Un jeu de boules
Cela se produisit un jour comme un autre, sous le soleil radieux d’un ciel toujours bleu. Bleu azur, évidemment. Adam avait terminé sa bicoque depuis longtemps. Et il l’avait abandonnée depuis longtemps aussi. Il n’en avait pas besoin. Joie des recherches empiriques qui démontrent l’utilité des travaux, intellectuels ou manuels. En tout cas, Adam avait repris le chemin de ses champs de luzerne et se contentait maintenant de faire le con. Raymond, en bon père, surveillait son fils qui devenait de plus en plus turbulent. Et il ne pouvait agir autrement...
En effet, Adam faisait toujours ses coups en douce. Facile pour lui de savoir quand son auguste Dieu dormait puisque le ciel retentissait alors de longs roulements de tonnerre, au loin.
Et, en ce jour particulier, Adam s’amusait à marcher les yeux bandés sur un long tronc d’hévéa, coupé par ses soins quelques semaines plus tôt. L’arbre abandonné sitôt coupé, se transforma bientôt en terrain de jeux improvisé.
Adam avait remarqué que la sève épaisse de l’arbre, suintant avec abondance, permettait de confectionner une pâte molle et malléable avant séchage au soleil. Il eut tôt fait d’en faire diverses choses, toutes plus inutiles les unes que les autres, bien entendu.
Pour l’instant, première de ses tentatives de chercheur invétéré, il crut bon de se bricoler une sorte de planchette sur laquelle poser les pieds et glisser mollement sur les pentes de quelques collines voisines. Cela l’amusa quelques jours puis, comme d’habitude, il commença à se lasser de l’affaire. Jusqu'à l'instant magique où il repensa au tronc d’arbre. Celui-ci ne suintait plus depuis longtemps mais son interminable tronc présentait une pente autrement plus raide que les ridicules monticules qu’il avait dévalés jusque-là. En effet, misérablement appuyé sur un autre hévéa qui avait eu la chance de couper aux outils du jeune homme, l’arbre mort était penché, et même très penché…
Adam eut la lumineuse idée de se saisir de sa planchette à pieds, c’est ainsi qu’il l’avait baptisée, de grimper le plus haut qu’il put sur le tronc et, plein d’enthousiasme, s’élança pour une course folle vers l’autre extrémité du tronc.
Tout se déroula à merveille pendant les tout premiers mètres de sa course. Malheureusement, un peu plus bas sur le tronc, le moignon discret d’une ancienne branche les attendait, lui et sa planchette à pieds. Donc, un tronc, un con et une planche glissante...
Quand tout ce petit monde se rencontra, ce fut pour éclairer Adam sur quelques points essentiels de la mécanique des corps en mouvement, de la théorie de la gravité, des forces de frictions, des quantités de mouvements et, surtout, de leurs douloureuses conséquences.
Pour ce qui est de la mécanique des corps en mouvement, Adam découvrit avec ravissement les sensations enivrantes de la vitesse, les cheveux dans le vent, les moustiques qui se colent aux dents et les yeux qui piquent. Sans se l’expliquer, il jouit sans complexe de l’accélération de sa petite personne dans l’espace, et plein d’autres choses. Pourtant, sans respecter l’ordre chronologique de ses découvertes, Adam se souvint surtout, en se réveillant un peu plus tard dans l’herbe moussue qui tapissait le sol sous le tronc, de la force de friction…
Suivant immédiatement celle de la quantité de mouvement de forces opposées. Quand il percuta le moignon caché sur le tronc, il découvrit qu’un corps, en l’occurrence le sien, à la peau tendre et fragile, provoquait d’immenses douleurs, écorchures plus ou moins profondes quand, à pleine vitesse, celui-ci prétendait s’opposer aux reliefs acérés d’une écorce dure. Surtout entre les cuisses, là où se situait une partie importante de sa personne.
Il n’y avait jamais prêté grande attention jusqu’à ce jour particulier, mais quand il réalisa la délicatesse de cette partie de lui-même, Adam décida sur le champ d’exprimer tout ce qu’il éprouvait.
