Chapitre 9 : Entre la lumière et la nuit

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La Haute Ville se dressait devant lui, immaculée, insensible à la noirceur qui rongeait ses entrailles.

Chaque pas d’Altior était une gifle silencieuse à cette perfection factice. Tout ici respirait l’opulence et l’ordre, un contraste insupportable avec les rues putrides de la Basse Ville qu’il avait quittées. Ici, tout était propre. Ici, le chaos était invisible, réduit à un murmure étouffé sous les tapis luxueux et les écrans holographiques diffusant un monde idéal qui n’existait pas.

Il passa devant une fontaine dont l’eau scintillait sous les projecteurs de néon. Des enfants y jouaient, rieurs, insouciants. À quelques mètres de là, un groupe d’hommes en costume sirotaient des verres de cristal, échangeant des paroles lisses, feignant une importance qu’ils n’avaient sans doute jamais eue. Personne ne le regardait.

Personne ne savait.

Qu’un massacre avait eu lieu.
Que la Basse Ville n’était plus qu’un charnier.
Que des innocents avaient été brûlés vifs pour protéger leur X, leur foutue drogue, leur foutue illusion de supériorité.

Et lui, l’ombre rampante du passé, traversait cette mascarade en silence.

Il connaissait trop bien cet endroit. Les failles de la sécurité, les noms des gens à corrompre, les visages à éviter. Il n’avait pas besoin de violence, pas besoin de briser des portes ou d’assommer des gardes. Le poison était plus discret quand il savait où s’infiltrer.

Il remonta.

Un ascenseur silencieux le propulsa vers les hauteurs. Ses vêtements, sombres et tachés de poussière, faisaient tache dans cet environnement aseptisé. Pourtant, personne ne l’arrêta. L’orchestrateur de son retour n’était ni un complice, ni un traitre, ni un miracle. C’était simplement la logique d’un système qui ne regardait jamais vers le bas.

La ville ne voyait que ce qu’elle voulait voir.

Et il n’était plus qu’un spectre dans ses entrailles.

Le manoir des Kale.

Un monument d’arrogance, de grandeur et de froideur. Tout ici suintait la richesse. Les statues de marbre bordaient l’allée, la façade imposante se dressait comme un temple de pouvoir, et pourtant, derrière cette façade, il savait qu’il n’y avait que du vide.

Il le sentait déjà.

Quelque chose clochait.

Là où autrefois les gardes veillaient, où la maison vibrait du murmure des serviteurs et du cliquetis des couverts en argent sur le cristal, il n’y avait plus rien.

Le silence.

Un silence malsain.

Un silence qui sentait la mort.

Il poussa lentement la grande porte en bois sombre. Elle s’ouvrit sans résistance, et devant lui s’étendait l’abandon.

Des tapis autrefois parfaits, aujourd’hui poussiéreux.
Des candélabres recouverts de toiles d’araignées.
Des couloirs jadis illuminés, plongés dans la pénombre.

Ce n’était plus une maison.

C’était un tombeau.

Ses doigts glissèrent lentement sur le mur alors qu’il avançait, effleurant le papier peint fissuré. Un frisson glacé parcourut son échine. Il n’était pas seul ici.

Il le sentait.

Quelqu’un respirait encore dans cette ruine.

10 secondes avant la fin du calvaire.

Ses pas résonnèrent sur le parquet glacé.

9 secondes avant que la vérité ne le broie.

Son cœur tambourinait contre sa cage thoracique, chaque battement un compte à rebours.

8 secondes avant qu’il ne croise le regard du passé.

Il posa sa main sur la poignée d’une porte entrouverte.

7 secondes avant de voir le visage de la trahison.

Un souffle s’échappa de ses lèvres. Il n’était pas prêt.

6 secondes.

Il poussa la porte.

5 secondes.

Une chambre. Vide. Pas totalement.

4 secondes.

Une silhouette recroquevillée sur un lit défait, bercée par un balancement lent, mécanique.

3 secondes.

Un murmure. Un bourdonnement étrange. Une voix faible, brisée, trop familière.

2 secondes.

Des cheveux en bataille. Des doigts tremblants. Des genoux ramenés contre une poitrine maigre.

1 seconde.

Elle leva enfin les yeux.

0.

Éris ne le reconnut pas.

Altior ne bougeait pas.

Ses yeux parcouraient la silhouette d’Eris, cherchant quelque chose de familier.

Quelque chose qui prouverait qu’elle était encore là, quelque part sous cette enveloppe vide.

Son esprit refusait d’accepter cette vision. C’était impossible. Elle ne pouvait pas être comme ça. Pas elle. Pas Eris Kale, celle qui avait été le centre de tout, le point de départ de sa chute, celle qui avait brisé son monde en un claquement de doigts.

Pas cette loque humaine.

Et pourtant…

Elle continuait de murmurer.

