Narcis Parker (7)

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Mardi 16 février, 21h30.

J'ai bientôt fini ma ronde. On est un peu en retard, ce soir. Ça aurait déjà dû être bouclé. Il me reste les trois dernières chambres. Comme toujours, je fais les deux plus à l'extrême avant d'arriver à la chambre de Twist. Je me plante devant le battant, toque et rentre.

Je l'entends bouger d'un coup sans même le voir ; et j'ai d'ailleurs du mal à le trouver quand je parcours la chambre des yeux. Je le devine assis par terre au pied de son lit.

  • Bravo, pour la journée de congé, je lance avec un ton enthousiaste.

Contrairement à Martin, je pense que c'est mieux d'encourager que de réprimer. Le silence me répond.

  • Twist ? je lance en fronçant les sourcils. Jordan ?

Toujours pas de réponse, je le vois juste resserrer ses jambes contre lui ; j'aperçois même plus ses pieds maintenant. Au moins il est vivant.

  • Je ferme. C'est ok ?

J'hésite. Il a été beaucoup plus convivial dans la journée, si on peut appeler ça comme ça. Je crois qu'il voulait dire quelque chose, mais c'est plutôt un bruit étranglé qui sort.

La cellule est plongée dans l'obscurité maintenant. J'avance d'un pas en espérant que ça va l'encourager à répéter. Ce mec est bizarre, je sais jamais comment me comporter avec lui.

  • J'ai pas entendu, je dis en penchant la tête de côté.
  • Ça... Va…

Il renifle. Est-ce qu'il... Pleure ?

Cette fois, j'hésite qu'une seconde. Il va pas m'attaquer maintenant, si ?
Je m'approche jusqu'à arriver devant lui, puis je m'accroupis. Mes yeux sont pas encore habitués, je distingue que sa silhouette.

  • Ouais ? Ça va ?

Il a la tête enfouie entre ses bras et les jambes collées à son torse. On dirait vraiment un gamin, là tout de suite. Pas un prisonnier.

Il relève finalement les yeux sur moi et je les vois briller dans l'obscurité.

  • Ça t'intéresse vraiment ? il demande d'une voix cassée où règne encore un peu l'ironie.

Tout à coup, je me vois transposé il y a huit ans, quand j'étais animateur en camp de vacances. Cette phrase, je l'ai entendue mot pour mot un certain nombre de fois. Alors je réponds pareil, et c'est toujours la vérité.

  • Ouais, ça m'intéresse Jordan. Les autres m'intéressent.

Il me regarde un peu plus, il a l'air de chercher si je dis la vérité, de me jauger. Après un long silence, je soupire en poussant sur mes pieds, puis je suis debout à nouveau. Il me regarde toujours d'en bas avec cette lueur bizarre. Je pense qu'il hésite.

  • Bon. À demain. Je ferme, je finis par dire en repartant à la porte, et il dit toujours rien, se recroquevillant encore un peu sur lui-même. C'est demain que tu le prends, ton repos ? je demande quand même, la main sur la poignée.
  • Ouais, il chuchote.

Je soupire encore une fois, puis la cellule se referme derrière moi et je file à la loge, pour savoir ce qu'il faut faire ensuite. Je ne suis jamais resté si tard, je crois. On m'explique qu'il s'agit surtout de présence à cette heure et de répondre aux demandes des prisonniers qui peuvent en avoir ; c'est surtout de la psychologie, le boulot de nuit.

Du coup, je demande comment on fait, maintenant qu'ils sont tous bouclés. Comment on sait s'ils ont des demandes ? Est-ce qu'il faut qu'on vadrouille jusqu'à vingt-deux heures ?

  • Ouais, tu te tiens bien droit et tu marches dans les couloirs, tu te fais des rondes, répond Martin comme si c'était logique. Vas-y, va bosser un peu.

Je lui lance un regard mauvais qu'il ne voit pas, puis je ressors de la pièce. Mieux vaut être seul que mal accompagné ; je vais les faire, mes rondes.

Et ouais ; je constate vite que c'est surtout de la psychologie. Un détenu vient de m'appeler parce qu'il a fait un cauchemar… Alors je m'approche de la porte de sa cellule, je lui demande ce qui ne va pas et on parle bien dix minutes comme ça. Finalement il me remercie et retourne se coucher l'esprit léger.

J'en entends un autre qui est en train de retourner sa cellule ; un agent aguerri va s'en charger, mais au moins ça m'apprend quoi faire la prochaine fois que ça arrive.

Je reste à la porte un petit moment pour observer, puis quand le mec commence à avoir l'air de se calmer, je m'enfuis pour continuer mon trajet.

Bientôt, je rentre chez moi. Mais je peux pas m'empêcher de penser à Twist, seul à pleurer au pied de son lit. Si l'autre mec m'appelle pour un cauchemar, il aurait bien pu m'appeler lui.

C'est drôle, que ça me tracasse comme ça. Ce sont tous, ou presque, des meurtriers ici. Mais ça ne m'empêche pas d'avoir envie de les faire se sentir pas trop mal. Peut-être qu'ils ont assez payé en étant en prison, après tout. Mais ça, qui peut en juger ? Pas moi. Alors je continue de marcher le long du couloir. Moi, je suis gardien.

Et il m'appelle pas. A aucun moment. Et je me souviens du regard qu'il a eu et de sa question est-ce que ça m'intéresse vraiment. Je pense qu'il n'a pas assez confiance.

Encore une fois, le boulot me suit jusqu'à chez moi. Tout le temps du trajet, j'ai pensé à ce mec dans sa cellule.

