(Ancienne version du Chapitre I)

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Des astres aux couleurs irisées illuminaient le ciel. La mer berçait la suavité de ses vagues en portant leurs écumes jusqu’aux récifs. Nous étions tous deux sur la falaise, surplombant cette harmonie somptueuse. Au loin se découpait une forme sur les eaux calmes, puis l’horizon la dessina plus nettement. Une silhouette gracieuse marchait à enjambées titanesques au-dessus du murmure des vagues. Sa taille affleurait celle de dix arbres séculaires. Elle s’élevait, brumeuse autant qu’irradiée, jusqu’aux étoiles. Une enjambée de plus et nous distinguions des hanches voluptueuses porter un buste étincelant à la ferveur de la nuit. Une nuque fine et attentive arborait un visage de femme aux bois de cerf, guidé par les zéphyrs en direction des terres. C’était l’Âme de la Nature, à l’aube du printemps.
De la falaise surplombant la Baie de Cysée, nous pouvions nous émerveiller silencieusement de son retour et calfeutrer ses images intimement à l’intérieur de nous-même.
J’étais heureuse de partager ces instants avec Sail.
La nuit traça de nouvelles formes laiteuses sous la voûte céleste. L’éclat des étoiles se fit plus vibrant encore. Sail détourna un instant ses yeux de la mer. Il les plongea intensément dans les miens. Doucement, il enveloppa ma taille de son bras et me rapprocha vers lui. Au-dessus de nos épaules, l’âme de la Nature obturait le dernier éclat de la lune pendant une seconde dérobée à la nuit. A cet instant, nos lèvres se touchaient.
Soudain, une oscillation brutale se saisit de mon corps. Il fut impossible de s’extraire à son zèle. Elle enfanta d’illusions obscures, d’images indéchiffrables émergeant à la surface de mon esprit. Une tempête abjecte se logea derrière mes rétines. Puis cette vision succomba à la faveur de l’aube. Le jour perçait de ses rayons impériaux. J’écarquillai des yeux blêmes en chassant mes iris vers Sail. Une larme perla le long de ma joue. J’avais vu ce qu’il allait se produire. La goutte d’azur glissa à terre.
A cet instant, la falaise céda sous nos pieds.

҉

Où suis-je ?
Mon corps basculait lentement dans cette dimension brisée au temps. Il se renversait et tanguait obstinément, imbibé d’une chaleur occulte, rompu à toute matière.
Quel est ce chant ? Ce souffle qui épousait toutes les sonorités et ne semblait s’accorder à aucune d’entre elles. Quel fut ce faisceau qui irradiait l’espace aux quatre points cardinaux, ou peut-être, n’en existait-il plus aucun d’entre eux. Quelle fut cette couleur si pure, qui semblait toutes les composer à la fois. Où suis-je ?
Insidieusement, cette dimension du néant se brisa sous mon corps sabordé de failles nébuleuses. La lumière céda place à la torpeur de l’obscurité et mon corps s’engouffra lentement dans la pureté du chaos.
Mes paupières se soulevèrent difficilement lorsque je repris conscience. Matière et temps composaient à nouveau ma réalité. Ils furent supplées à une douleur qui évacua brutalement le murmure de l’irréel de mon esprit. Les griffes de l’obscurité furent chassées de mes rétines par les rayons ardents du soleil. Le chant de l’inaudible, la tonalité de l’immatériel cessa sous le vrombissement des vagues qui se brisaient en écume à mes chevilles.
J’étais en vie. A nouveau en vie.
Mon corps était lourd, rivé, endolori. Je sentais mon thorax s’écraser en lui-même à mesure que le souffle s’engouffrait dans chacun de mes poumons, y drainant l’air frais et iodé de la baie de Cysée. Le goût métallique du liquide pourpre coagula dans ma gorge et s’échappa par bouffées douloureuses de mes lèvres. Tout près sur la plage, le corps de Sail gisait à l’ombre d’un rocher. Il épousait, inerte, la poussière de sable et l’écume des eaux. La douleur s’intensifia dans mon corps. Un râle lourd déchira mon abdomen. Je me sentais basculer à nouveau vers la dimension des songes. Sous la morsure du zénith rougeoyant, une main humide se posa sur mon front et perla de gouttes fraîches le long de mes tempes. Devant moi transparut un jeune homme à la chevelure longue jusqu’aux hanches, couleur d’écorce du hêtre. Un nez aquilin se dessina sous deux yeux qui me rappelaient l’intensité des narcisses prospérant sur les plateaux fertiles des plaines de hauts reliefs. Il sourit calmement en rabattant mes paupières.
« Nous nous reverrons. »
A ces mots je basculai à nouveau vers cette dimension dont l’horizon, la matière et le temps constituaient en leur unité la forme la plus pure du chaos.