Son regard errait dans le vide, ses lèvres formaient ces mêmes mots, encore et encore, comme une prière maudite.

— Ils vont le tuer… Ils vont le tuer… Ils vont le tuer…

Sa voix était fragile. Morte. Une litanie creuse qui résonnait dans la chambre vide.

Altior sentit un frisson d’horreur lui parcourir l’échine.

Un doute, insidieux, se glissa dans son esprit.

Était-ce une mascarade ?

Est-ce qu’elle jouait la comédie ? Est-ce que c’était un piège ?

Son regard analysa chaque détail. Son corps maigre, ses doigts osseux, sa respiration hachée.

Non.

Ce n’était pas un mensonge. Elle n’était plus là.

Elle avait disparu.

Tout ce qu’il restait, c’était une coquille vide, une ombre qui traçait inlassablement les mêmes mots dans le néant.

— Ils vont le tuer… Ils vont le tuer… Ils vont le tuer…

Son cœur battait trop fort. Sa gorge était sèche.

Altior recula d’un pas, incapable d’avancer.

Comment ?
Pourquoi ?

Ce n’était pas censé être ça. Il s’attendait à une confrontation, des réponses, de la colère, du mépris.

Pas une femme détruite.

Il était venu chercher une ennemie.

Il ne trouvait qu’un fantôme.

Il devait comprendre.

Ses pas le menèrent sans réfléchir vers un mur précis de la pièce.

Un mur où, autrefois, elle lui avait confié un secret.

Ils étaient jeunes. Elle riait, le taquinait, le défiant de retrouver ce qu’elle cachait. Il avait mis des heures avant de trouver la cachette, derrière une cloison fine, à peine visible.

Il posa sa main sur la surface. L’espace d’un instant, il hésita.

Il avait peur.

Peur de ce qu’il allait trouver.

Peur d’avoir eu tort.

Mais il poussa doucement la cloison.

À l’intérieur, un coffret.

Lourd. Recouvert de poussière.

Il l’ouvrit.

Un journal.

Son journal.

Ses doigts tremblaient alors qu’il le feuilletait. Il ne savait pas ce qu’il espérait.

Puis, son regard s’arrêta sur une date.

Quelques jours avant sa chute.

"Ils veulent les Vorn.
Ils les traquent.
Ils ont demandé une purge.
Je dois faire quelque chose."

Le cœur d’Altior rata un battement.

Il tourna les pages.

"Ce soir, j’ai rencontré mon père.
Je lui ai dit que je voulais qu’il m’introduise aux réunions du Cercle.
Il a refusé. Il m’a frappée."

Il serra les dents. Il continua.

"J’ai fait en sorte que les Vorn soient salis.
J’ai mis des documents là où il fallait.
Si je ne le fais pas, ils mourront tous.
Si je le fais, ils auront peut-être une chance."

Son souffle se coupa.

"J’ai appris que les parents d’Altior sont morts aujourd’hui.
Je voulais vomir.
J’ai voulu tout avouer.
J’ai voulu le retrouver.
Mais il est tombé."

Il ferma brutalement le journal.

Son crâne bourdonnait.

Tout son corps hurlait.

Elle ne l’avait jamais trahi.

Elle avait tout fait pour le sauver.

Et elle avait échoué.

Dans un coin de la cachette, il aperçut un autre dossier.

Plus ancien.

Des relevés bancaires, des contrats, des transactions codées.

Des preuves.

La preuve que les Kale étaient responsables.

Pas juste eux.

Les plus grandes familles de la Haute Ville, toutes impliquées.

Tout était là.

Un dernier espoir s’embrasa en lui.

Un dernier sursaut de rébellion.
« Pitié que tout ça ne soit pas pour rien… » se murmura Altior, les yeux pleins de doutes.

Il y eut d’abord l’exaltation fébrile.

Une fièvre brûlante dans ses veines, une dernière étincelle, un dernier soubresaut d’espoir, fragile, ténu, mais suffisant pour lui faire croire que tout ce qu’il avait traversé, tout ce qu’il avait perdu, avait un sens. Que ça ne pouvait pas être pour rien.

Il s’acharna.

Envoya tout.

Dossiers cryptés, relevés bancaires, documents officiels, noms et dates, transactions chiffrées, photographies de l’horreur, schémas des usines, témoignages volés, le journal d’Eris, tout ce qu’elle avait caché, tout ce qu’il avait récupéré, tout ce qui prouvait sans l’ombre d’un doute que la Haute Ville tournait grâce aux entrailles de la Basse, que leurs palais scintillants reposaient sur une montagne de cadavres, que chaque inspiration qu’ils prenaient n’était rendue possible que parce qu’en bas, des bébés étaient drainés, vidés, broyés pour entretenir leur putain de X.

Il savait où envoyer.