Je me demande ce qu'il se passe dans leur tête. S'ils sont pris de remords, parfois. S'ils regrettent de ne pas avoir eu le temps de faire plus. S'ils pensent que ce qu'ils font, c'est la justice.

Quand je gare ma voiture, il fait tout noir dehors. Je grimpe l'étage pour arriver à mon appart, puis je me dis qu'en fait, j'aurais préféré ne pas être enfermé entre quatre murs. Je me dis que ces mecs là-bas, au pénitencier, ils demanderaient sûrement qu'à sortir quelques heures. Alors je n'allume pas la lumière de mon salon, j'attrape le livre sur ma table basse, une couverture au passage, puis je m'installe sur le balcon. Et ma dernière pensée va à ces prisonniers, et je me dis que s'ils avaient croisé ma route de policier plus tôt, ils en seraient peut-être pas là où ils en sont aujourd'hui ; ensuite, je sombre, seul sur mon transat, dans la nuit noire.

Mercredi 17 février, 13h passées.

Le lendemain, je pars au boulot après avoir bien dormi et déjeuné comme un roi.

Lucie m'a appelé ; elle voulait de mes nouvelles, savoir comment se passe mon nouveau boulot. Je la vois ce week-end. D'ici trois jours de taf, j'imagine que j'aurai encore plus à raconter que maintenant.

La radio crache sa musique d'été - on n'est qu'en février pourtant - pendant que je suis sur la route.

J'arrive avec une demi-heure d'avance ; les prisonniers sont encore au boulot, ce qui me laisse du temps pour regarder un peu les dossiers.

Le premier à ouvrir ? Beckett. Paul de son prénom. Dès la première page, ça annonce la couleur. Viols, viols et viols. Sur mineur. Huit ans de prison ferme, il est en train de purger sa quatrième année. Je tourne la page, je vois les rapports de police, les lettres des familles, les aveux signés.
Julien zyeute par dessus mon épaule ; je l'ai même pas vu arriver.

  • Ouais, il est crade ce dossier. Ce type est malade. Je comprends même pas qu'il ait pris que huit ans.

Je plisse les yeux un moment.

  • Ouais. C'est bizarre. Y a aucune circonstance atténuante d'indiquée, en plus.

Je tourne les pages à nouveau, rien.

  • C'est parce que c'est un putain de pervers. Trois de ces filles ont fini par changer mystérieusement d'avis en disant qu'elles avaient été consentantes ; les plaintes viennent des parents. Une gamine de quinze ans avec un type de quarante, dégueulasse comme lui, personne y croit. Mais elles ont témoigné...

Je secoue la tête. C'est dingue les moyens de pressions qu'ils ont, ce genre de mecs.

  • Et ici ? J'ai entendu plusieurs gars dire que c'était qu'un salaud qui mériterait de crever. Pourquoi il se l'écrase pas comme Randall ?

Julien pince les lèvres. Sujet sensible apparemment.

  • Il a du pouvoir ici. Randall est un petit gars maigre qui a aucun moyen de se défendre. Lui t'as vu sa carrure. Il leur fait peur.
  • Ouais ? Il fait peur alors il se fait pas taper dessus... je dis bas en réfléchissant.
  • Il est intimidant. Même nous on fait pas grand chose contre lui. T'as bien vu, une seconde d'inattention et il vole un flingue…

Il s'appuie contre le bureau. Je l'observe, et je hoche la tête.

  • Retiens bien un truc ici Narcis. T'as pas d'arme. T'as rien. La seule chose que t'as quand t'es dans la merde avec un détenu, c'est un autre détenu. C'est tout ce qui pourra te défendre. T'imagines pas le nombre d'agents qui ont la vie sauve grâce aux prisonniers. (Il me regarde avec empathie). C'est bien d'avoir de bonnes relations avec eux, rien que pour le jour où t'es dans la merde.

Un petit sourire se dessine sur mes lèvres. J'approche ma chaise roulante de Julien pour que ce soit le seul à m'entendre.

  • J'espère que Martin aura pas de problème de sitôt, alors.
  • C'est clair. Lui il serait vraiment dans la merde. Il a eu du bol, chaque fois c'est arrivé quand il était seul à seul avec un détenu ; sinon j'aurais pas donné cher de sa peau.

Il s'assoit finalement sur le bureau, laissant ses jambes pendre.

  • Trêve de plaisanterie, depuis quelques années que je suis là, je peux te dire avec qui t'as meilleur temps d'avoir de bons contacts si tu veux.
  • Vas-y. Dis-moi tout.

Je bouge encore les roues pour me retrouver en face de lui, j'attends, aux aguets. Il écarte les jambes et pose les coudes sur ses genoux.

  • Tu prends des notes ?

Je pointe ma tête.

  • Tout est là d'dans.
  • Ah, y a des trucs dedans quand même ? il se moque avec un sourire en coin.

Tout de suite, il se prend un coup dans le mollet.

  • Pauvre con. Crache tes noms avant que je m'énerve, je me marre.
  • D'accord. Clinton. Te le mets pas à dos. Beckett, évite aussi.

Je roule des yeux, l'air de lui dire que je le savais déjà.

  • Boï, essaie pas de l'emmerder. T'as pas besoin d'être son ami, c'est un connard de première, t'as d'ailleurs meilleur temps de pas t'approcher. Mais s'il te demande un truc, cède. Ou tu pourrais te retrouver avec une brosse à dents dans le thorax…
  • Ouais. Ouais, ça, j'ai vu, je ris un peu nerveusement.

Mon regard s'est baissé par terre, et juste dans l'axe, je vois la cheville sculptée de Julien. J'apprécie de plus en plus ce gars. Genre, vraiment. Il est facile à approcher.