De ce jour, il décida, sans conteste, de développer un nouveau dialecte, encore en usage de nos jours, quoique très largement étoffé depuis son invention. Raymond, intéressé par la mésaventure de son rejeton, appellera donc ces mots nouveaux des « cris », du verbe « crier » qu’il inventera dans la foulée. Prononcés avec véhémence, avec force même, à s’en décrocher les molaires parfois, ceux-ci permettent de s’exprimer et, surtout, de se faire comprendre par tout le monde.
Et c'était justifié.
En effet, le terrible Adam se péta toutes les dents du devant, celles qui lui permettaient de brouter ses herbages quotidiens, telle une vache normande (1). Ses incisives se plantèrent dans l’écorce dure pendant que ses canines rayèrent le tronc d’un profond sillon. La douleur envahit entièrement l’esprit innocent du fils prodigue, au point de manquer le faire défaillir. Toutefois, il n’eut pas le temps de tomber dans les pommes. Son pied gauche ripa sur la surface arrondie du tronc, s’enfonçant dans le vide. Adam découvrit les lois de l’équilibre.
Équilibre qu’il venait précisément de perdre.
Ce faisant, dans le millionième de seconde qui suivit, son pied droit glissa aussi, par solidarité avec le gauche. De l’autre côté du tronc, cependant. Il en résulta que son corps retrouva un bref semblant d’équilibre, mais la partie supérieure de tout son être se retrouva au-dessus du tronc, pendant que ses jambes pendaient misérablement sous le tronc. La jonction de ces deux parties se trouvant concentrée au niveau précis de ses couilles, c'est précisément là que les cris virent le jour. Voyez ?
Adam eut la généreuse idée d’inventer les cris. Excellente initiative du jeune homme, d'ailleurs, parce que, dissimulés sous une épaisse couche de mousse verte, d’autres moignons de branches mortes l'attendaient ! Comprenant qu’il n’aurait pas le temps de disserter sur ses vives douleurs, il estima suffisant de crier « Ouah ! » très très fort. Conscient, malgré tout, que cela ne suffirait pas pour bien exprimer son ressenti, il jugea bon de préciser son discours en complétant ainsi « Aïe, mes couilles ! Ouah, ouah ! »
C’était assez bref et concis pour se faire entendre, pensa-t-il. Sans compter que cela pouvait être répété à l’envie. A chaque nouveau choc, par exemple. Aussi ne s’en priva-t-il pas d’en faire la dure expérience.
«Bel esprit de concision » apprécia Raymond qui avait tout observé de la scène.
Il était temps de faire un premier bilan.
Quand Adam eut terminé sa course initiatique, il avait laissé une sérieuse partie de lui-même, accrochée aux moignons. Hormis la douleur intense, Adam n’avait pas conscience de l’importance de sa découverte. Au moins jusqu’à ce qu’il reprit conscience, un peu plus tard.
Adam se brisa donc les rollmops sur ce putain d’hévéa qui fut son premier ennemi, historiquement parlant. Quasi mortel pour la lignée des Hommes.
Raymond, de son côté, en fut autrement troublé ! Car, et c’était bien là le drame, il comprit tout de suite que le jeune homme ne pourrait jamais se servir de ses bourses pour pérenniser une quelconque descendance.
Une avalanche de questions lui tomba sur le paletot, et la principale de toutes : qu’allait-il pouvoir faire de ce fils incapable de perpétuer sa race ? Dans cet état, Adam ne pouvait plus lui servir…
Pendant que ce dernier pansait ses blessures avec quelque onguent conçu à base de fleurs apaisantes, Raymond resta longtemps songeur en haut de sa montagne.
« Putain de connard d’Adam de ses couilles ! » pesta-t-il souvent, avant de comprendre que tout était réglé pour lui. Il n’était donc plus temps de rager ou de se plaindre. Il fallait agir.
Raymond se dissimula sous de noires nuées, laissant se déchaîner de monstrueux orages sous lesquels Adam manqua bien souvent mourir foudroyé…
A suivre...
(1) Invention tardive de Raymond qui, peu sûr de lui, créera bon nombre d’espèces différentes avant d’aboutir à la « normande », espèce colorée, fortement cornue mais débonnaire, grande productrice de lait dont il sera lui-même grand consommateur, avant de se mettre à picoler de l’hydromel, produit dont il sera peut-être question dans un prochain ouvrage. NDLR.
Annotations
Versions