Z'inthra l'Immaculée p2
La charrette ralentit l’allure, signe qu’elle était maintenant proche d’entrer dans Z’inthra. Les deux érudits n’y prêtèrent aucune attention, trop impliqués dans leur conversation.
Lunepâle poursuit ses explications sous le regard incrédule de son disciple.
- Le fluide est la clef de ce mystère. La clef de la déification. Le fluide est l’énergie de tous les possibles, et c’est cette énergie qui a transfiguré des créatures ordinaires en des Dieux tout puissant.
Ils étaient des êtres de chair et de sang et ils sont devenus bien plus. Si les êtres vivants doivent consommer de l’air pour vivre, eux se sont mis à puiser sans vergogne dans les veines de fluide.
Ils ont puisé encore et encore. Consommé des quantités phénoménales d’énergies pour bâtir leurs empires. Pour s’affronter. Pour se détruire, aussi.
Tant et si bien que l’énergie est venue à manquer.
Tout comme l’air d’une pièce close finit par s’épuiser faute d’être renouvelé, ils se sont mis à asphyxier. Et un jour, ils ont tous disparu.
Il marqua une pause, comme pour laisser à Vellin le temps d’accepter ses paroles.
- Comprends-tu les implications de ce que je t’explique ?
En ce sens, les Adorateurs de l’Unique détiennent peut-être une part de vérité. Ils considèrent l’Unique comme le seul Dieu véritable, les autres n’étant que des “emprunteurs”, usurpant des fragments de son pouvoir.
Mais faut-il encore prouver que l’Unique ait réellement existé…
Vellin frissonna. Il venait de découvrir un pan de personnalité qu’il ne suspectait pas chez son mentor.
Voilà des paroles fort dissidentes, cher Maître… Je crains que les Hauts Magistères du Cultes ainsi que les Adorateurs de l'Unique n'approuveraient pas notre petite conversation…
Il se hasarda à lui répondre.
- Mais alors, est-ce pour cela qu’il n’y a-t-il plus personne pour revendiquer le titre de Nouveau Dieu ? Et si celui que l’on recherche est vraiment l’un d’eux, pourquoi prendrait-on le risque de briser son sommeil éternel ?
Lunepâle sortit à nouveau son petit mouchoir pour éponger son front trempé de sueur. La chaleur qui régnait sous la bâche en toile à l’arrière de la charrette rendait l’atmosphère étouffante.
- Les écrits anciens nous prouvent effectivement que la concentration en fluide était bien plus élevée durant les derniers millénaires. Ainsi, même nos plus grands magistères, comme Theotar Pourpresang, ne sont que des enfants qui effleurent à peine les potentiels de la magie, en comparaison avec les races anciennes et leurs Dieux Anciens.
Mais un nouvel âge est en marche…
Sans que nous n’en connaissions encore les raisons, les flux d’énergies s’accroissent à nouveau. De minces filets de pouvoir s’écoulent des veines que l’on croyait taries depuis des siècles. Le monde est en train de changer, Vellin.
Quant à la puissance nécessaire à la déification, il existerait une méthode pour l’acquérir. Ou devrais-je dire plutôt, pour la subtiliser.
Vellin retint un hoquet de surprise lorsqu’il crut enfin comprendre. Il s’entendit répondre d’une voix chevrotante.
- Vous voulez dire… Ce Dieu… C’est sa puissance que le Doyen convoite ? Et nous allons devoir la lui voler ?
- Tu es encore naïf mon garçon.
Lunepâle ne put s'empêcher de sourire à son disciple. Dans sa bouche, cette remarque n’équivalait pas à une mauvaise critique. Ce qui n'empêcha pas les joues de Vellin de s’empourprer.
- Non, non, le Doyen ne nourrit pas de telles ambitions. Ibrius ne fait qu’obéir aux ordres de notre Reine Semira. La conquête des Territoires Libres ne constituait que la première étape de ses projets.