  • Évite Randall. Je te dis ça sérieusement. Si des détenus te voient faire ami-ami avec lui…
  • Mh ? je relève les yeux et les plante dans les siens. Ouais. J'avais pas compris, au début. Enfin j'veux dire, je savais pas. Jusqu'à ce week-end. Mais vu comment il a été arrangé, je vais éviter de trop le prendre en pitié.
  • Ouais. (Il me sourit franchement). Tant mieux. Fréquente pas non plus Jost. Il est de la même trempe que Randall.
  • Je vois pas qui c'est. Mais ok. Je ferai attention à l'avenir.
  • Voilà, t'en sais plus sur les ficelles. J'me sens rassuré, il sourit. J'ai fait ma BA là.

Il me fait un clin d'œil et ça me rend tout content.

  • Merci beaucoup en tous cas ! Tu m'aides bien.

Il regarde l'horloge sur le mur en face.

  • Tu veux un café ?
  • Ouais. Ouais, carrément !

Je pousse sur mes jambes pour m'éloigner avec le siège et lui laisser la place. Il descend et va chercher des dosettes, et il fait deux cafés. Les autres agents sont partis ; ils veillent les activités. Y avait bien un mec au début, je lui ai jamais parlé, mais il s'est barré avant que Julien n'arrive.

En attendant qu'il revienne, moi je ferme le dossier Beckett et je vais le ranger dans le grand tiroir en fer des casiers.

Il revient avec mon café, de la crème et du sucre.

  • T'es marié ? il me demande.

Je secoue la tête en attrapant la mini cuillère, et je verse les grains de sucre dans la boisson. Il s'assoit à notre petite table.

  • Tu penses rester combien de temps ?
  • Aucune idée.

Je lui fais une grimace pour appuyer mon propos, et pendant ce temps j'ouvre la crème pour en verser un peu. Je lui tends le reste.

  • Plus d'une semaine et demi, en tout cas. On sait jamais, peut-être que ça va tant me plaire que je repartirai plus, comme toi.

Je lui souris, puis plus sérieusement :

  • J'en ai aucune idée pour l'instant.
  • Tu verras bien, il sourit à son tour. Et tu peux passer chef d'atelier après. Si tu fais les diplômes, tu peux les surveiller en cuisines, en mécanique, ce genre de trucs. C'est bien payé.
  • C'est vrai ? Je sais pas. J'ai plutôt besoin de changements dans ma vie.

Je touille en fixant le blanc se mêler au marron du café de la machine expresso.

  • Ça en fait du changement, de flic à gardien, il s'amuse.

Je relève les yeux sur lui, juste pour avoir le temps de voir ses lèvres étirées.

  • Ouais... Mais aussi, de changement pendant le job, tu vois ? Je pourrais pas faire la même chose toute la journée. Je crois pas.
  • Oui je vois. Ce qui est bien ici c'est que selon l'horaire ton job change complètement.
  • J'ai vu ça. J'étais jamais resté jusqu'à plus de vingt et une heures avant hier soir. Tu fais la nuit toi, surtout ? Tu m'avais dit ça. C'est pas trop chiant, pour la vie perso ?
  • Quelle vie ? il se marre. Nan, parce que quand tu bosses de nuit t'as une semaine entière de congé derrière. C'est presque mieux. Et t'as une meilleure paie aussi.

J'acquiesce en y réfléchissant.

  • Tu verras quand t'en feras. C'est cool ! On pourra en faire ensemble.

Je lui souris, puis je jette un coup d'oeil à ma montre. C'est presque l'heure. Je bois le café doucement, c'est encore chaud.

  • J'ai pas regardé le planning, encore. Je crois que c'est pas affiché.
  • Tu peux le trouver sur internet. Je te montre.

Il passe sur le PC et en quelques clics on a le planning du mois.

  • Eh, t'en fais une la semaine prochaine ! Ils ont voulu te mettre les trois horaires à la suite pour te montrer, je pense.

Je soupire, penché sur son épaule.

  • Super. Et toi ?
  • Aussi.

Il tourne la tête pour me regarder, complice.

  • Ben les voilà, nos nuits, je souris en tapotant son épaule. Bon. Va falloir que j'y aille. T'étais là tôt, je fais remarquer en me redressant, puis je pose mes fesses contre la table de l'ordi, bras croisés.
  • Ouais. Toi aussi, il rit. Je vis loin alors j'ai souvent de l'avance.
  • Loin comment ?
  • Je suis à une heure environ. Un peu moins.

On se relève tous les deux alors que l'horloge sonne. On remet nos gilets noirs en parlant.

  • Pourquoi t'es pas à une autre prison, plus près ? Y en a pas ?
  • Je vivais plus près d'ici avant. J'ai déménagé mais je reste bosser là. Le salaire est bon, il hausse les épaules.

Je me retiens de lui demander pourquoi il a déménagé quand on sort arpenter les couloirs.

  • Tu fais l'aile est, moi l'aile ouest ? il propose.

J'acquiesce et on se sépare. Je vérifie que les cellules censées être vides le sont, et vice versa. Ils rentrent bientôt du travail, pour la plupart. Après quelques minutes seulement, j'ai fait toutes les allées, et tout est en ordre.

Les premiers arrivent du travail et se dirigent déjà vers les salles communes. Je les suis lentement, ils sont accompagnés, pas besoin que je sois dans leur pattes. Alors j'avance juste avec eux, sans vraiment surveiller. En une heure tout le monde est là, sauf Twist.

