Narcis Parker (23)
Lundi 14 mars, 14h30.
Deux jours que j'ai pas vu mon prisonnier -quel que soit son nom. Deux jours que je parle de notre relation à Lucie, deux jours que je me tâte pour mettre Julien au courant. Et aussi deux jours que je lui ai laissé un petit mot auquel j'espère qu'il aura répondu par un autre. Rien qu'à y penser, je souris.
Cette semaine, je bosse qu'avec Martin, pour mes aprem. Ça va me changer, ça fait longtemps que je m'étais pas retrouvé seul pour mes rondes ou pour mes pauses improvisées.
J'ai reçu plusieurs sms de Jess, qui insiste pour qu'on se revoit rapidement, et j'ai répondu que j'étais pas disponible ces temps et qu'on verrait plus tard pour un café, histoire de discuter. C'est vrai, avec les horaires d'après-midi, ça me laisse pas vraiment le temps d'aller la voir en prenant la voiture.
Du coup, elle m'a dit qu'elle appellerait - encore - ce soir, dès que je serai sorti du travail.
Quand j'arrive en agri pour surveiller les détenus, je vois tout de suite Daniel, qui arrive vers moi l'air contrarié. Il me bouscule au passage, et repart plus loin. Son chef d'atelier lui hurle de s'excuser, et il le fait avec un air narquois avant de disparaître près de l'enclos des lapins.
Je lève les yeux au ciel et lance au chef que c'est pas grave avec un air un peu hautain, j'espère que ma comédie est pas si mauvaise, je m'y attendais pas. Quand je passe la main dans ma poche, je sens qu'il y a un papier qui y était pas avant. Je contrôle tout de suite mon expression. Une seconde de plus et je souriais comme un idiot devant tous les détenus.
Je le cherche un peu partout, et je le trouve dans le clapier, ce qui me fait rire. Discrètement, bien sûr. D'où je suis, ni lui ni personne n'a l'air de pouvoir me voir. Alors j'en profite pour déplier le bout de papier plissé.
Un petit con qui se la joue, mais sexy aussi. Depuis, j'ai appris que tu te la jouais pas tant que ça...
Et toi ?
A ce soir. D.
Du coup, je regrette vachement de pas avoir de stylo sur moi. J'aurais aimé lui répondre maintenant.
Lentement, à pas de loup, je m'approche dans son dos. D'ici, j'ai aucun visuel sur les autres. Je sais pas si c'est pareil de leur côté. J'ouvre la cage avec prudence et m'arrête à quelques centimètres ; puis je pince chaque côté de sa taille de mes deux mains. Il relève aussitôt les yeux sur moi et regarde partout autour, affolé.
Je soupire. Il est pas drôle. Et je m'éloigne. Jusqu'à me retrouver à nouveau côte à côte avec le chef agri. Lui me regarde avec une expression interrogatrice.
- Tout va bien ?
- Ouais. Ouais, tout va bien. Quelque chose va pas ?
Je regarde rapidement aux alentours pour vérifier que j'ai rien oublié - comme surveiller les prisonniers par exemple.
- Non, ça va. Ils sont tranquilles et font bien leur job aujourd'hui. Sauf Twist, qui se cache tout le temps on ne sait où.
Je hausse les épaules. Moi je sais.
- Tant qu'il dérange pas. Autant le laisser où il est. Ça marche bien le boulot ici ?
- Ouais, c'est paisible. Ça aide bien les détenus qui ont des problèmes de comportement.
- Y en a moins ici qu'ailleurs, je fais remarquer.
- Faut les surveiller. Y a pas mal de détenus qui ont pas le droit de toucher à des ustensiles dangereux. Tout ce qu'ils ont ici à quoi faut faire gaffe c'est les fourches. Mais c'est pas ce qu'il y a de plus discret ; ils peuvent pas en piquer, il rigole.
- Mais ils s'en servent quand même ?
Je crois me souvenir de Wilson en train de refaire une litière de paille propre.
- Oui, ils ont le droit sous supervision.
Je hoche la tête. C'est bon à savoir. D'un coup d'œil circulaire, je vois que tous les mecs sont occupés. Tout a l'air plutôt bien organisé ici.
- C'est sympa hein ? Ça donne moins l'impression d'une prison. Et tu sais, les gars qui sortent de taule après être passés par ici récidivent beaucoup moins. Mais ils veulent pas m'écouter les dirlos quand je leur dis.
Je souris à mon collègue. C'est bien s'il pense ça, et encore mieux si c'est avéré. Il regarde son domaine avec fierté - il a l'air heureux de faire son job. C'est vrai que c'est pas mal, par ici.
- Foster !
Je gronde le détenu qui lançait des regards mauvais à un autre gars, et qui venait de se pencher pour ramasser la paille sale. Des vrais gamins.
- Rassemblement, fini pour aujourd'hui les gars ! Crie d'un coup le chef d'agri, et les détenus accourent.
Ils ont l'air contents d'aller se reposer.
- Je stresse tout le temps, j'ai la trouille que Twist se barre à chaque fois, il me confie.
- Qu'il se barre ? Pourquoi il se barrerait ?
Je fais mine de regarder autour, et bien sûr, je le vois pas. Rien d'étonnant.
- Je sais pas, il prend toujours un temps dingue à rentrer. Et si y en a un qui doit pas s'évanouir dans la nature… il soupire.
Je hoche la tête. Même si je pense qu'aucun doive plus s'échapper que d'autres.
- Tu veux que j'aille voir ou on attend ?
Les autres sont tous en rang à notre droite, un peu plus loin. Le chef commence à vraiment stresser quand il nous fait enfin l'honneur d'arriver avec un air nonchalant. Je le toise de haut en bas. Ça doit bien l'amuser, de se faire attendre.
Il lève les yeux et effectivement je vois un petit sourire provocateur sur ses lèvres quand il suit les autres jusqu'à l'intérieur. Je me demande s'il fait ça avec les autres, aussi. Il l'a jamais vraiment fait avec moi, dans mon souvenir. Peut-être que si.
Je suis passé en dernier pour contrôler qu'on en laisse pas un derrière. Ils arrivent enfin dedans et la plupart sont contents d'être enfin au chaud ; c'est vrai qu'il fait frais dehors aujourd'hui. Dan se dirige directement dans sa cellule.
Moi, je reste encore avec les mecs qui commencent leur temps libre maintenant. J'ai envie de le faire attendre. Je pressens déjà qu'il tourne en rond dans sa cellule, impatient. Alors intérieurement, je souris encore un peu plus. Je fais quand même gaffe aux allées et venues vers les couloirs, au cas où. Il manquerait plus qu'il lui arrive des problèmes pendant ce temps-là.
C'est vite l'heure de manger ; j'irai le voir après le repas. En sortant et me croisant il me fait une mine boudeuse avant de se détourner comme un enfant, voguant jusqu'à sa place dans la salle commune, entre Casta et Wilson.
Je les regarde faire tous les trois un moment sans vraiment m'y intéresser, j'ai surtout super faim. Et voir leur polenta me donne juste envie de m'asseoir à la table des gardes.
Sauf qu'aujourd'hui, le dîner était pas prévu pour nous. Alors certains ont de quoi faire dans la loge, comme Martin ; et d'autres vont attendre vingt-trois heures, comme moi.
Il a l'air de se dépêcher de manger, il semble tendu. Je l'observe à la dérobée pour pas éveiller de doutes. Une fois fini, il pose son assiette et me frôle en passant. Ça deviendrait presque une habitude.
Je tourne le regard sur Beckett, d'abord. Il a les yeux fixés sur la porte que vient de franchir Dan, mais il les repose ensuite sur Casta. Il a l'air d'hésiter…
Bordel. Je peux pas prendre cette décision. Je comprends même pas comment font les autres gardiens. Est-ce qu'on perd toute morale, après quelques mois en prison ?
Je jette un rapide regard à Boï, dans une conversation avec un autre gars costaud, puis je me dirige vers Casta. Rapidement, je lui fais signe de me suivre. Il se relève, il a l'air un peu effrayé mais me suit sans rechigner.
Je prends les clémentines qu'il avait sur son plateau avec moi au passage et l'amène jusqu'à la cellule de Dan en lui faisant signe d'y entrer. Quand on arrive, je le vois se lever du lit avec un énorme sourire et le perdre d'un coup quand il voit qu'on est deux.
- Chef… ? il hésite.
À entendre l'appellation, j'ai un gros pincement au coeur, suivi d'un petit sentiment de joie.
- Casta avait besoin de venir ici, je dis sans perdre mon rôle de surveillant.
Comment justifier ça ?
- Ouais. Je comprends.
Nicolas tourne la tête vers moi, surpris.
- De quoi vous parlez chef ?
Mon regard dérive sur Dan. On est tous les trois en triangle dans la cellule, à se questionner tour à tour du regard.
- Il sait que Beckett en a après ton cul, lui dit finalement Dan.
Casta a la bouche grande ouverte.
- Tu lui as dit ? il s'énerve. Ça peut nous attirer des problèmes ! S'il apprend qu'un agent est au courant… !
Moi je roule des yeux. Il va falloir qu'il apprenne à qui faire confiance, ce petit.
- C'est bon. Tous les agents sont au courant, de toute manière, je grogne.
- Quoi ?! Tu leur as tous dit ?! il s'énerve encore.
Il a rien compris.
- Casta ! je le réprimande avec ma grosse voix.
- Quoi ?! il me crache à la figure et se prend une claque sur le crâne.
