Chapitre 1 La chute des Héros p3
Le retentissement puissant de plusieurs cors de guerre tira brusquement Tôlem de ses rêveries et son estomac se tordit à nouveau de douloureuses contractions.
- Tiens-toi prêt gamin, grommela Teguern la main posé en visière devant ses yeux. Je crois que cette fois, c’est l’heure. Regarde, ils avancent.
Situé à environ mille cinq-cents pas droit devant eux, sur la crête d’un plateau bordant la plaine d’inondation de l’Altarie, les étendards Ircaniens venaient de percer la ligne d’horizon et avançaient d’un rythme résolu au son des tambours de guerre.
L’armée ennemie qui venait d’apparaître semblait presque dérisoire en comparaison des innombrables forces des Cités Libres Unies, et comptait au bas mot trois fois moins de soldats.
L’essentiel des troupes Ircaniènes, environ quinze milles combattants, constituait une infanterie d’élite lourdement équipée - appelée Myrmhides du nom d’un insecte cuirassé local -, qui avançaient en quatre bataillons serrées à l’avant de la ligne de front.
Tôlem observa que les premières lignes étaient armées de longues lances, qu’il imagina destinées à casser les éventuelles charges. Des troupes légères de tirailleurs disparates protégeaient les flancs de la formation lourde centrale. Une importante unité d’environ deux-milles cavaliers caparaçonnés avançaient en retrait sur le côté droit.
Tôlem ne vit aucun des fameux chars à faux dont on lui avait tant parlé ces deux derniers jours, ni même d’unités d’archers. Une fois de plus l’armée Ircaniène semblait jouer la carte de la surprise au travers d’une formation tactique inédite. Cette observation paraissait troubler profondément Teguern qui se dandinait d’une jambe sur l’autre en proie à une nervosité inhabituelle. Tôlem nota qu’il ne devait pas être le seul surpris, à en juger par l’important ballet de messagers qui galopaient entre les différents régiments jusqu’à la tente de commandement.
Lorsque les Myrmhides furent descendus à mi-hauteur du plateau, une nouvelle unité apparut au niveau de la ligne de crête.
Il s’agissait d’une cinquantaine de curieux assemblages bâchés, sorte de larges chariots, chacun tiré par deux bœufs et accompagné par une demi-douzaine d’hommes. Marchait aux côtés de cette drôle de procession un petit groupe d’une douzaine d’hommes et de femmes clairement identifiable par leurs tenues pourpres, les Magistères de la Maison du Combat.
- Je n’aime pas ça gamin, finit par lâcher Teguern. On dirait que Razhan nous prépare encore une de ses surprises. Fais attention à toi.
La bataille débuta lorsque les premiers rangs de l’infanterie lourde Ircaniène atteignit le lit presque à sec de la rivière Altarie. Parvenue à distance de flèches des redoutables archers à arcs longs de la Cité de Bodden, une pluie de projectiles meurtriers s’éleva haut dans le ciel avant de retomber dans un sifflement strident sur les hommes en armures.
Seule une poignée de soldats s’écroula face à la nuée de projectiles sifflants. Restés en retrait du front, au niveau des chariots bâchés, les Magistères canalisaient des vagues de fluide qu’ils façonnaient ensuite en de formidables boucliers protecteurs d’énergies entrelacées qui crépitaient à une hauteur d’une lance au-dessus des têtes casquées. Les tirs de Scorpions-Dardeurs n’eurent à peine plus d’effet, à la fois peu précis et se heurtant eux aussi aux vagues protectrices. L’engin dont s’occupaient Tôlem et Teguern rata ses cibles à trois reprises, crachant ses carreaux par deux fois trop court et le troisième à quelques mètres d’un groupe de tirailleurs. Devant l'inefficacité de la manœuvre, les officiers firent stopper les tirs. Les Cités Libres devraient passer par le corps à corps pour espérer arrêter l’avancée ennemi.
Sur le flanc gauche des magistères, les drôles de chariots s'arrêtèrent sur une longue bande de terre plane légèrement surélevée au pied du plateau, à environ deux cents pas du lit de la rivière. Les hommes détachèrent les bœufs puis s'affairèrent à caler les roues ainsi qu’à retirer les bâches des chariots. Les chariots déjà mis à nu portaient de curieux engins qui ressemblaient à de long tubes métalliques de presque deux fois la taille d’un homme et large comme le tronc d’un vieux chêne. De là où il se trouvait, à presque mille pas des chariots, les tubes creux rappelèrent à Tôlem la gueule béante et démesurée de certains de ces affreux vers géant qui ravageaient parfois les cultures des champs.
Un moment de flottement suivit la fin de la pluie de flèches, durant lequel les forces Ircaniènes continuèrent d’avancer sans opposition, se frayant un chemin difficile dans le limon gras et glissant du lit de la rivière.
