La Vision p2

6 minutes de lecture

- Je t’en conjure Sybille, redis-nous encore ce que tu as appris hier auprès de nos chers hôtes, les caravaniers. Demanda Nathaniel d’une voix plus sucrée encore que ne l’étaient ses petits doigts boudinés, affairés à décortiquer une énième pâtisserie au miel et aux amandes.

Assise à l’autre extrémité de la grande table, qui occupait l’essentiel d’un salon déjà encombré d’armoires et de bibliothèques pleines à craquer, la jeune femme lui adressa un sourire lasse de sa dentition parfaite et étincelante. Cela devait faire la quatrième fois qu’elle répétait au garçon le compte-rendu des réunions ayant eu lieu la veille entre son mentor -Maître Eloas de la Maison du Peuple- et les Sages du convoi. Pourtant, le gamin continuait de vouloir encore et encore écouter la même histoire, comme s’il allait enfin parvenir à percer quelques secrets dissimulés entre les mots.

Ce qui était l’une de ses plus grandes qualités aux yeux des Maîtres s'avérait être aussi un horripilant penchant. Lorsqu’un sujet retenait son attention, Nathaniel développait l’étrange capacité à y consacrer toute son énergie, jusqu’au limite de l’obsession. Cette particularité agaçait prodigieusement son entourage, mais elle faisait de lui, à tout juste dix-sept ans, un sérieux candidat au futur poste de Maître de la Maison des Découvertes.

Sybille le regarda engloutir un petit gâteau, tout en s’essuyant les doigts gluants de miel sur sa tunique émeraude trop ajustée. Elle avait immédiatement su apprécier ce gamin potelé et bavard, et ce, depuis leur première mission ensemble, deux ans auparavant. Il lui rappelait l’un de ses jeunes frères, Ribus, par son émerveillement permanent et sa façon de se dévouer corps et âme à chaque nouvelle lubie. Ils s’étaient revus en de nombreuses occasions après cette rencontre. Leur duo fonctionnait bien et les Maîtres leur avaient attribué de nouvelles tâches communes.

Elle soupira, et alors que Nathaniel plongeait sa main collante de miel dans la panière en osier remplie de pâtisseries, elle recommença ses explications. Pour la dernière fois, espérait-elle.

- Comme je te l’ai déjà dit, Minerba Cesse était une voyante. Comme celles que l’on croise dans toutes les villes de l’Empire, avec des talents en divination réels, mais pas de quoi faire d’elle une Oracle.

Un jour, sa mère se serait rendu compte de son don. Par hasard, comme souvent. C’était une marchande ambulante qui écumait les Cités Libres, déjà avec les caravaniers en son temps. Et elle a vite compris qu’il y aurait un paquet de pièces d’or à se faire, avec les nombreux marchands qui espèrent aussi faire fortune en suivant les convois.

Et depuis plus de quarante ans maintenant, elle suivait les caravaniers dans leurs voyages au quatre coins des Territoires Libres, puis de l’Empire.

Elle était connue et appréciée de tous. Je veux dire, même des caravaniers. Ce qui n’est pas peu dire. A force qu’elle suive tous leurs convois, ils avaient fini par lui proposer un petit emplacement dans l’un des chariots imprégnés de tête. Celui qui sert de marché ambulant, là où j'ai acheté ces gâteaux au miel dont tu te goinfre depuis tout à l’heure. Et une place dans un chariot, c’est un cadeau qui équivaut à une véritable fortune, quand on a pas la chance d’être magistères comme nous.

Concernant son travail, sa réputation était très bonne. Les marchands se pressaient pour recevoir ses prédictions et plus d'un a joué sa fortune sur ses talents.

Un des Sages qui avait eu affaire à ses services nous a expliqué comment son don fonctionnait. Très simplement. Elle touchait la personne en se focalisant sur l’objet de sa demande pour entrapercevoir une partie de son futur. Par exemple : « Sur qui parier ce soir, le grand costaud où le petit rapide ? », « Mon commerce va-t-il bien marcher quand j'arriverai à Irzinia la Dorée ? », « Mon vaurien de mari me trompe-il avec la charmante voisine ? » …

Des prédictions simples pour des réponses simples. Oui, non.

Mais jamais jusqu’à présent, elle n’avait fait de prédictions de cette puissance-là. Et encore moins d’assauts psychiques sur de pauvres gens. Personne n’arrive encore à expliquer ses actes.