- Excuse-toi de lui crier dessus, grogne Dan. C'est impoli.
- Pardon, il siffle.
- Assieds-toi, j'ordonne.
Ils obéissent tous les deux. Si y avait pas le petit Nicolas avec nous, je sourirais de toutes mes dents.
- Ok. Donc, je commence en attrapant la chaise pour m'asseoir dessus à l'envers, les avant bras sur le dossier. Toi, Casta. Tout le monde sait plus ou moins parce qu'ils t'entendent. Personne, pas moi en tout cas, le dit à personne. Twist a rien dit pour ça. Je suis simplement au courant de vos situations. Cinq sur cinq ?
- Ils m'entendent, il répète, horrifié, les joues rouges d'embarras.
Je confirme et lui laisse le temps d'avaler l'info. Ça doit pas être super à entendre. Daniel frotte doucement son dos, et le plus jeune se cache dans son cou. Un petit sourire vient incurver mes lèvres. Il semble m'avoir écouté pour Casta aussi.
- Bien. C'est ok ? je demande après un petit moment durant lequel Nicolas n'a pas bougé une seule fois du corps de mon prisonnier.
Le petit hoche la tête sans me regarder.
Mon sourcil se relève. Confortable mon Dan, hein ? Lui me regarde, amusé, alors je lui tire la langue. Qu'il profite de l'étreinte de Nicolas, on sait jamais quand ça va s'arrêter. Il le resserre contre lui rien que pour me provoquer. Il trouve ça drôle en plus.
- Quoi, t'aimes les câlins maintenant ? j'entends Casta minauder en passant ses bras autour de son cou, le corps totalement penché et appuyé sur le sien.
- Ouais, on dirait que je m'y habitue, il rit.
Nicolas ronronne contre sa peau et moi je lève les yeux au ciel en l'entendant faire, menton sur mes avant-bras.
- Profites-en pas pour me tripoter, Casta, il grogne, mais il se départit pas de son sourire.
Justement, la main du petit part explorer son ventre.
- C'est le signal pour que je parte ? je me marre.
- Non ! s'amuse Daniel en tapant sur la main exploratrice. C'est le signal du stop les câlins. Tiens-toi au moins devant le chef, Casta.
- Nico, souffle celui-ci en se rasseyant correctement en face de moi, les mains qui tiennent ses chevilles en tailleurs.
- Ouais. Nico, il caresse ses cheveux noirs.
- Chef... Du coup, on fait quoi...?
Je hausse les épaules. Pour de bon, j'en sais rien. J'ai seulement fait ce qui me paraissait bien sur le coup.
- Il reste là un peu ? Je sais pas. Qu'est-ce qui est le mieux ?
- S'il reste pas Beckett lui rendra visite… souffle Dan. Mais... On devait parler… il ajoute doucement.
- Je le ramènerai quand ce sera l'heure de boucler, je décide.
Si il y a un problème en attendant, je pourrai toujours dire qu'ils avaient un différend qu'on a réglé.
- Ouais. D'accord, répond Daniel, et je sens bien qu'il est un peu déçu.
Il avait prévu de me raconter aujourd'hui.
- Ce sera vers vingt heures trente, je précise.
Il doit savoir que je finis qu'à vingt-deux.
- Okay, continue le châtain.
- On fait quoi en attendant ? Une partouze ? rit Casta.
Je lance un regard à Dan, avec un petit sourire en coin discret, le menton toujours appuyé sur ma chaise.
- Hors de question, il rit. Nico, pervers.
Je hoche la tête avec un sourire.
- Vous voulez que je vous laisse en attendant ?
La porte s'ouvre au même moment sur Beckett et son sourire hypocrite avant qu'il me voit. Ma tête est tournée vers lui, interrogative.
- Il y a un problème ?
Il regarde Casta, puis Twist et pose à nouveau des yeux énervés sur moi.
- Aucun problème, chef, il dit froidement. A demain, les gars, il grogne, provocateur, avant de fermer la porte.
Pauvre con.
- Ça va ? demande Dan.
- Pourquoi ça irait pas ? soupire Nicolas. Faut bien, on en a pour des années ici. Et Beckett aussi.
Je soupire. Des années.
- Parle pour toi, je vais crever ici moi, siffle Daniel, soudain tendu.
J'ai l'impression que mon coeur s'arrête de battre une seconde, puis je me relève. Assez rapidement sûrement, vu l'air qu'ils ont en me regardant.
- J'vais vous laisser tous les deux, je lance en rangeant la chaise, déjà à la porte. Je serai dans le couloir, j'informe juste avant de sortir.
Il me regarde partir sans comprendre et baisse les yeux sur ses mains. J'ai juste le temps de voir Casta le prendre dans ses bras avant de sortir. C'est bien. Ça lui fera de l'affection.