Je jette un regard à toute l'assemblée, puis je retourne à sa cellule. Je l'y ai pas vu tout à l'heure. S'il y est pas, il est soit en isolement, soit à l'infirmerie.

Je ne comprends pas, Julien m'en aurait parlé, s'il savait quelque chose. Je me répète ça pendant tout le trajet, puis j'arrive à sa cage et j'ouvre la porte rapidement. Il est là finalement, au même endroit qu'où je l'ai laissé hier soir.

  • Twist ? Ça se passe bien ? je demande, après un long moment de silence suite à mon ouverture brutale de la cellule.

Il a les yeux dans le vague, il ne répond pas. Je m'approche à nouveau, comme hier soir, sauf que je ne m'accroupis pas. Je répète une fois en face de lui.

  • Jordan ? Ça se passe bien ?

Il relève les yeux sur moi. Il a les pupilles dilatées et je me demande s'il a pris un truc. Je regarde ses bras, ses narines - flic un jour, flic toujours - j'observe à la dérobée le reste de la chambre ; y a pas d'odeur non plus. Je repose les yeux sur lui. Il a dû suivre mon manège, il a un léger sourire d'un coup. Assez effrayant.

  • Ouais, il souffle en haussant les épaules.
  • Lève-toi.

Il pince les lèvres. Cette fois il lève sur moi un regard meurtrier et s'aide du mur pour se redresser ; ses os craquent, il devait avoir cette position depuis longtemps. Il grimace.

  • T'as dormi comme ça ? je demande en lui tendant la main.

Il hausse encore les épaules et l'attrape pour finir de se redresser.

  • Réponds.

Je le tire un peu à moi, pour voir s'il peut marcher, et il grimace encore, tombant presque sur moi. Aussitôt il a des larmes dans les yeux qu'il essuie d'un air rageur.

  • Ouais, il dit de la voix rauque de quelqu'un qui l'a pas encore utilisée de la journée.
  • T'as mal, je dis, et c'est même plus une question.

Ma main est fermement posée sur sa taille, là où je suis sûr qu'il peut pas avoir d'os douloureux, et je le retiens.

  • T'as pas pu te relever, hier ?

Il hausse encore des épaules - insupportable. Il fuit mon regard, et je reconnais l'expression du type qui est sur le point de craquer mais qui s'y refuse.

  • C'est pour ça que t'as pas dormi dans ton lit ? Parce que t'as pas pu ? je répète en m'éloignant de quelques centimètres, juste pour voir s'il tient tout seul.

Il se rappuie contre le mur, l'air nonchalant.

  • J'étais fatigué.

Cette fois, je le lâche totalement. Je sais qu'il va pas tomber, vu sa posture.

  • Tu te fous de moi. Si tu continues, je repars. C'est ce que tu veux ? je demande sérieusement, et l'idée vient réellement de juste me parvenir.
  • Non, il dit avant de refermer la bouche aussitôt, pinçant les lèvres.

Je me laisse tomber sur sa couchette en soupirant.

  • Ok. Je reste alors.

C'est à peu près ce que j'ai dit au type qui cauchemardait, hier soir. Il a tout le temps fallu que je reste, juste une minute de plus.

Il se décolle du mur et vient lentement jusqu'à moi. Il s'assoit à côté, d'abord sans rien dire.

  • Je suis un monstre pour vous, hein chef ? il demande finalement en levant les yeux sur moi.

Je soupire une fois de plus.

  • Comment tu veux que je te réponde. Je peux pas comprendre le fait de tuer des gens volontairement, alors que je suis flic.
  • T'as jamais tué personne ?

Je souris légèrement en l'entendant passer du tutoiement au vouvoiement, une fois encore.

  • Une fois. Mais je voulais pas le tuer. Tu comprends ?
  • Je débarrasse la Terre de gens qui devraient pas vivre dessus. C'est comme ça que je rends ma vie utile, il me répond en regardant ses mains. Quelqu'un doit le faire puisque la police peut pas.
  • La police peut. Tout le monde a ce qu'il mérite, tôt ou tard. Tu crois que t'es utile, là, à dormir par terre dans ta cellule ?
  • J'ai pas besoin d'être utile tous les jours de ma vie. J'ai besoin de faire des choses qui changent le monde, même si c'est une, deux fois avant de mourir. Tu peux pas le comprendre.
  • Si tu l'dis.

Je me relève. Il me regarde. Il a ce visage un peu indifférent ; calme.

  • Tu veux aller à l'infirmerie ? C'est où ? je demande en pointant son corps du menton.

Il rigole un peu.

  • Partout.
  • Tu t'es fait taper dessus ? je l'interroge en tendant ma main à lui.
  • Je me suis fait baiser, chef.

Je hausse un sourcil. J'hésite entre l'expression, ou la réalité.

  • … Ouais ? Baiser ?

J'agite un peu plus ma main pour qu'il se décide à la prendre, ce qu'il fait finalement.

  • Ouais.

Il serre les dents quand il dit ça.

  • Par des mecs comme Randall ?

Je peux pas lui demander autrement. Je sais pas si c'est trop cash, si il va pas se braquer à nouveau en l'entendant d'une autre manière. Je sais pas comment gérer cette situation. Il fronce les sourcils et me regarde avec une lueur assassine d'un coup. Il respire, comme s'il essayait de se calmer, ce qu'il fait après de longues secondes.

  • Pourquoi me parler de lui maintenant ? il souffle.

Je l'observe encore un peu, puis je tire sa main qui tient encore dans la mienne. Une fois arrivés à sa porte, je le lâche et le fais avancer avec une main qui frôle ses reins, lentement, en direction de l'infirmerie.