Devenir une déesse, voilà le souhait le plus cher de la Reine Semira.
- Alors notre mission est commanditée par la Reine… Et notre Roi Darius ? Que sait-il des ambitions de la Reine ? Acceptera-t-il qu’elle devienne plus puissante encore ? Interrogea Vellin.
- Le Roi n’est qu’un chef de guerre, Vellin. C’est un combattant féroce doublé d’un magicien redoutable, prompte à se jeter au combat avec ses hommes. Un meneur oui, mais surement pas un politicien. Qui préfère de loin le champ de bataille et les banquets aux jeux de dupes. La Reine lui trouvera bien une nouveau terrain de jeu.
Comprends bien pourquoi je t’explique cela. Tu deviendras très bientôt un Maître Magistère toi aussi, j’en suis persuadé, et à ce moment-là tu devras faire des choix. Des choix importants.
Les hommes de sciences devraient toujours pouvoir conserver leur libre arbitre…
En dépit de la chaleur moite de la charrette, un frisson glacé d’inquiétude parcourut Vellin, lui hérissant les poils.
Jamais le jeune homme n’avait imaginé les contraintes morales qui pesaient aux Magistères. Vellin connaissait l’intégrité irréprochable dont faisait part Maître Lunepâle dans ses travaux, ainsi que son respect pour la hiérarchie et la famille royale. Il mesurait à présent les insolubles dilemmes moraux qui tiraillaient son mentor et qui ne tarderaient pas à lui être infligés.
- Fort heureusement, reprit Lunepâle, nous n’en sommes pas encore là. La possibilité de trouver un quelconque “Dieu” sommeillant dans les Terres Sauvages est excessivement faible. Nous ne sommes pas les seuls à chercher Vellin. Comme nous, plusieurs équipes de magistères sillonnent le monde à la recherche de formidables sources de puissance à exploiter. Autant d’hameçons lancés par la Reine pour espérer pêcher un jour un fabuleux poisson.
Mais la vision…
L’attitude souriante de Lunepâle disparut aussitôt. Il s’empressa d’attraper de nouveau son mouchoir dans les replis de sa tunique. Sa main tremblait quand il essuya son front devenu blanchâtre.
- La vision pourrait tout changer Vellin, dit-il à voix basse.
S’il s'avérait qu’elle est liée à notre expédition…
- …cela signifierait que nous approchons du but, termina Vellin.
- Exactement. Nous ne serions plus une simple expédition de reconnaissance parmi tant d’autres. L’avenir même de l’Empire se jouerait alors entre nos mains. Et l’Empire compte de nombreux ennemis…
- Les rebelles.
- Les rebelles, oui. Mais aussi des ennemis internes, des hauts-dignitaires proches de la famille royale qui ne voudraient pas voir la Reine devenir trop puissante. Et comment réagiraient les peuples voisins, s’ils apprenaient l’émergence d’un Dieu à leurs portes, à ton avis ?
Il saisit Vellin par les deux épaules, forçant le jeune homme à le regarder en face. La peur se lisait au fond de ses yeux sombres.
- J’espère que tu comprends à présent mon silence de ces derniers jours ! Dans l’ombre, nous sommes observés, Vellin. Il en va de notre sécurité et de celle de nos proches.
J’imagine combien il doit être dur pour toi de ne rien dire à tes nouveaux compagnons. Le jeune Tristetaille est un garçon bourré de talent et je conçois que demoiselle Rivebasse soit très attrayante, mais il est impératif que tu gardes le silence sur ce sujet. Pour leur sécurité…
La charrette s'arrêta de rouler. D’un brusque geste de la main, le Maître intima à Vellin de ne pas lui répondre. Leurs paroles, désormais plus couvertes par le bruit sourd et régulier que provoquaient les roues cerclées de fer sur les pavés, se trouvaient à la merci des oreilles indiscrètes.
Annotations
Versions