Même si je serais presque jaloux de Casta, je le sens bien ce mec.
Un rapide coup d'oeil à ma montre et je vois qu'il est déjà presque dix-neuf heures. Encore une petite heure après, Casta ressort de la cellule de Twist, que j'ai quasi pas quittée - sauf pour faire un détour du côté de chez Beckett.
Je pars bientôt boucler toutes les cellules ; j'irai voir Daniel juste avant de partir. Ça me laissera un moment avec lui, au moins trois quart d'heure si tout va bien.
Je m'occupe de Walter qui me prend plus de temps que prévu. Il tient absolument à me faire lire toute l'avancée de son livre... Finalement, il me reste une demi-heure quand j'atteins la cellule de Twist. Je frappe, déverrouille et entre. J'étais seul dans le couloir, comme d'habitude. C'est pas Martin qui déciderait de faire une ronde.
Daniel se lève aussitôt, comme d'habitude, et il vient m'embrasser silencieusement. Mes mains se posent sur ses reins et ma bouche joue avec la sienne, adossé à la porte. Il gémit et me pousse encore un peu pour s'appuyer contre moi.
- J'étais en manque...
Je ris contre ses cheveux. Il est trop mignon, parfois.
- Je me sens mieux maintenant. Mais je vais pas pouvoir te parler aujourd'hui…
- Trop tard ?
Ma main passe sous son tee-shirt pour l'y câliner.
- Je pense que j'ai besoin de temps pour tout te raconter...
J'acquiesce contre lui.
- Si tu veux, je souffle avant d'embrasser sa tempe.
- C'est juste, je sais pas comment commencer et j'ai jamais dit ça à personne, y a que ma sœur qui sait... Et... Je pense que je vais finir comme une loque quand j'aurai fini de t'en parler, alors j'aurai besoin que tu me réconfortes, et j'aurai besoin de plus de cinq minutes…
- Ok. Ça me va. Quand tu veux.
J'éloigne sa tête de mes mains et je lui fais signe d'aller s'asseoir sur le lit, ce qu'il fait sans réfléchir, obéissant toujours rapidement. Il tapote la place à côté de lui. Je m'y assois, puis il grimpe sur moi et m'embrasse tendrement. Je ne peux qu'y répondre en souriant, je suis un homme faible.
- Tu... On aura toujours la même relation quand je te l'aurai dit, hein ?
- Je sais pas ce que tu vas me dire... Si les rôles étaient inversés, tu garderais la même relation ? je demande en caressant sa joue.
- Oui. J'aime la personne que tu es, il dit, sûr de lui, avant de rougir violemment. Enfin je veux dire, tu sais. Je suis avec toi pour toi.
Je lui souris et mes lèvres vont attraper les siennes avec autant de tendresse que je peux lui offrir. Il répond d'abord timidement, et il finit par passer ses mains dans mes cheveux lentement.
- J'adore quand tu fais ça, je murmure contre lui, la bouche tirée dans un sourire.
- J'adore faire ça, il sourit aussi. J'adore tout ce qu'on fait. Je me demande encore comment et pourquoi. Je comprends pas ce qui t'attire chez moi.
- Toi. Ta personnalité avec moi. Et ton corps, je rigole. C'est difficile à dire. C'est un tout.
- Mon corps ? Vraiment ?
Il a l'air surpris.
- Je te dégoûte pas ?
Je lui envoie un regard interrogateur. Il est mignon, beau même.
- J'ai des bleus partout. Des cicatrices. Mes mains ont fait des choses horribles, je suis souillé de partout. Je vois pas comment quelqu'un pourrait apprécier ce que je suis physiquement. C'est pas beau à voir.
- Ça part, les bleus. Et vu comment tu les as reçu, je peux pas en tenir cas, je hausse les épaules et ma main part sur sa hanche. J'ai pas vu de cicatrices... ?
- J'en ai une dans le dos. Elle est moche, mal guérie. Ça date d'ici. Et les trois là - il montre ses paumes - c'est un des types que j'ai tué qui s'est défendu.
Mes dents grincent, ça me ramène à la dure réalité. Je hoche seulement la tête, puis je laisse mon dos tomber en arrière, de biais pour être totalement allongé.
- Tu sais, celui-là il a violé des dizaines d'enfants, il murmure en s'allongeant contre mon flanc. Il aurait continué. Je... Je sais que t'étais flic mais... Vous auriez pas pu le coincer.
Je secoue la tête.
- Je sais que c'est pas ce que tu veux entendre, mais c'était pas la chose à faire, je souffle en passant ma main à travers ses cheveux, les yeux sur le plafond.
- Peut-être que... t'accepteras jamais que j'aie fait ça, il chuchote. Mais j'espère au moins que tu comprendras. Quand tu sauras tout.
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