  • J'ai pas besoin d'y aller, il dit alors qu'il a clairement l'air sur le point de s'écrouler.
  • Ouais ? Tu veux pas qu'ils te voient ? je répète en insistant sur les mots. Parce que t'as clairement besoin d'y aller.
  • C'est humiliant, il serre sa mâchoire.

Je soupire et roule des yeux. La fierté mal placée des mecs. Je le fais pivoter sur lui-même avec précaution, puis on retourne dans sa cellule. Il dit rien, et une fois arrivé là, je ferme la porte et m'en vais.
Cinq minutes plus tard, j'ouvre à nouveau, puis je clos le battant derrière moi. Jordan est assis sur son lit, l'air pensif. Il relève des yeux perdus sur moi. Sa coquille s'est brisée on dirait, j'ai pas vu ce regard encore.

Pour l'instant, je me contente de lui tendre le verre d'eau que j'ai pour lui. Il l'attrape et je fouille dans mes poches à la recherche du cachet. Je le trouve et le lui donne.

  • Apparemment j'ai un grand mal de tête et des courbatures partout, je lui explique devant son air étonné.

Il a d'abord pas de réaction, puis je lis la reconnaissance dans ses yeux, et finalement il a un sourire en coin.

  • Merci, il murmure de sa voix rocailleuse.
  • Va pas croire que je vais devenir ton passeur de cachets. Je suis pas si con, j'ai bien vu le petit trafic avec l'autre gars, y a une semaine, je grogne tout de suite pour l'avertir.

Je jette un tube de pommade sur son lit. C'est inoffensif, un truc avec des plantes.

  • Tu mets ça là où t'as mal.
  • Ça peut se mettre partout ce truc ? il demande en reniflant.
  • Ouais. Partout. Évite juste d'ingérer, ou d'aller trop en profondeur. Pas sur des plaies à vif, non plus. Mais t'as pas l'air d'en avoir. Mais ça se met partout sans gros danger.

Et si après la police et la prison, je devenais pharmacien ?

  • Ok. Merci, il répète en levant de nouveau les yeux sur moi.
  • Va pas voir là un signe, je l'avertis à nouveau, mais je souris un peu cette fois.
  • Je sais. Je, je vais pas profiter... Je demande pas d'aide en général.
  • Ouais. J'ai remarqué, je raille.

Quel con hier soir. Il baisse de nouveau les yeux sur ses mains, elles tremblent un peu.

  • Tu… as besoin d'autre chose ? j'hésite en me rasseyant avec lui.

Il ferme les poings.

  • Pourquoi tu fais ça ?

Il relève de nouveau les yeux sur moi.

  • Tu préfèrerais que je te laisse ?
  • Non.
  • Alors c'est pour ça que je le fais.

Il attrape la crème et soulève son uniforme.

  • Tu t'es trompé de job chef, t'aurais dû prendre psy si tu voulais aider les causes perdues.

Il a des bleus énormes, presque noirs, partout. Il applique l'onguent tout en me parlant.

  • Tu crois pas que je sois un peu psy ? Je suis mauvais ?
  • Si. Mais c'est pas ton boulot ici.

Il passe sur ses côtes violettes.

  • Je pense que si. En quelque sorte.
  • Alors pourquoi des psys viennent nous voir ? Ton job c'est pas de nous garder enfermés et de nous détester parce qu'on est tous des enflures ?
  • Peut-être.

Je me relève.

  • Tu vas où ? il demande avant de refermer la bouche soudainement.

C'est pas la première fois qu'il fait ça. Comme si ses mots allaient plus vite que ses pensées.

  • Surveiller, je lui souris. C'est mon boulot, non ?
  • T'as pas dit que c'était aussi de jouer les psy ? il se renfrogne.

Encore une nouvelle expression.

  • Tu veux me parler ?
  • Je te parle, non ?

Il a presque l'air... Timide ?

J'acquiesce et je vais chercher la chaise contre la commode. Une fois amenée devant lui, je m'assois et je l'observe. Il fait pareil, la tête penchée de côté. Il me jauge, comme hier soir.

  • Alors. Dis-moi à quoi tu penses, je commence de ma voix grave.
  • T'es soumis au secret ou un truc comme ça ? Ou tu vas parler avec tes collègues de ce psychopathe de Twist ?
  • J'en parlerai peut-être à certains. (Je suis honnête. Il regarde par la fenêtre sans plus rien dire). Tu veux plus parler ?
  • Je veux pas que ce que je dise s'ébruite.
  • C'est que Julien.

Ma main avance pour toucher son genou et le faire se tourner vers moi, plus par réflexe qu'autre chose, et il sursaute en se reculant, grimaçant de douleur par la même occasion. On aurait dit une biche prise au piège. Ses mains sont relevées devant lui.

  • Alors ? Tu me parles ou je retourne surveiller ?

Ses mains se rebaissent jusqu'à toucher le matelas qu'il serre fort entre ses doigts.

  • Pas si vous en parlez aux autres. Qui me dit que ce type ira pas lui-même en discuter avec un collègue ? Je sais comment ça marche. Si vous êtes pas digne de confiance, je peux rien vous dire. (Il détourne encore le regard). Merci pour la crème.

Moi, je me relève et je replace la chaise là où elle doit être.

  • Ok. J'y retourne alors, je dis avant de passer la porte.

J'avance jusqu'au bureau, pour voir ce qu'il reste à faire. Je vais m'occuper du matériel aujourd'hui, pour voir comment ça marche, ce qu'on doit avoir en cas d'urgence, si on a bien tout.

