Perdition

7 minutes de lecture

« Les écrivains sont des usines à pensées. L’arrêt m’aura été fatal. »

L’épitaphe inscrite sur le caveau rouillé de Vladimir retentit encore des siècles plus tard. Dans un monde aseptisé et liberticide, dans une société où la pensée était proscrite, le Verbe reste entravé. Plus personne n’ose parler. Plus personne n’ose réfléchir. Néanmoins, dans les débris d’une antique manufacture, un lieu oublié protège les Ultimes Mots. Un endroit voué à disparaître. Une cité anéantie dont le souffle rauque et erratique bruisse des paroles déliquescentes.

Avec le cœur pur et l’imagination abondante, l’on peut décrypter un message sur les remparts effondrés.

Du doigt, le poète effleure les feuilles.

Les mots hèlent et cèlent

Dans le lieu où on les prononce.

Les mots se murmurent et décèlent

Dans le cœur des âmes égarées.

Les mots pleurent et jubilent

Là où la pensée s’envole vers d’autres cieux.

Colosse aux pieds d’argile ou chandelle étincelante,

L’écriture s’ancre, perdure et ne s’éteint jamais.

Le fin mot, celui qui enrubanne notre être.

Le mot feint, celui qui cache de sombres secrets.

Le mot de la fin, celui qui gronde le dernier râle.

Les mots aimés, les mots craints,

Les mots clamés, les mots soufflés,

Les mots abîmés dans le Néant, les mots satinés dans le Créant,

Du doigt, le poète leur insuffle la vie.

********

La nuit crache son linceul émietté sur les ruines dévastées de la Cité d’OriØs. Sempiternel fief des poètes maintenant disparus, le domaine onirique n’est plus qu’amas de pierres fissurées surgissant d’opaques brumasses. Des édifices désagrégés sourde une fragrance méphitique. La senteur même de la Mort, la Faucheuse, la Porteuse du Rien. Celle qui subsiste lorsque nous ne sommes plus. Celle qui amène le Néant et nous abîme dans ses abysses. Dans ses crevasses, tout chute. Dans ses impasses, tout se perd. Le début de l’inertie, la fin d’un mouvement.

Ulcéreux. Sale. Infecte. Nauséabond. Exécrable.

Perclus de moments de vide, l’univers se pétrifie. Des étangs de sang jonchent les dalles brisées. Des blessures pierreuses parsèment le sol émoussé. L’haleine des tombeaux émane des gouffres sans fonds. Fétide et démesurément suret, l’odeur-cénotaphe enclave chaque partie. L’endroit n’est plus qu’un champ de mélancolie brisée, un passé courant après les ombres, après son ombre. L’absolue tristesse d’un lieu auparavant plein de vie. Apocalypse immuable. Éclipse impitoyable.

L’astre hélianthe darde ses timides sillons sur les décombres. Sa lumière glisse sur les façades et disparaît. Cet endroit du monde, immémoré, s’éternise dans les fosses. Sceptique ou confiant, l’on ne peut se voiler la face. La vérité reste universelle : celle d’un monde dévalant les pentes abruptes de la réalité pour s’écraser dans la sempiternelle souillure de l’oubli.

Les lacs asséchés expectorent leurs ombres morcelées dans le ciel déchiré. De vagues vagues à l’âme pavent les cieux élégiaques. Dans le déclin du jour, le chœur ineffable de l’Orchestre Final obscurcit les cœurs mortifiés des aïeux, pataugeant dans l’automne douloureux. Les garants de la mémoire ne sont plus, les lignes de la vie s’effacent. Les quelques arbres encore debout perdent leurs feuilles tavelées de moisissures. Foliation chutant désespérément sans aucun témoin, se mouvant paresseusement à la cadence des lamentations.

Les harmonies écrivent le silence et murmurent l’indicible.

Turpide ballet ; sinistre joyau. Nobles soubresauts ; paisibles charognes.

