Z'inthra l'Immaculée p4
Les heures passaient à la Bibliothèque des Erudits défilèrent à une vitesse folle.
L’imposant bâtiment monolithique était autant dénué de complexité dans son apparence extérieur que dans sa rigueur intérieure. Une simple porte, minuscule en comparaison de l’énorme bloc de pierre, ouvrait sur une seule et unique salle aux proportions vertigineuses. Des centaines de rayonnages -chacun capable d’accueillir des milliers d’ouvrages-, s’élevaient jusqu’au plafond voûté, aux lueurs dansantes de petites flammes maintenues captives sous leurs curieuses prisons de verre. Le Grand Conservatoire Hoebus, à la tête de la bibliothèque depuis plus de cent ans, se targuait de compter parmi sa collection quelques-uns des plus anciens ouvrages jamais écrits de mains humaines, certains datant même d’avant le Déracinement.
Les écrits de Blastus Thaa attendaient patiemment Vellin dans une petite loge à l’entrée de la salle, gardé par une magistère au regard dur et sombre comme de la glace teinté de cendres.
L’échange prit des allures d'interrogatoire. L'intransigeante mage-bibliothécaire détailla Vellin et son document signé de Maître Lunepâle sous toutes les coutures, chacun de ses coups d’œil se faisant plus tranchant qu’un scalpel. Les explications du jeune homme se devaient évasives pour garder secrète la nature de sa mission mais peinèrent à convaincre la gardienne. Elle finit tout de même par concéder et Vellin repartit avec une lourde sacoche de cuir élimé, pleine de vieux rouleaux de parchemins.
Une fois sa précieuse cargaison obtenue, Vellin alla s’installer à l’une des massives tables de travail qui encombraient le centre de l’immense pièce. Dans un silence religieux, troublé seulement de temps à autre par quelques chuchotements indistincts de lecteurs, il ouvrit la sacoche et libéra et les vieux documents de leur prison usé.
La première série de manuscrits qu’il feuilleta traitaient des écosystèmes complexes qui recouvraient les Terres Sauvages. Blastus Thaa y détaillait avec un soin infini et une rigueur qui rendit l’apprenti rêveur, les différentes strates qui composaient les forêts d’arbres géants des territoires du nord. Vellin se laissa happer par les descriptions et les multiples croquis au fusain qui agrémentaient les explications du chercheur-explorateur.
Arbre aussi ancien que le Déclin et dont la cime vertigineuse masquait la lumière du soleil ; félin de la taille d’un bérulf au pelage moucheté, prédateur fantomatique et implacable ; insecte à la carapace chitineuse chatoyante, aux mandibules semblables à des lames capables de percer sans difficultés le bois ou les chaires…
Vellin marchait à travers les bois impénétrables peuplés de créatures sauvages, quand le son du carillon annonçant la dix-septième heure de la journée résonna dans la grande salle, le délogeant de ses rêveries. Il ne lui restait plus beaucoup de temps pour retrouver Maître Lunepâle à l’entrée de la cité, et ainsi éviter de rentrer à pied.
À grand renfort de précautions, Vellin remit les manuscrits anciens dans la sacoche élimé, puis il se dirigea vers la porte. De nombreuses autres personnes rangèrent également leurs affaires après avoir entendu la cloche et lui emboitèrent le pas. Vellin supposa qu’à Z’inthra, la journée de travail prenait fin à la dix-septième heure.
Après un dernier signe de tête à la froide gardienne, il sortit de la bibliothèque.
À sa grande surprise une véritable effervescence régnait sur la place centrale, qui était si calme quelques heures auparavant. Des groupes entiers d’hommes et de femmes en tous genres, du mendiant en haillons jusqu’au dignitaire richement drapé, semblaient converger en ce lieu pour d’obscures raisons.
Incrédule, Vellin interpella un gamin des rues en haillons qui passait à vive allure près de lui.
- Hey, hey, petit, qu’est ce passe ici ?
Le jeune dépenaillé, au visage et aux mains couverts d’une suie huileuse, lui répondit sans même prendre la peine de ralentir sa course.
- Bah la Transfu, pardi !
Devant la mine perplexe de Vellin, le petit mendiant crasseux s'arrêta à sa hauteur. Il dévisagea de la tête aux pieds le magistère, comme s’il eût affaire à quelque animal exotique.
- Vous ne devez certainement pas être d’ici pour ne pas connaître la Transfu, messire. A Z’inthra, toute la ville vit au rythme de la Transfu !
Chaque dix-septième jour du calendrier des Lunes, nous célébrons à partir de la dix-septième heure le sacrifice immortel accordé par l’Unique, qui a transfusé l’Astre de son fluide vitale, nous permettant à tous de rêver en son Nom !
Notre Apôtre, Dame Gladrime nous rejoindra et nous canaliserons en Sa gloire ! Mais venez, l’Unique accorde sa bénédiction à tous les êtres vivants.
La curiosité naturelle de Vellin prit à nouveau le pas sur ses obligations. Il observa la foule continuer d’affluer de toute part des bâtiments et de l’avenue principale, pour venir se masser au pied des colonnes du temple. Bientôt, la grande place ne fut plus qu’un agglomérat bruyant de corps en attente ou semblait se mêler toutes les strates de la société Z’inthrane.
Soudain, trois individus habillés de longues robes rappelant un ciel de nuit étoilé apparurent sous l’entrée du temple, et un voile de silence béat tomba sur la place.
L'Apôtre Gladrime, que Vellin identifia aisément puisque seule femme parmi les trois personnes arrivées, se tenait encadrée de ses deux subalternes.
C’était une femme déjà âgée, au visage dur et anguleux, et dont le regard aux pupilles sombres avait conservé une douceur presque maternelle pour ses fidèles. Elle irradiait d’une aura de puissance empreinte de sérénité.
Lorsqu’elle prit la parole, une voix claire inonda la place sans aucun effort apparent.
- Filles et fils bénis de l’Unique, Enfants chéris du Véritable, une fois encore joignons nous à travers cette communion divine, que nos énergies ne fassent qu’une ! Rendons grâce à notre glorieux Seigneur !
La prêtresse ferma les yeux et se mit à fredonner dans un murmure à peine audible. L’air commença à frémir à son contact, comme prisonnier d’une danse fébrile entre attraction et répulsion. Puis dans une communion parfaite, toutes les femmes et les hommes présents sur la place fermèrent leurs paupières. Comme un seul individu indissociable, ils commencèrent à canaliser les vents d’énergies dans des vagues de murmures hypnotiques et de bruissements indistincts.
Toujours attentif depuis les portes de la bibliothèque, Vellin sentit l’atmosphère se densifier à mesure que les ondes de fluides vinrent à se concentrer autour de la foule. Par endroit les flux formaient des panaches tellement dense qu'ils marquaient l’éther de colorations mauve et indigo, rappelant à Vellin les nuages qui marbraient le ciel de la Vallée des Écorchés. La concentration en énergie au sein de la place rivalisait à présent avec celle de la veine de fluide.
Le jeune homme sentit sa vue se troubler et son corps entier fourmillait de puissance ne demandant qu’à être consumé. La sensation transporta Vellin dans une agréable torpeur euphorique. Il était serein. Il était bien.
Plus rien n’eut d’importance.
Son avenir en tant que magistère, ses proches, la quête, le royaume, la reine, les dieux… Toutes ces préoccupations n’avaient plus d'importance, tous ces ennuis ne représentaient plus rien. Il servait un dessein plus vaste. Plus magnifique. Il comprenait maintenant. Ils étaient tout. Ils étaient un. Ils étaient uniques.
L’Unique.
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