Normalement, je devrai faire ça jusqu'au repas, soit un peu plus d'une heure, et un mec devrait venir tout me montrer. Alors j'attends, assis sur ma chaise. Et je pense à Twist, forcément.

  • Parker ? appelle quelqu'un.

Je me lève et je me présente à lui.

  • Viens, je te montre.

Il s'approche et me dirige vers une autre pièce.

  • Là c'est ton badge qui peut ouvrir cette armoire. Tu le passes comme ça.

Il me montre. Il a l'air d'avoir aucune envie d'être là. Cool.

  • Dedans tu dois avoir vingt gilets pare-balle, et deux flingues.

Je hoche la tête comme le bon élève que je suis.

  • Là t'as les lacrymo. Dans ce truc y a tout ce qui est alarme pour désactiver si c'en est une fausse. Ça arrive souvent, genre si un agent oublie de boucler une cellule.

Son air est de plus en plus morne.

  • Bref. Tu dois faire ces contrôles tous les jours, enfin un de nous, aujourd'hui c'est toi. Fouille dans les tiroirs. C'est là aussi qu'on entrepose les médocs des détenus mais regarde toujours l'ordonnance, même si c'est par nom.

Il se racle la gorge.

  • Voilà. Je te laisse regarder.

Et il part sans rien dire. Sympa, le mec. Du coup, je me mets à ausculter chaque recoin.

Je trouve même des capotes. Sûrement pour les détenus qui réclament. Malheureusement, je me dis qu'il doit pas y en avoir beaucoup. Salauds.

Et je repense à Twist ; je me demande s'il se protège lui. C'est pas écrit qu'il a une maladie dans son dossier. Je crois que des tests sont faits tous les trois mois, au cas où. Vu le nombre de mecs qui doivent avoir des saloperies ça m'étonne pas...

En continuant de farfouiller dans la réserve, je vois un planning et effectivement, c'est tous les trois mois. Le prochain est prévu pour bientôt. Bon à savoir, personne ne m'a prévenu. Je lève les yeux au ciel. Les équipes sont franchement spéciales ici. Je pensais qu'ils se serreraient les coudes mais y en a pas beaucoup des comme ça.

  • Ça va ? Besoin d'aide ?

C'est Julien qui intervient avec un sourire, dans l'encadrement de la porte. Ça me change.

  • Enfin de la joie de vivre ! je dis en pivotant vers lui. Ça va. Je me débrouille. J'essaye.
  • Je pars alors ?

Son sourire devient plus franc. Je me marre en m'appuyant contre la petite table.

  • Je suis sûr que tu peux toujours être utile.
  • Tu m'étonnes.

Il me regarde en coin.

  • Faut que t'ailles distribuer les capotes aujourd'hui.
  • Ouais ? C'est vrai ou tu te fous de moi ?
  • Nan c'est vrai. Ils vont pas venir les chercher, et si tu savais comme ça baise ici.
  • Ça te dérange pas ça ? je fronce les sourcils.
  • Quoi ? Qu'ils baisent ?

Je croise les bras.

  • Ouais. Que y'en ait qui baisent et d'autres qui subissent.

Il se gratte l'arrière du crâne, gêné.

  • Ça arrive. En général ils subissent pas vraiment, ils y trouvent leur compte en ayant une protection ou un autre truc...

Je suis effaré.

  • Tu crois vraiment à ce que tu dis ?
  • C'est des échanges, un accord commun la plupart du temps. C'est comme ça en taule, Narcis...

Il est vraiment mal à l'aise, mais j'y peux rien : ça m'énerve de plus en plus.

  • Tu crois que ça fait du bien ? Tu crois qu'on peut trouver son compte à se faire baiser comme un chien à terre ?

Il tique.

  • La plupart sont d'accord ! il se justifie. On peut pas se mêler de ça, et s'ils se plaignent pas on est obligés de le voir comme quelque chose de consenti !

Je secoue la tête et me retourne vers les casiers.

  • Tu veux faire quoi, Narcis ! Bien sûr qu'on sait comment ça se passe, mais tu veux faire quoi s'ils disent qu'ils sont d'accord ; on peut pas les forcer !
  • Va pas me dire qu'ils sont tous d'accord, je grogne en ouvrant un tiroir, dos à lui.
  • Mais ils l'admettent pas. On pourrait faire un truc s'ils portaient plainte, pas tant qu'ils disent rien. (Je grogne seulement pour réponse). Eh, Narcis… (Il pose sa main sur mon épaule). Tu voudrais faire quoi ?
  • Je sais pas. Faire quelque chose pour eux. Pour ceux qui le méritent pas. Je sais pas, je souffle.
  • Comment tu peux décréter qui le mérite et qui le mérite pas ? On est dans une prison, c'est pas des enfants de chœur…
  • Ouais. Je sais. Peut-être que personne le mérite…
  • Les pédophiles ? Les assassins ? Les violeurs ? (Il fronce les sourcils). Ils savaient que c'était illégal et ils savaient ce qui se passe en prison ; tout le monde le sait. Ils l'ont fait en connaissance de cause. (Je hoche juste la tête. Je sais pas quoi en penser. Tout est confus). Te prends pas la tête avec ça, c'est un conseil. Y a trop de trucs injustes qui se passent ici et c'est pas notre mission de les régler. Faut leur donner ces capotes parce que c'est aussi nous qu'on protège de cette façon ; si un type te griffe ou te mord, t'as meilleur temps qu'il ait pas le sida. (J'acquiesce encore une fois, toujours sans rien dire). Eh... Je suis désolé. Je peux pas changer les règles. On fait ce qu'on peut okay ?
  • Ouais. Ok. (Je me retourne lentement vers lui). Tu viendras avec moi, distribuer ?
  • Si tu veux. (Je confirme en l'observant, le regard un peu perdu). Ça va ? T'as... T'as vu un viol ? Tu veux en parler ?

