Chapitre 1
Chapitre I
Un corbeau. Dans la mer infinie du ciel blanc laiteux, les contours de l’oiseau ébène qui y flottaient se détachaient avec une sombre clarté. Ses immenses ailes déployées de chaque côté de son long corps filiforme semblaient couper les cieux à un rythme régulier. Seul un petit mouvement plus rapide que les autres par moment - un coup d’ailes qui lui permettait de remonter dans le ciel et de se stabiliser - trahissait la force du vent qui en apparence ne semblait avoir aucun effet sur la bête majestueuse et imposante.
Seul, maître de son environnement, le corbeau était confiant. Mais était-ce vraiment un corbeau ? Ses yeux charbons perçants observaient avec une attention extrême ce qui se passait autour de lui. Il repéra une ombre au sol et piqua rapidement du bec pour s’approcher de sa cible. Quelques mètres au-dessus, il entreprit de dessiner des cercles pour mieux jauger son adversaire. Un drôle d’animal jauché sur un équidé traversait la plaine à toute vitesse. Au bout de quelques instants, l’oiseau sembla admettre qu’il n’était pas de taille pour une si grande proie, et après avoir poussé un cri perçant de défi et de menace, il remonta plus haut vers sa demeure naturelle.
Alors qu’Aslinn approchait de la frontière qui séparait le Royaume des elfes du territoire sauvage, il ne put retenir le frisson glacé qui lui remonta rapidement l’échine à la vue du volatile noir de jais à l’air menaçant qui tournait en cercle au-dessus de son cheval. Les corbeaux n’étaient pas de bons présages. Il savait qu’il n’aurait pas dû s’approcher autant, mais les survivants des petits villages d’Iral et de Tanos avaient été clairs : ceux qui les avaient attaqués, ceux qui avaient brûlé leurs maisons, ceux qui les avaient volés et ceux qui avaient tué leurs femmes et leurs enfants n’étaient pas elfes et ne semblaient pas non plus humains. Cela ne pouvait signifier qu’une seule chose : ceux que les deux Royaumes avaient toujours tenté de repousser avaient finalement réussi à échapper à leur vigilance et à se rapprocher assez pour mener des raids dans les villages les plus proches de la démarcation invisible qui marquait la fin du royaume elfique. Ils progressaient lentement, mais leur assurance croissait proportionnellement aux dégâts qu’ils causaient. Aslinn en était conscient : bientôt, ces hommes - des barbares qui venaient de plus loin qu’il n’était possible d’imaginer ou bien des anciens sujets des deux Royaumes qui avaient refusé toute sorte d’autorité depuis longtemps et qui vivaient en autarcie autoproclamée désorganisée dans laquelle la loi du plus fort prédominait - comprendraient que leur force était démultipliée lorsqu’ils agissaient ensemble et se soumettraient donc ironiquement à l’autorité d’un des leurs pour les attaquer.
Iral et Tanos étaient les deux villages les plus proches de la démarcation, il semblait donc assez logique qu’ils soient les premiers touchés. Mais Aslinn savait que ces attaques n’étaient qu’une première expérience destinée à tester les capacités de défense de Galaris. Les quelques rares soldats qui avaient été désignés pour surveiller et protéger ces villages - aussi entraînés et adroits fussent-ils - s’étaient trouvés en infériorité numérique flagrante, et n’avaient par conséquent, pas su résister aux envahisseurs.
Ces derniers avaient donc eu tout le loisir de constater que la majorité des forces armées de Galaris se trouvaient dans la capitale ou bien en mission à l’étranger, et qu'il leur serait donc aisé de piller les nombreux villages avenants.
Aslinn avait bien tenté de faire comprendre à son père qu’il devenait urgent de rappeler des hommes et de redéployer des troupes plus au Nord vers la démarcation ; mais le roi de Galaris n'avait rien voulu entendre. Après avoir lourdement insisté, son père avait finalement fini par le charger d’aller jauger lui-même de la menace potentielle en se rendant dans les villages qui avaient été attaqués. Bien entendu, quelques gardes l’avaient accompagné dans cette mission : mais il leur avait faussé compagnie à Iral durant la nuit. S’il avait évoqué ne serait-ce que l’idée de s’approcher de la démarcation pour vérifier les alentours, les fidèles hommes de son père l’en auraient empêché - pour sa propre sécurité bien sûr ! Mais Aslinn était convaincu qu’un rapide coup d'œil lui permettrait de vérifier que des troupes hostiles ne s’étaient pas établies au-delà de leur côté de la démarcation.
Après quelques petites heures de trajet, il aperçut enfin la démarcation : la terre, fissurée et asséchée à cet endroit, s’ouvrait en un trou béant. La frontière qui séparait les deux Royaumes des territoires sauvages était en réalité naturelle. Il s’agissait d’une gigantesque faille terrestre, peu large mais immensément profonde. De ce fait, il était aisé de repérer les limites de chacune des parties, et c’est pour cette raison que les anciens rois avaient décidé de l’utiliser comme frontière.
Aslinn ralentit pour observer les environs. L’absence ou du moins la rare présence de végétations à cet endroit lui permettait d’avoir une vue très étendue des horizons. Il n’aperçut rien de suspect et relança donc sa monture au petit galop pour longer la faille qui s’arrêtait des centaines de kilomètres plus loin en se jetant dans la mer. Au fur et à mesure qu’il s’avançait vers l’est, le paysage se modifiait. Le sol était désormais recouvert d'herbe épaisse et divers arbustes et plantes avaient intrépidement poussé de façon désordonnée. L’eau de la mer rendait la terre plus humide et plus propice à la vie.
Alors qu’il approchait de la crête et des falaises qui marquaient la fin de la partie Est de la démarcation, et alors qu’il s'apprêtait à faire volte-face pour revenir sur ses pas, Aslinn aperçut une masse difforme et floue au loin. Au fur et à mesure qu’il s’en rapprochait, il comprit qu’il s'agissait d’un homme, seul. Or, la zone près de la démarcation n’était pas un endroit prisé des voyageurs. Intrigué, il pressa son cheval et se rapprocha de l’ombre. L’homme se tenait dos à lui, et Aslinn ne pouvait donc pas distinguer son visage. Il était accroupi dans l’herbe et semblait vêtu d’une longue cape à capuchon noir qui couvrait entièrement le dessus de son crâne. Arrivé à quelques mètres de l’intrigant personnage, Aslinn lui somma de se retourner et de décliner son identité mais la figure ne sembla pas l’entendre, ou tout du moins ne réagit pas et continua de vaquer à son occupation. Il semblait ramasser quelque chose au sol. Aslinn se rapprocha encore davantage et alors qu’il n’était plus qu’à quelques pas, répéta son ordre d’une voix ferme. Cette fois-ci, l’homme sembla l’entendre puisqu’il entreprit de se relever lentement et de se retourner. Mais quelle ne fut pas la surprise d’Aslinn lorsqu’il découvrit les traits de son destinataire. L’homme n’était pas un homme, mais une femme ! Elle était plutôt jeune, dans la fin de la vingtaine ou le début de la trentaine, jaugea-t-il à première vue. Ses cheveux aussi noirs que le corbeau qu’il avait croisé auparavant tombaient en cascade autour de son visage fin et blanc laiteux. Ses yeux légèrement en amande, ressortaient un peu de son visage et était recouverts de poudre noire qui les faisaient ressortir, tandis que ses lèvres serrées étaient enduites d’un baume rougeâtre - peut-être de l’extrait de baie de Julius ?
Son capuchon lui couvrait certe une partie de son visage, mais cela n’empêcha pas Aslinn d’avoir le souffle coupé par la beauté et l’aura qui se dégagaient de cette femme.
Elle le fixait de ses grands yeux profonds d’un air à la fois intransigeant et interrogateur.
- Excusez-moi, madame, reprit Aslinn. Je vous prie de bien vouloir me décliner votre identité ainsi que la nature de vos activités dans cette zone. Qui êtes vous ?
- QUI êtes vous ? lui retourna-t-elle alors la question. Bien le bonjour, monsieur. Je pense qu’il serait bienséant que ce soit vous qui vous présentiez en premier puisque vous avez l’audace de venir me déranger, dit alors la femme d’une voie claire et plutôt grave, mais envoutante.
- Il me semble que je vous ai posé la question en premier ! répondit Aslinn d’un ton agacé. S’il vous plaît, que faites-vous ici ? Savez vous que nous sommes près de la démarcation et que les territoires sauvages se trouvent juste en face de nous ?
- Bien, si vous ête timide, je me présente en première alors, dit la femme d’un air narquois avec un petit sourire. Je me nomme Liwya. Quand à la nature de mes activité, comme vous me l’avez demandé, et bien, je suis ici pour cueillir des plantes, continua-t-elle.
- Des plantes ? lança Aslinn d’un ton étonné.
- C’est bien là ce que je viens de dire. La teneur de mes propos n’étaient pourtant pas, je le pense, bien difficile à saisir. Mais peut-être faites vous partie de ces gens qui semblent éduqués mais n’ont en réalité que peu de connaissances, de culture et d’éducation, répondit-elle toujours avec un petit sourire ironique.
- Ne m’offensez pas je vous prie, madame, répondit Aslinn, agacé, en insistant sur le dernier mot. Je ne vous manque pas de respect alors la moindre des choses est que vous me rendiez la pareille. Si j’étais étonné, c’est parce que vous vous trouvez dans une zone qui peut se révéler plutôt dangereuse.
- Ne vous inquiétez pas pour moi, lança Lywia toujours avec un petit sourire narquois. Si je viens ici, c’est de mon plein gré, et c’est parce qu’on trouve en ces lieux des plantes et des fleurs qui ne poussent nul part ailleurs. J’ai besoin de certaines d’entre elles pour des remèdes.
- Ainsi, vous êtes guérisseuse ? s’enquit Aslinn
- On peut dire cela comme ça, conclut Liwya. Et vous, qui êtes vous ? demanda-t-elle à son tour
Aslinn marqua quelques secondes d’hésitations avant de répondre. Il ne pouvait révéler sa véritable identité sous peine de se mettre potentiellement en danger. Mais même s’il ne possédait pas la capacité de mentir - comme tous les elfes - il pouvait cependant choisir de n’en révéler qu’une partie.
- Je suis en mission pour le roi de Galaris qui m’a chargé, suite à plusieurs attaques, de vérifier la zone près de la démarcation, décida-t-il de répondre.
- Je vois. Et bien, monsieur, je vous souhaite une bonne journée, dit Lywia poliment. Je retourne couper mes plants, lança-t-elle en haussant les sourcils et en montrant la serpe qu’elle tenait dans la main droite.
- Attendez, madame !
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