Les premiers rangs atteignaient la berge adverse, avançant au milieu des roseaux, lorsque les cors de guerres des Hoplites d’Uguria retentirent, aussitôt suivi par ceux des Légions Noirs en provenance de Lindorn.
Les deux bataillons d’infanteries les plus importants de toutes les forces des Cités Libres, presque vingt mille hommes réunis, se mirent en marche sous les regards étonnés des escouades voisines.
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« Notre plus grand adversaire, ce sera le manque de discipline et cohésion. Jamais jusqu’à présent, les armées des Cités Libres n’ont combattu ensemble. »
Les paroles prononcées par Teguern trois jours auparavant résonnèrent douloureusement dans l’esprit de Tôlem. Le jeune homme fut conscient que quelque chose d'inattendu venait de se dérouler sous ses yeux, lorsque les deux bataillons de soldats s’élancèrent à l’assaut, faisant vibrer la terre du plateau de leurs lourdes chausses ferrées.
Et en une poignée de secondes, l’ordre de bataille murement établi vira au chaos.
Voyant les soldats avancer au combat, Gadr’k qui occupait le flanc droit avec sa Meute poussa un hurlement bestial, aussitôt repris par l’ensemble de ses hommes et se rua dans une charge furieuse.
Son cri bestial saturé en fluide tétanisa une partie des soldats alliés stationnés non loin et d’autres s’effondrèrent inconscients sous l’effet de la puissance brute emmagasinée dans le son.
L’Ancien et ses mercenaires lancés en pleine course, déboulèrent au milieu de la formation serrée des Légions Noirs et ignorant les soldats paniqués, brisèrent toute cohésion dans les rangs de leur propre allier.
Le monstre avait décidé qu’il devait être celui qui verserait le premier sang, quel qu’en soit le prix.
Le reste des armées des Cités Libres, toujours stationné sur les bords sablonneux du plateau, observait incrédule le tiers de leur force se jeter dans la bataille. Les messagers se ruaient à la tente de commandement pendant que soldats et officiers attendaient bêtement les ordres.
Gadr’k et ses quelques deux milles hommes atteignirent les premiers les lignes ennemis stationnées aux abords des roseaux.
De son point de vue privilégié, Tôlem vit l’immense homme-lézard s’écraser sur la muraille de boucliers hérissée de lances de la position défensive des Myrmhides. Les hampes des armes se brisèrent sous la violence du choc, ricochant sur l’imposante plaque dorsale de la créature et parvenant à peine à l’ébrécher en quelques rares endroits. Les quelques blessures qui parvinrent à traverser le cuir écailleux de la bête se refermèrent presque instantanément. D’un revers de son énorme fendoir en pierre, l’Ancien trancha trois soldats, brisant boucliers et armures lourdes et faisant voler membres et viscères dans les rangs. Les autres membres de la Meute éprouvèrent davantage de difficulté à franchir les longues piques et vinrent se heurter sur le mur de boucliers des troupes d’élites. S'en suivit une mêlée confuse et sanglante.
Quelques instants plus tard, les Hoplites et les Légions Noirs vinrent à leur tour s’écraser sur la muraille défensive Myrmhides, menaçant de submerger la formation qui parvint à tenir bon.
Une fois les ordres donnés, les autres armées de Cités Libres finirent par s’élancer à leur tour au combat.
Les Chevaucheurs de Bréron éperonnèrent leurs montures - sorte de grand volatile à l’énorme bec cuirassé- et contournèrent la mêlée principale afin d’enfoncer le flanc vulnérable des Myrmhides. Ils se heurtèrent en chemin aux tirailleurs Ircaniens, experts dans l’art de désorganiser l’adversaire.
Les archers de Bodden reprirent leur pluie de flèches appuyée de concert par la puissance magique d’Idrisha qui était enfin sorti de sa méditation, et réussirent à percer les défenses des Magistères pourpres. Les assauts magique de l’Aspirant, canalisés sous forme d’éclairs irisés, firent exploser les boucliers d’énergies protecteurs des Myrmhides et ravagèrent des rangs entiers de soldats d’élites, réduisant les corps à l’état de poussières calcinées et fumantes.
Tôlem et Teguern reprirent le ravitaillement frénétique de leur machine de guerre sous les hurlements de l’officier, pilonnant la cavalerie Ircaniène. Le premier carreau qu’ils encochèrent fusa sur plus de cinq cents pas pour aller clouer au sol un cavalier en armure. Tôlem manqua de vomir en voyant le pauvre bougre s’agiter un instant puis s’affaisser. Pour la première fois, il venait de tuer indirectement un autre homme. Mais la fureur du combat ne lui laissa pas le loisir de méditer sur son geste. Déjà Teguern le pressait de recharger.