Je soupire, puis je pivote vers les casiers une fois de plus.

  • Nan.
  • Okay. Je suis là si tu veux discuter. Des trucs qui te touchent, il propose quand même.
  • Discuter de qui me touche ? je me marre, surtout pour oublier mes dilemmes.

Il sourit en coin.

  • Fais gaffe, je t'ai dit que tu peux leur donner envie aussi.

Je lui fais un sourire étincelant.

  • Ils m'entendent pas d'ici.
  • Mais ils te voient, ça peut leur suffire, t'es à leur goût.
  • Ouais ? Comment tu sais ? Quelqu'un en a parlé ?

J'ouvre plusieurs tiroirs pour retrouver les protections.

  • Suffit de te regarder.

Il se marre en ouvrant une armoire juste en dessous pour en sortir le pot de capotes.

  • Je me laisse pas faire, je ricane tout bas vers lui.
  • C'est vrai ? T'as pas l'air comme ça.

Il me provoque. Mais j'aime ça.

  • Ouais ? Connard. Pourquoi tu dis ça ? je ris.
  • T'es mignon. Les types mignons ça se défend pas.

Il tire la langue en sortant avec son pot de capotes. Je le suis au petit trot.

  • Et pourquoi ça se défend pas, au juste ?!
  • C'est pas crédible.
  • Explique-toi ! je le rattrape et lui lance un regard insistant pour le faire cracher le morceau.
  • Quoi ? C'est vrai que t'es grand. Mais t'es tout fin, t'as l'air fragile. Tu fais pas vraiment... Peur.

Il rit ; et en trois secondes, il est collé face contre le mur, le bras replié dans son dos et moi qui me serre contre lui.

  • Ok, ok ! (Il rit un peu et un collègue passe la tête pour être sûr que tout va bien). Tu serais pas en train de profiter de moi là ? il se marre.

Je le relâche aussitôt et m'éloigne, souriant.

  • T'es con.
  • Ça marche à chaque fois, il nargue.
  • Ouais ?

Je me rapproche rapidement et reprend ma prise, je serre un peu plus fort son poignet.

  • Voilà. Ça marche plus maintenant.
  • Te laisse pas avoir par ce qu'ils disent, Parker. Ils feront tout pour te déstabiliser.
  • Hein ? je décolle seulement mon corps du sien, mais je le tiens encore fermement.
  • Ils vont tout essayer quand tu les maîtriseras. Tu peux pas relâcher comme ça, écoute pas ce qu'on te dit. Fais gaffe aux provocations.
  • Ouais. Ouais, ok.

Ça me ramène à la réalité. Je retiens, hoche la tête puis le lâche lentement.

  • Ok. T'as des ressources. Voilà qui est rassurant.
  • Bien sûr que j'en ai, je me vante. Puis peut-être que ça m'arrivera jamais.
  • Ça arrive à tout le monde de temps en temps. Tiens-toi sur tes gardes.

J'apporte ma main à mon front et lui fait un salut militaire.

  • Ok, chef !

Un détenu nous croise à ce moment-là, accompagné d'un garde, et il nous regarde avec un air interrogateur, puis hautain. Ensuite, il disparaît au coin.

  • Lui c'est une raclure. Amden qu'il s'appelle, grogne Julien.
  • Pourquoi ça ?

On reprend notre chemin pour aller à la dernière aile du bâtiment et commencer notre distribution.

  • C'est un de ces types qui se foutent d'être ici et qui en ont rien à foutre de chercher la merde avec les agents.
  • Je l'ai jamais vu. Je crois.
  • Il passe la moitié de son temps en isolement.

On marche, on s'arrête aux cellules - vides ou non - pour jeter les protections sur les matelas, puis on repart en parlant. Il m'apprend encore pleins de trucs sur la vie ici et me donne pleins d'astuces sur la façon dont je dois me comporter avec certains prisonniers ; il me dit aussi qui est schizophrène, qui est bipolaire, à qui je dois pas faire confiance. Il m'apprend beaucoup et je le remercie plusieurs fois.

On arrive devant la cellule de Twist. Quand je dis à Julien que pour lui je gère, le détenu ouvre sa cellule. Il lève les yeux sur moi et hausse un sourcil. Il regarde ensuite Julien qu'il a plutôt l'air de toiser d'un œil écœuré.

  • Distribution… j'essaye de lui sourire doucement.

Il serre les mâchoires.

  • C'est une blague ? il demande avant de claquer la porte.
  • Tu gère, souffle Julien, ébahi. (Je lui tourne un regard interrogateur). Il te hait non ?

Il me hait ?

  • Je reviendrai à la fin de notre ronde, je lui dis en partant déjà.
  • Okay…

Il hoche la tête sans rien ajouter. Je sens qu'il se pose des questions.

On repart tous les deux, la plupart des mecs sont pas dans leur cellule, beaucoup sont dehors - pour une fois qu'il y a un peu de soleil pour un mois de février... Certains sont déjà à la salle commune à jouer aux cartes ou à discuter. Finalement, on a rapidement fini notre tour.

  • Tu veux aller voir Twist ? Je t'ai pas vraiment mis en garde contre lui. S'il en veut pas t'es pas obligé d'aller le voir tu sais..
  • Je vais juste voir comment il va. Il est dans ma section, je lui souris en attrapant quand même quelques pochettes blanches.
  • Okay... On se retrouve à la salle commune ?
  • Garde moi une place ! je hèle avant de disparaître.