҉

Le Nénuphar, le Radieux, concentre en son essence l’élément de la terre et celui de l’eau. Il unit les racines souterraines, les chemins rhizomiques aux flux aqueux. C’était un rituel pour tout Cyséen d’être bercé à la naissance, épaulé dans l’épreuve puis embaumé à la mort par le nénuphar. C’est pourquoi je me suis éveillée au cœur du Crystallin. Ce sanctuaire d’émeraudes érigé dans l’axe le plus élevé de la Baie de Cysée. Une oreille attentive pouvait y entendre résonner le chant des astres à la nuit tombée. Celui-là même qui me happa nouvellement à la conscience. Le sanctuaire arborescent était gorgé d’une eau sacrée, mère de sept branches de nénuphar aussi larges que le corps d’un homme. Je me suis éveillée sur l’une de ces sept branches, bercée par l’eau divine qui chassait le danger de mon esprit et épanchait, par sa mystique, les blessures de mes membres. Soudain mes yeux furent foudroyés de stupeur. Le souvenir du corps gisant de Sail émergeait à la surface de mon esprit. Je me redressai brutalement, troublant les eaux calmes au cœur du sanctuaire d’émeraude. A quelques pas et pourtant à une distance qui ne cessa de s’étendre dans la célérité, était étendu le corps de Sail, inerte et silencieux, sur l’une des six autres branches de nénuphar. Je plongeai dans l’eau claire, vibrant à présent à la couleur d’un lagon. Mes pieds rampaient contre les dalles profondes, glissaient sur les racines épaisses de la fleur sacrée tandis que je reprenais une respiration bruyante et frappais l’eau hideusement pour me hisser jusqu’à lui. Mes tempes subissaient les afflux de sang qui se démultipliaient jusqu’à mon crane. Je m’agenouillai à ses côtés, troublant la feuille divine sous mon impulsion. Je pris son visage entre mes mains ruisselantes. Je tremblai de tout mon être. Mon corps était faible. Le sien fut si froid sous ses yeux clos. Je chancelai de sanglots en caressant son buste. Son cœur lui aussi s’était endormi.

Le chagrin qui s’en suivit n’eut pas de nom, pas même de son.
Il n’eut pas de souffle, pas de respiration, pas de mouvement.
Il fut là, écrasé dans l’âtre de l’inertie, broyé par la mâchoire de l’impuissance.
J’avais assisté à l’ascension de Sail. Livide et inexistante. La fleur sacrée s’était majestueusement recueilli sur elle-même dans le calme des eaux claires tandis que s’élevait l’eurythmie des pierres d’émeraude. Des euphonies antiques montaient vers le firmament.
Puis la fleur s’immergea dans les eaux divines, transportant Sail jusqu’au cœur du sanctuaire et plongeant en elle-même. Il reposerait à présent dans l’édifice d’émeraude, au cœur du Crystallin. La branche de nénuphar qui avait bercé son corps avait éclos, en l’une de ses nervures, d’une fleur précieuse. La Fleur de Neptune. C’était un réceptacle d’âme. Elle liait l’âme d’un corps aux racines de la terre. Son calice se parait d’un rouge éclatant découpé en sépales cendrés pareils à la couleur de ses yeux. Elle renfermait à présent l’âme de Sail.
Je m’approchais d’elle, fiévreuse, secouée de soubresauts et la déracinai précieusement. La fleur s’irradia entre mes mains. Mes yeux s’embuaient de nouveau. Je savais parfaitement où elle prendrait racine. Je quittais le sanctuaire dérobé à la nuit et m’enfuis sous l’éclat de la fleur de Neptune en direction des plaines de hauts reliefs, près du lac Osas et de sa cascade creusée dans la roche. Elle était un puit de lumière qu’il fallait pénétrer et escalader le long de ses parois détrempées, recevant des filets d’eau par les terres situées en son altitude. Je m’agrippais à la roche et me hissais aux creux des pierres de ce tunnel vertical, protégeant précieusement d’un bras la fleur de Neptune, élevant de l’autre tout mon corps un peu plus haut. De ce puit de lumière, nous pouvions admirer le ciel se peindre de teintes éclatantes tandis que l’aube arrosait les plateaux de ses premiers rayons. Le ruissellement des filets d’eau claire parcourait la roche de leurs cliquetis doux qui grimpaient en échos eurythmiques et s’évanouissaient à l’embouchure de la cascade. C’est ici que la fleur de Neptune prendrait racine. Ici que reposerait l’âme de Sail, sur l’une des parois les plus hautes de la roche, s’élevant au-delà des plaines de haut-relief, dévoilant les horizons supérieurs à la cascade, à la dérobée du lac scintillant de notre bourg et exhalant le panorama des plateaux fertiles jusqu’en contrebas de la vallée.
C’est ici que je viendrai à ta rencontre, Sail.

Aux portes du village, Alineor était expectative. Elle m’enveloppa de ses bras, les yeux noyés de chagrin. Son corps secoué de tremblements brisait sa voix en sanglots.
«Tu n’y es pour rien. »
Le vent avait déjà répandu la funeste nouvelle sur ses aquilons jusqu’au village. Alineor me savait, depuis l’enfance, convaincue d’être l’hôte de disgrâces et d’infortunes tout autour de nous. Elle savait à quel point ces scrupules me consumaient. Sa voix se perdait.
« C’était un accident »
Mon esprit lui, s’était évanoui depuis la première lune du printemps.
Les jours qui s’ensuivirent se déversèrent dans une léthargie profonde. Le soleil se levait sans que je ne le perçoive véritablement. Il se couchait sans que je ne le distingue véritablement. Je marchais sans m’en apercevoir véritablement. La vie se poursuivait sans que je ne l’éprouve véritablement. Une seule pensée irradiait mon esprit d’une chaleur faible. Celle que Sail pourrait un jour revenir. Lui qui m’avait été injustement dérobé par la griffe de ma propre disgrâce. J’étais animée par le vœu de le rendre à la vie. Ainsi, de ces quantièmes troubles dont je ne pourrais discerner le nombre, je ne me souviens que de la teinte du ciel. Elle fut mauve puis maussade, grise puis grisâtre, brumeuse puis pluvieuse. Et ce, jusqu’à l’approche de l’hiver qui la fit pâlir de blancheur et pleurer de flocons. L’arrivée du froid n’en eut aucunement affecté mon corps qui se lovait déjà dans des températures austères. Car c’est probablement cela qui me caractérisait le mieux. J’étais reclus dans l’austérité. Et ce, jusqu’à un évènement survenu au printemps suivant.


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