La jeune fille de glace
Il était une fois, vivait dans un paisible village au creux d'une vallée enneigée une jeune fille du nom d'Ysaline. De constitution fragile, elle ne quittait presque jamais le chalet familial. Elle passait la plupart de ses journées à lire dans son lit ou à fredonner d'anciennes chansons, assise à la fenêtre de sa chambre. Le regard rêveur, elle contemplait la forêt drapée de gel, imaginant la caresse de la brise sur ses bras et son visage, la fraîcheur de la rosée sous ses pieds nus tandis qu'elle virevoltait en pensées sur le tapis de mousse des sous-bois odorants.
Rowane, sa mère, était attristée qu'elle ne puisse sortir jouer avec les autres enfants du village. Par ailleurs, aucun d'entre eux ne venait jamais rendre visite à sa fille. Ysaline se sentait bien seule et soupirait d'envie chaque soir quand sa mère lui racontait une histoire. Au fil du temps, l'unique enfant du foyer, qui avait soif d'aventure et de liberté, sombra peu à peu dans la mélancolie. Tout comme son moral, sa santé déclina.
Aussi, au début de l'hiver, craignant que l'état d'Ysaline s'aggrave davantage, Rowane décida de se rendre dans les sommets, afin de quérir l'aide de l'Enchanteresse qui y demeurait. Le voyage s'avéra long et éprouvant, mais Rowane avait prévu tout le nécessaire dans sa musette et n'était pas du genre à se décourager. Le seul espoir de raviver le sourire de sa petite fille allégeait son cœur et allongeait son pas. Chaudement emmitouflée dans son manteau et sa cape, Rowane brava sans ciller la morsure du froid, de plus en plus intense à mesure qu'elle approchait des cimes adamantines.
Au terme de son ascension lui apparut enfin une hutte en pierre, sur la berge d'un lac cristallin. Irradiant le ciel azuré, le soleil se mirait à sa surface étincelante. Un silence irréel enveloppait les neiges éternelles.
Rowane frappa à la porte en bois et retint son souffle. Une femme lui ouvrit presque aussitôt. La visiteuse recula d'un pas, impressionnée par la stature de l'Enchanteresse. Ce qu'on murmurait à son propos était donc vrai... Vêtue d'une longue robe de velours turquoise, d'interminables cheveux d'argent encadraient son visage de porcelaine, au centre duquel brillaient deux pâles saphirs dans leur écrin de nacre. Sous le bandeau richement ornementé qui ceignait son front, l'on devinait le léger renflement d'une gemme, source de son pouvoir et de sa sagesse.
Trop intimidée pour soutenir son regard perçant, Rowane détourna les yeux et lui exposa d'une voix balbutiante la raison de sa venue. Hélas, l'Enchanteresse ne connaissait point de remède au mal qui affligeait l'enfant depuis sa naissance. Émue par le profond désarroi de la mère, elle proposa néanmoins de lui envoyer sa fille dès le lendemain, jusqu'au printemps prochain. Ainsi, Ysaline pourrait-elle s'épanouir en compagnie d'une amie de son âge. Rowane la remercia de sa générosité et lui promit de prendre grand soin d'elle.
Qu'elle ne fut la surprise d'Ysaline lorsqu'un rire cristallin la réveilla au petit matin ! D'un bond, elle se redressa dans son lit tandis que se dessinaient, sur la vitre ensoleillée, les contours scintillants d'une étoile de givre. Ysaline repoussa ses couvertures et se précipita à la fenêtre. Elle n'en crut pas ses yeux. Là, devant le chalet, dansait avec grâce une ballerine de glace. Sous ses doigts magiciens, les arbres dénudés se paraient de perles et de dentelles immaculées, illuminant les sous-bois d'une lumière féerique.
Un tourbillon de neige jaillit des mains de l'étrange inconnue. Les flocons virevoltèrent autour d'elle, puis s’assemblèrent à ses pieds en une petite boule frémissante. Ysaline se pressa contre la vitre embuée. Elle poussa un cri, émerveillée, lorsque l'adorable lapin de neige releva le museau et se mit à bondir, encouragé par l'éclat de rire de la jeune Enchanteresse qui l'avait éveillé.
Prise d'une ardeur fébrile, Ysaline se couvrit à la hâte d'une montagne de couvertures et ouvrit en grand la fenêtre de sa chambre. L'hiver la salua de son haleine glaciale, fit rosir ses joues et son nez. Revivifiée, Ysaline accueillit la visiteuse d'un chant léger, auquel Aileen répondit par une révérence enjouée.
Affairée auprès de l'âtre, Rowane se délecta un instant de l'écho vibrant de ces douces mélodies oubliées. Le règne du silence était enfin révolu.
Chaque matin, le lapin de neige jaillissait de l'abri de glace qu'Aileen s'était bâti dans le jardin et soufflait des arabesques de givre à la fenêtre de sa chambre. La tête d'Ysaline émergeait alors dessous son château de couvertures pour enseigner à sa précieuse amie de nouveaux chants. Le soir tombé, Aileen s'allongeait sur un nuage de neige pour raconter à Ysaline d'incroyables histoires de cavernes merveilleuses, de créatures oniriques et d'onde enchantée.
Bientôt, Ysaline observa chez Aileen un phénomène mystérieux : chaque fois que leur rire ou leur voix s'entremêlaient, une lueur émanait au sein de sa silhouette de glace. D'abord timide, elle devint plus intense et vibrante à mesure que le temps passait.
Rowane était quelque peu déçue de ne pouvoir faire goûter ses tartes et ses potages à son invitée. En effet, Aileen avait affirmé qu'en dépit de l'aspect fort appétissant de ses plats, aucune nourriture ou breuvage n'aurait su la sustenter. À vrai dire, tout se transformait en glace à son simple contact.
Ysaline fut attristée d'apprendre à cette occasion qu'elle ne pourrait jamais joindre ses mains aux siennes, comme les autres enfants de la vallée, pour se jurer une amitié éternelle. Elle tâcha de ne guère plus y penser et continua de savourer leurs jeux et leurs confidences à travers l'encadrement de sa fenêtre.
Hélas, l'hiver fila bien plus vite que de coutume. Désormais Ysaline rayonnait de bonheur grâce à Aileen. La mystérieuse lueur en son sein s'était mue peu à peu en une vive clarté, qui transformait la fille de glace en astre lunaire au cœur de la nuit.
Un matin, Ysaline se réveilla d'elle-même et fut prise d'une profonde angoisse. La vitre était intacte. Pas la moindre étoile de givre. Pas le moindre signe du lapin de neige. Elle se précipita à la fenêtre et découvrit avec horreur que l'abri d'Aileen commençait à fondre à son sommet. Paniquée, Ysaline chercha son amie du regard, en vain.
Elle courut dans la pièce principale, attrapa un châle de sa mère et ouvrit la porte d'entrée. Avant même d'avoir eu le temps d'appeler son nom, elle aperçut Aileen, qui sortait des bois. La tête baissée, la jeune fille de glace marchait à pas lent et lourd vers le chalet. Autour d'elle, les perles et les dentelles qui ornaient les arbres tombaient en gouttes de cristal. Le manteau de neige commençait à fondre par endroit. Ysaline comprit. Le printemps revenait. Aileen venait lui faire ses adieux avant de retourner dans les sommets. La lumière en son sein vacilla.
Ysaline éclata en sanglots. La gorge serrée, aucun son ne put s'en échapper. Aileen se lamenta d'être incapable de pleurer pour lui témoigner sa peine. Ysaline voulut sortir la réconforter mais Aileen lui ordonna de rester près de la cheminée. Soudain, la ballerine s'élança, franchit d'un bond le seuil du chalet et se jeta dans les bras d'Ysaline. Hélas, aussitôt l'étreinte la consuma. Ne restait de sa précieuse amie qu'une flaque à ses pieds.
De justesse, Ysaline rattrapa au vol, avant qu'elle ne se brise au sol, la gemme cristalline qui était dissimulée en son cœur. Horrifiée, Ysaline, courut dans la forêt à en perdre haleine. Les yeux inondés de larmes, elle serra de toutes ses forces contre son cœur la gemme dont l'éclat faiblissait. À mi-chemin, elle s'écroula dans la neige, épuisée et transie.
L'Enchanteresse apparut à ses côtés et la transporta sans plus tarder à sa demeure. Face à la douleur de la jeune fille, qui la suppliait de faire revenir son amie, l'Enchanteresse lui proposa une solution. Mais elle ne pourrait plus jamais quitter les sommets et serait oubliée de tous dans la vallée.
Au zénith du printemps nouveau, Ysaline s'immergea dans l'eau pure du lac, le cœur d'Aileen pressé contre son cœur. Elle ne sentait déjà plus ses mains, mais un sourire serein illuminait son visage de porcelaine. Enveloppée par le vent du nord et la voix de l'Enchanteresse, son corps se parait de fleurs de givre. Bientôt, Ysaline et Aileen ne feraient plus qu'une.
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