En quelques secondes, je toque à la porte du détenu en question. Il m'ouvre et me reluque de haut en bas. Il a toujours l'air en colère, mais il retourne dans sa cellule en laissant la porte ouverte. Il boîte.

  • Ta jambe ? je demande en refermant derrière moi.
  • Pas vraiment ma jambe, chef, il répond hargneusement.
  • Ça va mieux, depuis le cachet ?
  • Ouais.

Je jette les préservatifs sur son lit.

  • Je préfère te les donner.
  • C'est le moyen que t'as trouvé pour m'aider, hein ? Me filer des capotes ? il me crache, sourcils froncés. T'en as parlé à ton copain et il t'a dit de faire ça, c'est ça ? Tu crois que je peux, t'es naïf ou quoi ? Tu penses que j'ai le choix ? Tu crois que j'ai le temps de lui dire qu'il devrait peut-être mettre une capote ?!

Il a le visage et les yeux rougis. Je soupire.

  • Écoute, j'ai pas dit ça. Je dis seulement que c'est toujours mieux si tu les as.
  • C'est ça. Merci pour l'attention.

Il se détourne en regardant dehors. Il est complètement tendu.

  • Dis-moi.
  • Quoi ? il demande faiblement.
  • Pourquoi tu es plus tendu maintenant que la dernière fois.
  • Parce que maintenant je sais que je peux pas vous faire confiance.
  • Je lui ai rien dit.

Pourquoi je me justifie ? Je marche sur quelques pas jusqu'à m'asseoir sur son lit.

  • Mais t'as dit que tu lui en parlerais, il dit d'un ton plus accusateur en se tournant vers moi.

Je hausse les épaules, les mains appuyées derrière moi sur son matelas. Je suis peut-être un peu trop confiant. Si il m'attaque, c'est pas la position la plus facile pour s'en dépêtrer. Pourtant, je ne bouge pas de là.

  • Peut-être.

Quelque chose change d'un coup dans sa posture ou dans son expression, je ne saurais pas dire quoi. Il a l'air à la fois plus nerveux et plus confus, mais il semble moins remonté. Il commence à marcher dans sa cellule, comme s'il réfléchissait. Moi j'attends seulement, j'attends qu'il parle ou fasse quelque chose.

Il revient vers moi et il s'assoit à côté, les mains bien à plat sur ses cuisses. Il respire lentement. Il se tourne finalement vers moi.

  • Vous saviez que ça me blesserait de me donner ces trucs maintenant, non ?
  • Oui. C'était pas prévu comme ça, je dis en fixant son visage.
  • Comment vous pensiez que je le prendrais ?
  • Mal.

Mes yeux plongent dans les siens, et il lâche pas mon regard non plus. Il me sonde, comme s'il y cherchait des réponses.

  • Demande-moi, au lieu de me regarder, je finis par lâcher.
  • Quoi ?
  • Tu me regardes comme si t'avais des questions.
  • Peut-être.
  • Et tu veux pas me les poser ?
  • Je sais pas.

Il baisse les yeux sur ses mains. Il fait souvent ça. Il les relève sur moi.

  • Vous pensez quoi quand vous me voyez ?
  • Meurtrier, détenu, dangereux, victime, colère, jeune… j'énumère.

Il me coupe.

  • Assassin, en fait. Je tuais pas sur un coup de tête, il corrige en se laissant tomber en arrière, couché à demi sur le lit.

Je tourne mon buste vers lui pour continuer à l'observer.

  • Je m'en doutais, je dis en scrutant son corps alangui.

Il ferme les yeux un moment, bras derrière la tête, et les rouvre pour me regarder.

  • Pourquoi vous répondez à mes questions ?

Je me déplace en arrière, plus loin de lui, une jambe pliée sur le matelas.

  • Pourquoi pas ?
  • Parce que c'est dangereux, j'imagine. Vous pourriez éprouver de l'empathie pour moi, avoir envie de m'aider, me dire finalement où vous habitez... Je pourrais vous tuer. Il paraît.
  • Je te dirai pas où je vis, alors, je lui souris.
  • Tant mieux. Je pourrais profiter d'un moment où vous êtes ailleurs, où vous me faites confiance, pour vous prendre en otage aussi. Et réclamer ma liberté.

Il a un léger sourire, ses yeux se sont refermés. Moi je hoche la tête, mais il ne me voit pas. Il me regarde de nouveau après un moment de silence.

  • Vous devez en faire, des heures supp, si vous faites ça avec les trente détenus à votre charge. Sacré boulot.
  • Tu vois que je suis psy, je lance en me relevant.
  • Ouais. Ce serait pas étonnant.

Il tend la main. Mes doigts attrapent les siens sans réfléchir, et il se tire à moi pour se mettre debout aussi.

  • Merci, il dit d'une voix faible.
  • De rien. Tu les gardes, hein ? je dis en désignant les paquets qui ont migré vers son oreiller.
  • Ouais. Je pourrais en avoir besoin un jour, il répond avec un léger sourire effronté.
  • Bonne idée.
  • T'as du boulot chef. T'as encore vingt-neuf autres types à aller réconforter, probablement.

Il lâche ma main ; je n'avais même pas remarqué qu'il la tenait encore.

  • Ouais. J'y vais. Bon repos, je lui lance avant de rouvrir la porte de sa cellule, puis je sors.

Je me dirige vers la salle commune, comme convenu avec Julien. Là bas il me lance un regard, l'air de me demander si tout va bien.

Je hoche la tête avec un sourire, puis m'assois tranquillement à ses côtés. Le repas sera bientôt servi.

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