L’appui des Scorpions-Dardeurs ralentit considérablement la charge de la cavalerie Ircaniène et permit à deux autres unités d'infanterie - dont les blasons échappèrent à Tôlem - de reprendre l’avantage.
Déjà les forces Ircaniènes fléchissaient, semblable à un rocher menaçant d’être englouti par la tempête déchainée.
Gadr’k continuait de se frayer un chemin sanglant, découpant de son gigantesque fendoir tous ceux qui se mettaient sur son chemin, lorsque les rangs Myrmhides changèrent brusquement de configuration.
Les soldats rompirent les rangs et reculèrent d’un coup autour de lui, faisant apparaître un vide dans la formation de près de dix pas. Les hommes mirent genoux à terre, plantèrent leurs grands boucliers et érigèrent un formidable mur de lances. Puis un second rang de soldats apparut derrière et prit appui sur le premier.
Leur apparence surprit l’Ancien. À la différence de leurs confrères lourdement vêtus, ils étaient équipés d’une simple armure en cuir et de curieux tubes de métal allongés, sorte de réplique miniature de ceux qui occupaient les chariots bâchés. L’Ancien trancha en deux de la hanche à l’aisselle un dernier Myrmhide retardataire et contempla l’étrange formation.
Une série de claquements assourdissants déchira l’air le temps d’une poignée de secondes.
Reportant son attention sur la source du bruit, Tôlem vit Ancien immobile au milieu d’un cercle de fumée blanchâtre s’échappant de la gueule d’une trentaine de tubes métalliques. Le monstre regarda avec étonnement son buste. L’énorme plaque de métal protégeant son poitrail pendait misérablement, réduit à l’état de charpie métallique. De multiples plaies béaient à la surface de son corps musculeux, ruisselant d’un sang bleuâtre épais et poisseux. Le monstre surpris d’être ainsi blessé sans en comprendre la raison hurla de frustration et déjà une deuxième série de claquements retentit, lui ravageant les chairs plus vite que son incroyable régénération ne pouvait le guérir.
Mais Tôlem n'eut pas le temps de s’apitoyer sur le sort de l’Ancien.
Un formidable roulement de tonnerre explosa, figeant l’espace l’ensemble du champ de bataille. Une fraction de temps plus tard, la tente de commandement situé à cinquante pas de Tôlem disparut dans une déflagration de terre sablonneuse, de pierres, de bois et de vapeur brûlante.
Le souffle de l’explosion projeta violemment Tôlem au milieu des buissons d’épineux, chassant l’air de ses poumons et vrillant ses tympans. Il essaya de se redresser mais une horrible nausée le maintint à genoux. Du sang coulait de son nez et des oreilles et il estima qu’au moins deux de ses côtes devaient être brisées. Redressant la tête, le garçon aperçut Idrisha situé à une trentaine de pas devant lui. De la terre noir et des racines maculaient le visage de l’Aspirant et sa barbe avait entièrement carbonisé, réduisant ses petites pierreries à l’état de charbons noircis. Incrédule, le sorcier contemplait son bras droit, arraché au niveau de l’épaule, d’où s’écoulait un torrent de sang sombre. Même son armure d’énergie dense n’était parvenue à le protéger de l’explosion d’acier. Le sorcier ne semblait pas comprendre et jetait des yeux fous au théâtre apocalyptique de débris et de poussières qui l’entourait.
Une poigne robuste saisit Tôlem par le col de sa tunique et le remit brutalement sur pied, le sortant de son voile de torpeur.
- Ressaisis-toi gamin ! Hurla Teguern méconnaissable le visage recouvert d’un mélange poisseux de sang et de poussières. Ces bâtards sont en train de recharger ! Cours mon garçon ! Cours si tu ne veux pas rejoindre le Néant Glacial !
Le vétéran l’attrapa par le bras et se mit à l’entraîner dans une course effrénée à travers les décombres d’engins de sièges et de tentes. Toujours sonné par le souffle de l’explosion, Tôlem tanguait dangereusement, avançant comme au travers d’une nappe de bruit confus et manqua s'effondrer sur le vieux soldat.
Ce fut à peine s’il entendit le vacarme de la deuxième salve.
Le vieux vétéran fut le plus prompt à réagir.
Il poussa le jeune homme de toutes ses forces, le propulsant dans une petite ornière naturelle. L’instant d’après Teguern disparut, pulvérisé dans un magma rougeâtre de chairs, d’os et d’acier.
Ce fut la dernière vision qu’eut Tôlem du vieux soldat, avant de perdre connaissance enseveli sous un monticule de terre retournée, de débris de bois et de viscères.
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