuillée. Jusqu’à ce que le conifère eût pleuré toutes ses aiguilles et qu’il fût aussi décharné que le cœur d’une vieillarde au passé un peu trop lourd.
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