La Mort rode. La Fin du Temps flâne. Les venelles exigües s’effritent, un sillage d’ombres comme poison. La chaussée délabrée hurle des soupirs et entonne une fragile musique. Des notes stridentes et caverneuses, des accords arachnéens et profonds.

Du zénith au nadir, le monde oublie. Du levant au ponant, les réminiscences s’étiolent. Du flot au jusant, les mémoires s’embrument.

Là, entre les espoirs envolés et les larmes gravées, se tient le spectre de l’écrivain. Dansant entre les silhouettes sanguinolentes des autres âmes condamnées. La mort comme parure. Les diaprures ternes des astres déclinant cicatrisent sa silhouette voûtée. Le dos arqué, le sourire marqué, il sait. Il sent. Il gémit.

Le cercle des chroniqueurs se referme. Ad vitam aeternam.

L’écriture moribonde d’un monde indolent, devenue allégorie vagabonde d’un univers somnolant.

Dans le jour vide, la pluie pleure.

Dans la nuit pâle, nitescents sont les rais brumeux.

Dans le jour triste, effacés sont les sourires.

Dans la nuit nue, la joie se drape languissamment du blême azur.

Le dernier littérateur sanglote face à l’extinction dynamique du Verbe ; effrayante et péremptoire issue. Ses émotions perlent sur le sol moire de l’existence alors que son corps consumé se dilue au rythme des hurlées. Glas d’agonie. Ses camarades mugissent de veules cantabiles. Dans le vacarme des plaintes, le céleste séjour se tord, la Sylve alentour se flétrit, les forêts perdent leur canopée feuillue. Éloquente ordalie ; sentence sonore.

Puis, plus rien.

Un silence.

Las d’aphonie, les mots muets renaissent. Puis tout recommence.

Le prosateur bouge, des fils de lumière éveillant son visage éteint. Ses mains striées meuvent imperceptiblement. Puis uniformément. Comme un héros sonnant du cor, il se prépare à combattre. Comme un barde touchant son luth, il est prêt à enchanter. Comme un auteur couchant ses mots, il surpasse ses maux.

Le Dernier Livre repose sur un pupitre grisâtre, entouré d’un calame gorgé d’âme et d’une bolée enivrée d’alphabet. Il l’ouvre.

Ses yeux creux vacillent à la lecture. Un vent chaud souffle dans les allées d’OriØs, des relents voluptueux d’espérance. Les mots se vautrent dans le stupre langoureux de la poésie. Les phrases émergent de la tourbe munificente. Passionné, il s’extirpe du donjon noir, du limon fangeux dans lequel il croupit.

La pluie cesse. L’empyrée satinée se fige. La clepsydre du Mot n’égrène plus ses spores syllabaires. Les dolines abyssales se referment, les flaques carmines s’évaporent.

La Vie reprend.

L’écrivain bouge.

Diminué mais fier.

Las mais fort.

Tel un phénix renaissant de ses cendres, il s’extirpe de ses méandres. Tel un brillant sémaphore illuminant les eaux sombres, il fend et franchit l’aurorale pénombre. Les flots impétueux bouillonnent et corrodent son encre. Les bourrasques liquoreuses égratignent sa plume.

Ancré dans les débris ravagés, il résiste.

Rudoyé par les embruns mortifères, il demeure.

Et gravit les terribles écueils, imagine les blanches feuilles, surmonte l’épreuve du cercueil. L’infini susurre des certitudes de sa voix pénétrante. Un furtif frisson parcourt son échine éthérée. L’univers gémit d’ahan et une valse mystique naît des cordes d’une lyre allégorique. Les plaintes d’antan s’atrophient, submergées par le brandon de la vie, le flambeau de l’amour, la oupille du chagrin et le candélabre des Parques. Les fils du destin entremêlés, brisés, se tissent au tempo de la sérénade inébriante.

