Chapitre 3
Quelques rayons du soleil chauffèrent la peau froide de Meerah. Elle n’avait pas encore ouvert les yeux, qu’elle avait l’impression que sa tête allait exploser. La dernière chose dont elle se rappelait, c’était cette étrange créature. Elle était sûre d’avoir déjà vu cette peau recouverte d’écailles noire comme du charbon, ces yeux couleur or, ces immenses cornes qui tourbillonnaient à leur fin, un peu comme celles d’un bélier… Cette vision lui donnait des frissons. Elle finit par se réveiller en sursaut, en se remémorant que cette créature s’était à nouveau approché d’elle et que c’était ça qui lui avait fait perdre le fil des événements.
- Tu reviens enfin parmi nous.
Meerah s’était redressée, regardant lentement autour d’elle, redécouvrant cette vieille bâtisse dans laquelle sont frère l’avait emmené. D’ailleurs, elle aurait sans doute préféré que cela soit la voix de son frère qui ait prononcé ces mots, mais ce n’était pas le cas. C’était cette même voix rocailleuse qui lui glaçait le sang. Elle se releva difficilement, en cherchant d’où venait cet éclat de voix. La tête lui tournait, comme si elle avait passé la nuit à boire et qu’elle cherchait à émerger du brouillard. Une forme d’abord floue s’approcha d’elle. Elle se rendit compte que ce n’était plus cette créature, même si la voix était la même.
- J’ai même cru, un moment, que tu faisais semblant, uniquement pour m’éviter.
- Pourquoi devrais-je vous éviter ?
- Vous ? On a dépassé depuis longtemps les politesses de ce genre.
Meerah ne se rappelait pas de qui il était. Il semblait que quelque chose les liait, qu’il y avait une histoire derrière cette peur qu’il faisait émerger en elle. Elle posa son regard sur cette forme floue qui était devenue beaucoup plus nette. Rien à voir avec cette créature aux cornes de bélier, c’était maintenant une forme humaine. Sa carrure était imposant, sa peau était sombre, la seule chose qui lui rappelait la créature étaient ses iris couleur or. Même la maison était différente. Elle n’était plus cette ruine qu’avait contemplée Meerah en arrivant. Son état était désormais parfait, chaque chose avait retrouvé sa place, plus aucune vitre n’était brisée, le carrelage avait repris une allure lustrée et quelqu’un semblait vivre dans ce lieu. La froideur du vieux bâtiment avait totalement disparue. Si Meerah n’avait pas été en face de cette personne, dont elle ignorait encore tout, elle s’y serait sentie bien, presque comme si elle était chez elle.
- La maison te plait toujours autant, on dirait, dit la voix rocailleuse. J’ai continué à décorer après ton départ.
- Après, elle hésita un instant en fronçant les sourcils, mon départ ?
- Ta mémoire te joue des tours ma chère Meerah.
Un léger sourire s’étira sur les lèvres de ce qui était auparavant la créature étrange. Il s’approcha doucement de la jeune femme et passa lentement les doigts le long de son bras, laissant sur sa peau une ligne de frissons. Meerah déglutit. Elle essayait de toutes ses forces de se rappeler qui était en face de lui, quel était le lien qui les unissait. Elle n’avait pas prononcé un mot en réponse à son interlocuteur.
- J’aurais pensé que tu serais plus… entreprenante avec l’homme qui a fait de toi ce que tu es, les doigts froids de la créature à la forme humaine se serrèrent autour de bras de Meerah. J’ai fait de toi ma reine, Meerah. Tu devrais m’être reconnaissante.
Elle essaya de se dégager de son emprise. Elle ne comprenait pas ce qu’il lui arrivait.
- Je… Je ne comprends pas. Je ne sais pas qui vous êtes.
- Je suis ton roi… et tu es à moi.
Ces mots lui glacèrent à nouveau le sang. Elle les avait déjà entendus. Mais comment pouvait-elle être la reine d’une personne dont elle ignorait tout ?
- Explique-moi, dit-elle, l’air presque désespérée.
- Je vois. Ton âme semble avoir été perturbée par les forces du monde réel.
Il relâcha son emprise, comme si son humeur s’adoucissait. Il lâcha un long soupir.
- Je vais donc réellement devoir te rafraîchir la mémoire. