Capote et déconfiture
La Pomme...
- Alors, comme ça, vous êtes en train de vous préparer un p'tit frichtis, pour vous et vot' z'amoureux, comme qui dirait ? relança Schirak.
- Amoureux ? Quel amoureux ? rétorqua-t-elle vivement.
- Bah, Adam, non ?
- Qui c'est encore, celui-là ?
- Je ne comprends pas trop, là... Vous ne connaissez pas Adam ?
- Clair que je sais pas de qui tu parles, toi. Dis-donc, si tu veux causer avec moi, tu pourrais pas te montrer, que je te vois un peu ?
- Un peu plus tard, ma belle amie. Un peu plus tard. Pour l'instant, expliquez-moi plutôt comment vous pouvez ignorer encore qui est Adam... Vous voulez bien ?
Eve se gratta la tête, un peu à côté de la plaque. Deux choses inexpliquées en même temps et ses neurones jetaient déjà l'éponge. Heureusement pour elle, faire plusieurs choses en même temps lui était aisé, très aisé...Une disposition naturelle, semble-t-il, à l'inverse de son équivalent masculin.
Pendant qu'elle faisait mine de réfléchir, elle tentait de comprendre de quoi parlait la voix inconnue. Et, pendant que cette dernière continuait de raconter n'importe quoi (ce qui explique que vous êtes dispensé(e) de tout ce verbiage inutile) elle avait repris son fidèle bâton et, mine de rien, localisait à l'oreille la provenance de ladite voix.
Schirak, de son côté, s'auto-hypnotisait sans le vouloir. En effet, il adorait s'écouter pérorer, fier de son riche vocabulaire. Riche en ces temps reculés, faut-il comprendre. Souvent, les représentants mâles de toutes les races existantes aimaient à deviser doctement sur tout et n'importe quoi. Le serpent n'échappait pas à la règle, voire, même, qu'il aurait pu figurer en tête du hit-parade des beaux-parleurs. Ainsi, absorbé par lui-même et son discours qu'il espérait captivant, il ne vit pas le fameux bâton s'abattre sur lui.
Eve s'était approchée sans bruit, avait grimpé sur les branches sans rien faire frémir ni briser puis, bien calée avant de frapper, avait visé entre les deux yeux fendus du reptile. Ce dernier déclara forfait sur la seconde.
Quand il retrouva ses esprits, il était saucissonné comme un rôti. Eve avait pris soin de ne pas prendre le moindre risque de le voir s'échapper à nouveau. Toutefois, elle avait décidé de ne pas le bouffer tout de suite. Pour une simple raison : Schirak avait une belle voix. Et puis, elle avait un peu de mal à l'admettre, mais la forme on ne pouvait plus phallique de la bestiole lui foutait de drôles de sensations quelque part. Malgré tout, il n'était pas question de batifoler non plus.
En ces temps anciens, hommes et animaux pouvaient parler sans problème. Pour incroyable que cela pourrait paraître, il n'existait alors aucune barrière de langage entre toutes ces espèces. Ce qui rendait Eve fort perplexe puisqu'elle était incapable d'échanger la moindre parole avec l'autre, là ; l'obsédé sexuel !
D'instinct, Eve savait qu'elle obtiendrait des informations de la part du rampant. C'était inexplicable. Seul Raymond aurait pu lui donner la vraie raison...
Mais, puisque le vieux con était encore renfrogné quelques part dans le Jardin, puisque l'autre humain était toujours planqué dans les bois, elle n'avait que Schirak sous les ongles et elle comptait bien faire parler son futur repas. Parce que, bien sûr, elle avait toujours les crocs, la bougresse. Et puis, à cause de tout ce bazar, elle avait raté l'heure du repas ! Le soleil était en effet bien loin de son zénith, à cet instant. Donc, môssieur serpent allait devoir parler s'il voulait profiter encore un peu de la lumière du jour.
- Bon, serpent, tu vas me dire pourquoi je peux te parler et te comprendre alors que je peux pas en faire autant avec l'autre qui me ressemble. Raymond-Dieu-Prométhée nous a convoqués ensemble parce qu'il avait plein de trucs à nous dire mais je suis pas sûre d'avoir tout compris. Or, toi, avec ta curieuse tête sans poil, je pense que tu sais de quoi il était question. Alors....dis-moi ! lui intima-t-elle.
- Chère amie, permettez que je vous appelle ainsi, ignorant encore le doux prénom qui est le vôtre, zozota Schirak avec une prudente lenteur.
- Je sais pas non plus comment que j'm'appelle. Et puis on s'en fout pour le moment. Parle !
- Bien, votre altesse ! répondit l'intéressé, l’œil inquiet. Mais, que désirez-vous savoir, précisément ? Vous comprenez, si vous ne me mettez pas sur le chemin, j'ai bien peur que...
- Tu finiras en ragoût et je te mangerais ! coupa-t-elle, avec un vilain sourire.
- Euh...alors, je ne vois qu'un chose à faire, soupira l'autre. Je pense que vous vous demandez pourquoi vous n'avez pas le droit de goûter aux Fruits défendus, c'est bien ça ?
- Bien, mon gars ! Tu as vite compris, répondit Eve, admirant l'arbre en question avec de l'or dans le regard. Raconte-moi c'que t'en sais, je meurs de curiosité !
- Eh bien, mon altesse vénérée, il s'avère que cet arbre n'en est pas un...
- Tu te fous de ma gueule ?
- Non pas ! Bien loin de moi l'intention de vous tromper, au contraire. Cet arbre est un poste avancé de notre Dieu à tous ; Raymond. Je suis coincé ici, dans ce Jardin, depuis les premiers jours de son existence. A vrai dire, je suis même le résultat d'une des premières créations vivantes. Tel que vous me voyez, fit-il en bombant son torse circulaire, je suis un des ancêtres de ce petit parc !
- Sans blague ? Et alors, ça fait quoi comme impression ?
- Bah... à vrai dire, on finit par s'ennuyer un peu, mon altesse !
- Bin, pourquoi c'est-y qu't'es pas parti te prom'ner plus loin ? C'est vrai, quoi !
- Oh, mais je l'ai fait ! se rebiffa le serpent. Que croyez-vous ? J'ai franchi les frontières de ce ridicule lopin de terre pour vagabonder dans des domaines autrement plus...chaleureux que celui-ci ! D'ailleurs, si vous le désirez vraiment, je pourrais vous y mener... continua-t-il de sa voix sifflante.
- Voilà que t'm'intéresses, fit-elle en se plaçant bien face à lui. Mais, en attendant qu'on reparle de ça, tu vas finir c'que t'as commencé d'causer de c't'arbre, là-bas !
Eve était un peu têtue, aussi ne voulait-elle pas perdre son temps avec les promesses fallacieuses d'un inconnu qui ne lui inspirait rien de vraiment bon, sauf d'un point de vue diététique, bien sûr. Résigné, Schirak continua donc.
- Notre Vénéré Raymond a placé cet arbre en plein milieu du parc pour nous surveiller tout le temps. C'est un mec un peu maniaque sur les bords et beaucoup parano au centre, chuchotta Schirak.
- M'étonne pas, fit Eve en s'enfilant une tranche de pain dans le bec. Mais encore ? A quoi qu'y sert son arbre, alors ?
- C'est comme une boîte à outils, si vous voulez. Quand il fait des recherches, qu'il veut arranger un truc ou changer un bidule, il s'allonge sous l'arbre et attend qu'un fruit lui tombe dans la bouche. Forcément, en fonction des saisons, ça peut prendre plus ou moins de temps. Ensuite, il faut encore que le fruit tombe pile-poil entre ses dents. Enfin, comme il passe le plus clair de son temps à dormir et à ronfler sous les branches, ça prend forcément beaucoup de temps avant qu'il n'obtienne ce qu'il veut. Et je vous raconte pas la tournure que ça peut prendre quand l'expérience est ratée... Faut tout refaire et là...bah putain, on se fait chier !
Eve ne se formalisa pas de la fin de la phrase de son prisonnier. Au contraire, sa curiosité était maintenant à son comble.
- Tu veux dire que ces fruits-là lui apprennent des choses ?
- C'est exact ! Il appelle ça l'Arbre de la Connaissance du Mal et du Bien. tout e une histoire, hein ?
- Le Mal et le Bien, c'est quoi ça ? Des oiseaux, genre autruche ?
- Non, pas du tout... persiffla Schirak avec un plaisir à peine dissimulé. Je vais vous expliquer. Tout vous expliquer...
- Ah bah quand même ! soupira Eve.
- Voilà : Raymond nous a créés, nous les bestioles et les plantes, les fleurs, le ciel, la mer, la terre et tout le bordel pour une seule chose...
- Ouais...? fit-elle, impatiente.
- Cette chose, c'est vous !
- Vous ?
- Non, pas moi. Vous !
- C'est qui vous ?
Putain, ce qu'elle est lourde ! pensa Schirak qui manqua perdre son sang-froid. (un reptile : perdre son sang-froid... Non mais, n'im-por-te quoi, j'avoue ! Y a des fois, je me demande où je vais chercher tout ça !)
- Vous, c'est votre petite personne et Adam... Toi et lui, ça fait Vous.
- Aah...fit Eve. Donc, ça se confirme : ça sent la journée de merde à plein tube ! Je te préviens, serpent de mes deux, si tu veux me dire que l'autre poireau et moi on doit former un couple, j'te promets que j'te coupe en rondelles tout de suite !
- Votre Altesse, calmez-vous ! Je vous assure que je ne complote rien de ce genre, fit vivement l'intéressé. Vous êtes faits, vous et Adam, à l'image de Raymond. Bon, vous avez moins de barbe que lui, c'est indéniable. Bon, vous puez aussi fort que lui, ça c'est exact aussi. Mais, ce que Raymond ne veut pas que vous découvriez, c'est tout ce qu'il sait, lui.
- Le Mal et le Bien, c'est ça ?