L’écharpe irisée tapisse la voûte céleste éplorée, arc-en-ciel annonciateur d’un renouveau. Comme une marionnette enfin libre de ses chaînes, le poète se redresse et titube. Comme une jeune âme marchant pour la première fois, ses pas indécis se font plus prononcés. Levant ses yeux voilés, il sourit. Même s’il sait, il sourit.

La Cité d’OriØs accueille les Derniers Mots. Ceux qui se taisent, ceux qui crient. Ceux qui brisent le silence et emmurent le fracas. Les Ultimes Paroles saignent sur les murs peinés. Larmes cinabre transformées en libation vitale.

Et l’écrivain froisse ses pages imaginaires.

L’herbe jaunie par le temps perdu, criblée d’arbres chenus, accepte les palabres charriées par les frimas. Du sol mouillé suinte l’odeur de l’humus toxine. Remugle empestant les ruelles. L’herbe jaunie par les espoirs délaissés se brandille au gré des vents impassibles. Saveurs asséchées titillant les langues fantômes. Là où le goût métallique et ferreux du sang – fiel umami ; fumet de la Fin du Tout – doit excorier les gorges nécrosées des polygraphes fuligineux, il n’y a plus rien.

Et l’écrivain caresse son feuillet.

Emprunté et maladroit, il réussit à se lever et à reprendre substance, nuageusement. D’une marche lente, il emprunte la force à chaque mot lu et retranscrit.

Inspiration ; ses pas l’amènent

Expiration ; ses mains effleurent

vers un sépulcre marmoréen.

les rocs craquelés.

Là, entre les ridules rocheuses et les souvenirs parcheminés se tient la marque des Anciens. Immarcescible et sénescente. Celle qui survole le temps ; nimbe étincelante tannant les lugubres limbes. Celle qui traverse les hivers noirs et dessine une peinture éphémère sur la toile du Néant.

Le symbole des mots usés se dresse face aux ravages des cycles et des ères. Figurine éternelle, edelweiss calligraphe siégeant fièrement au cœur même du morne désert. Puisant sa force dans le glyphe éternel, l’écrivain renaît.

Inspiration ; ses pas l’éloignent

Expiration ; ses mains soupirent

de la stèle immaculée.

l’absence du caractère fondamental.

Revigoré. Ressuscité. Ravivé. Remplumé.

Le Verbe s’affermit une dernière fois.

Le Mot se guérit une dernière fois.

La Phrase s’exalte une dernière fois.

La Lettre se fortifie une dernière fois.

Tout autour de lui, de fumeuses efflorescences fardent la terre perdue.

Derrière lui, les vestiges du mausolée brasillent ; atemporelles saphirines.

Devant lui, l’ample lutrin fulgure et l’attend.

L’inspiration lancée au galop telle une frêle haridelle devenue hongre, l’auteur gratte le papier élimé. Tremblant, il noircit ses pages ivoirines. En transe, il voyage à nouveaux dans les songes littéraires et les envolées lyriques. Plusieurs pensées transposées plus loin, les nuages pleurent à nouveau.

Une lettre. Mais déjà l’encre s’épuise.

Un mot. Mais déjà l’encre

Un verbe. Mais déjà

Une phrase. Mais

Son génie périclitant éructe des notes impunément ; espoirs suffocants d’un idéal errant. Les vapeurs corruptrices de l’effacement l’enivrent.

La silhouette du poète s’éclipse.

La noire lymphe maintenant oubliée dégouline désespérément ; fanal immortel d’un passé mourant.

L’ombre de l’aède se dessine. Reprend place dans les roches éternelles et les os blanchissants. Ses camarades désincarnés chantent à nouveau leur cantilène macabre. Ses compères vaporeux dansent à nouveau leur bal funèbre.

Tout s’arrête.

Coulent ses pleurs. Croulent ses peurs.

Et depuis. Et encore. Et toujours.

Ainsi repose – drapé de son suaire rémanent - l’écrivain aux écrits vains.

Annotations

Vous aimez lire SeekerTruth ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0