- Il doit s’agir très certainement des conséquences à une exposition lente et continue à une concentration en fluide importante. Déclara Vellin, sans un regard pour ses deux camarades.

Le jeune homme se tenait assis en retrait dans un coin de la pièce, à l’ombre de deux étagères chargées de livres anciens. Il gardait la tête plongée dans un épais atlas, qui semblait par son état de décrépitude bien plus vieux qu’eux trois réunis.

- Ce ne serait pas la première fois que ce genre d’événement surviendrait, d’après ce “Traité de Divination selon Maître Perus Solbrand”. Et Maître Solbrand reste une sommité inégalée dans ce domaine, même cent-trente-deux ans après sa mort.

Ses théories suggèrent que les capacités divinatoires des pratiquants peuvent être amplifiées et évoluer au contact de grandes quantités d’énergie, au même titre que les autres arts magiques. Il cite notamment l’événement dit de “La Folie de Ranira”...

- Théorie, théorie, théorie ! Nathaniel se redressa d’un bond, arrosant au passage la table dans un nuage de postillons sucrés.

Avec Vellin, toujours une solution simple à portée de livre ! Chaque mystère se résout dans les encres d’un vieux parchemin et chaque énigme se conclut dans la poussière d’un ancien grimoire. Par les Abysses, mais qu’est-ce que tu peux être ennuyeux ! Pas étonnant que ce vieux rasoir de Lunepâle ait vu en toi le rat de bibliothèque idéal pour sa succession…

Non, je ne crois pas que la solution puisse-être aussi simple. Cette femme, Minerba, elle exerçait ses talents de voyante depuis quarante ans dans des lieux comme Thanobras. Elle a grandi et vécu toute sa vie au sein de veines de fluides.

Ce n’était pas une jeune imprégnée novice, qui deviendrait ivre de pouvoir suite à une canalisation un peu trop poussée ! Pourquoi se serait-elle laissée submerger seulement maintenant ?

Vellin, je crains que ton apprentissage au sein de la Maison du Savoir ne te borne qu’à réfléchir de manière linéaire, sans prendre en compte toute la complexité de notre affaire.

Ce fut l’affront de trop pour Vellin. Lui qui mettait toujours un point d’honneur à aborder chaque situation avec sa perpétuelle rigueur scientifique.

Il hurla.

- Et la Maison des Découvertes ne fait que vous noyer l’esprit dans un océan d’énigmes et de rêveries absurdes ! Tu n’es qu’un idiot Nathanel !

- Ça suffit ! Trancha Sybille, dans un geste d’apaisement.

Elle sourit devant leurs mines renfrognées. Les conversations entre ses deux compagnons se terminaient souvent de cette manière, devant leur étrange capacité à voir les choses de manière diamétralement opposée. Sybille se retrouvait une fois de plus à jouer les médiatrices, mais ce rôle qui lui rappelait sa place d'aînée au sein de sa grande fratrie, lui plaisait bien. Les garçons oublieraient de toute façon bien vite leur conflit et ils finiraient, comme à toujours, par tomber d’accord.

- Vous détenez tous deux une part de vérité, à l’image des deux faces qui composent une même pièce. Et il va nous falloir assembler ses deux faces. Mais pour ça, vous allez devoir apprendre à vous écouter !

Il y a une autre chose qui pourrait peut-être nous aider. Il ne s’agit là que d’un témoignage, et il n’a pas été confirmé par les Sages pour l’instant. C’est pourquoi je voulais attendre avant de vous en parler.

Une fillette aurait affirmé voir un homme se rendre chez la voyante, juste avant que les cris alertent ses proches voisins. Les deux hommes et l’enfant que tu as vu mort à ses pieds, Vellin… La gamine aurait également vu l’homme en question prendre la fuite et elle a eu le bon sens d’en faire de même, quand les premiers éclairs de fluides ont dévasté la place. Mais ce sont là que des rumeurs. La gamine et l’homme restent pour le moment introuvable.

- Ainsi, j’aurais raison ! Nathaniel jubilait. Un sourire mutin recouvrit son visage.

Tu vois Vellin, il fallait un élément déclencheur de grande importance pour faire sombrer cette pauvre voyante dans la folie. Et cet élément est très certainement notre mystérieux fuyard ! Si les caravaniers parvenaient à lui mettre la main dessus, je suis d’avis que nous en comprendrions bien plus au sujet de la vision.

Le gamin célébra sa victoire en engloutissant une nouvelle pâtisserie. Vellin lui, se renfrogna davantage derrière son ouvrage.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Athyrion ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0