- Ouiiii... C'est ça ! Ce méchant dieu veut vous garder près de lui, rien que pour lui. En vous interdisant de manger de ces fruits, il vous interdit d'ouvrir les yeux et de tout savoir. Par exemple : voir ce que vous êtes réellement...
- Ben...j'ai pas besoin de me voir. Ça me servirait à quoi, d'abord ?
- Pffff....soupira Schirak d'impatience. Mais, bougre de connasse, tu verrais qu't'as une sale gueule, un caractère de merde et un appétit d'ogre qui fait que tu te traînes un cul gros comme une montgolfière !
Merde... Les mots de trop ! Parfois, quand l'humeur prenait le dessus sur le calme et la raison, on arrivait à perdre ce qui, un jour, sera le latin... Le problème, à cette époque, c'est qu'un mot de trop devenait souvent le dernier. Et là, en explosant de colère, Schirak venait de signer son arrêt de mort ! Outrée d'entendre le serpent parler ainsi, Eve se leva d'un bond, l'agrippa au cou (c'est-à-dire juste sous les mâchoires) et, un pied en appui sur le tronc d'arbre où elle l'avait emprisonné, elle tentait de l'en arracher sans le dé-saucissonner.
- Tu vas voir, pov' type ! J'vais faire de toi les premières frites de la terre ! Ah, j'ai un cul gros comme j'sais pas quoi ? Et je pue d'la gueule, aussi ? Tu vas voir, tu vas me visiter les molaires de près, j't'ldis, moi !
Le malheureux Schirak bandait ses muscles avec désespoir mais il sentait déjà les liens lui découper les écailles, la viande et tout le reste ! Il ne savait plus quoi faire pour se sortir de là quand, tout à trac, Adam arriva en beuglant :
- Ah ah ! Mais qui voilà ? C'est ma petite fée qui va se prendre le coup de chibre de l'année !! Viens donc par là que j'te culbute près du feu. T'vas voir, t'vas adorer !
- Ah non, merde ! Pas lui ! s'exclama Eve qui en oublia le serpent. Encore un pas et j'te transforme en ragoût aussi, c'est compris ? vociféra-t-elle, prête à défendre sa vertu.
- Rigole pas, ma grosse ! J'ai envie de te faire des trucs et des machins pas possib'. Que tu pourreras plus marcher pendant des jours ! T'sais, j'ai une imagination terrib', faut voir ! Allez, fais pas ta mijorée, viens là que j'te barbouille la case trésor !
C'est à croire que Raymond veillait encore au grain.
Adam s'écroula en glissant sur une pierre. Eve en profita tout de suite pour le finir à coups de gourdin mais il avait décidé de se la faire, alors il résistait aux coups, ce con ! Pendant ce temps, profitant du relâchement de ses liens, Schirak se carapata une fois de plus.
Cette fois-ci, plus question d'espérer convaincre la donzelle à l'amiable ! Il s'enfonça dans un terrier tout proche et, encore étourdi mais surtout profondément vexé de n'avoir pas su convaincre Eve de son charme reptilien, il s'enroula sur lui-même et fit le mort. Le temps de se faire un peu oublier pendant que les deux s'expliquaient à grands coups de pied...
Mais Schirak n'était pas de ceux qui renoncent facilement. Il organisa son nouveau plan d'attaque. Comptant d'abord sur la présence du benêt, il se dit qu'Eve serait peut-être moins dangereuse parce qu'occupée à préserver son cul des assauts de l'autre. Ensuite, il pensa qu'il était inutile de lui farcir l'esprit avec trop d'arguments compliqués. Ce n’était qu'un être humain, femme de surcroit...Donc, faire dans le simple, se dit-il, presque enthousiaste. Deux trois phrases directes, courtes, éminemment simples à comprendre et l'affaire serait jouée. Cette vermine avait manqué le tuer à deux reprises, alors il comptait bien se venger. Et, question vengeance, il en connaissait un rayon...
Il attendit la fin de la lutte, là-haut, avant de sortir de son trou. Satisfait, il constata que les deux énergumènes étaient assommés, plongés dans un sommeil profond, presque comateux. Il s'approcha d'Eve sans faire de bruit puis lui susurra dans les oreilles :
- Eve, ma petite Eve, écoute ma voix. Je suis ton Sauveur. Si tu écoutes mes paroles et si tu respectes mes conseils, alors tu seras libérée de ce gros goret d'Adam qui veut te sauter. Mange des fruits. Mange ces fruits que Raymond ne veut pas t'offrir et tu sauras comment te débarrasser de tous les emmerdeurs... Tu verras, tu ne le regretteras pas. Ce fruit s'appelle pomme. Alors, foi de Schirak, crois-moi quand je te dis : Mangez des pommes ! *
Puis, il fit comme s'il avait des pieds : il se retira sur la pointe. Sans bruit. Il n'avait plus qu'à attendre de voir les effets.
* J'espère que ceux qui ont un jour voté Schirak ne m'en voudront pas de toute cette espièglerie un peu longue pour finir par ce gentil slogan historique... Admirez les efforts d'un ignare pour en arriver là où il voulait en arriver ! En plus, l'histoire ne s'arrête pas là !
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