Les grands journaux d’opposition, ceux qui se présentaient comme les derniers bastions de vérité, ceux qui promettaient des scandales, ceux qui arboraient fièrement leur indépendance, ceux qui disaient être au service du peuple.

Il attendit.

Au début, rien d’anormal. Il s’imagina les rédactions en ébullition, les journalistes tremblant devant l’ampleur du scoop, les réunions d’urgence où on décidait de comment traiter la plus grande révélation de l’histoire.

Puis vinrent les réponses.

— Monsieur, nous avons bien reçu vos documents, mais nous ne pouvons pas vérifier la source.

— Sans validation officielle, nous ne pouvons pas publier ce type d’accusations.

— Ces fichiers sont trop sensibles. Nous risquons des représailles légales.

— Peut-être devriez-vous contacter les autorités compétentes ?

— Nous sommes désolés, mais nous ne pouvons donner suite.

Il insista.

Chercha d’autres contacts.

Envoya à des figures politiques, des militants, des activistes, des enquêteurs. Il utilisa les anciennes voies clandestines, celles qu’il avait fréquentées lorsqu’il bossait pour les Vendus.

Aucun retour.

Il tenta les forums anonymes. Diffusa des extraits sur les réseaux souterrains. Se rendit lui-même dans certains bureaux, exigea des entretiens.

Les regards étaient toujours les mêmes.

D’abord l’intérêt.

Puis l’inquiétude.

Puis l’évitement.

Les portes se refermaient avant même qu’il ait pu poser le pied dans l’encadrement.

Il eut un rendez-vous, enfin, avec un directeur de rédaction, un homme d’une cinquantaine d’années, le genre qui prétendait avoir un sens moral inébranlable, celui qui se vantait d’avoir révélé les pires scandales de la Haute Ville, celui qui posait devant son putain de mur de trophées journalistiques et de prix pour son intégrité.

Altior s’assit face à lui, posa toutes les preuves sur la table.

L’homme feuilleta distraitement.

Puis il reposa le dossier.

Sans un mot.

Sans même un regard.

— Ce n’est pas publiable.

Altior sentit quelque chose se fissurer en lui.

— Comment ça, pas publiable ?

— Écoutez… L’homme se frotta les tempes, l’air las, presque compatissant. — Vous ne comprenez pas comment les choses fonctionnent ici.

— Je comprends que vous avez sous les yeux la preuve du crime le plus abject qui existe et que vous… vous allez juste… faire comme si de rien n’était ?

L’homme poussa un soupir.

— Vous pensez quoi ? Que nous sommes indépendants ? Que nous faisons ce que nous voulons ?

Il eut un sourire désolé. Un sourire de lâche.

— La Haute Ville finance ce journal. Comme elle finance tous les autres.

— Et alors ? Vous n’avez aucun honneur ?

L’homme haussa les épaules.

— L’honneur ne paie pas les salaires.

Altior sentit son corps trembler.

Une rage muette. Une impulsion viscérale de le prendre par le col, de lui écraser le crâne contre son putain de bureau, de lui faire avaler chaque page du dossier, de lui faire comprendre ce que ça signifiait vraiment.

Mais il ne fit rien.

Parce qu’il savait.

Parce qu’il comprenait enfin.

Il n’y avait plus d’issue.

Il sortit du bureau, hagard. Marcha dans les rues pavées, les mains enfoncées dans ses poches, la tête baissée, le regard vide. Il était revenu dans cette ville pour brûler son cœur. Il n’avait trouvé qu’un mur de verre.

Il releva les yeux vers les tours lumineuses, les gratte-ciel immaculés, les artères propres et ordonnées de la Haute Ville, et il réalisa ce qu’il refusait d’admettre depuis le début.

Le X n’allait jamais disparaître.

Le X n’était pas un accident.

Il était la fondation même du monde dans lequel ils vivaient. Ce n’était pas un problème qu’il pouvait résoudre. C’était le sang même de la machine. Et personne ne détruit ce qui fait battre un cœur.

Personne.

Il s’assit sur un banc.

Fixa l’horizon.

Le monde continuait.

Il eut un rire nerveux. Un rire triste.

Un rire d’homme brisé.

Il n’avait plus rien.

Lentement, il se leva. Avança vers la plateforme. Cette limite physique entre la haute et la basse ville.

Vers le dernier endroit où il avait encore une place.

Il marcha sans se presser, comme si son corps connaissait déjà le chemin.

Il posa une main sur la rambarde.

Observa la ville une dernière fois.

Un endroit qu’il avait aimé.
Un endroit qu’il avait haï.

Un endroit qui n’avait jamais eu de place pour lui.

Un endroit qui allait continuer à tourner, avec ou sans lui.

Il jeta un œil en bas, vers cette Basse-ville, cet endroit qui l’a brisé mais qui l’avait reconnu à sa juste valeur.

Il entendit une voie rilleuse, moqueuse et familière derrière son dos : - A toute, trouduc !

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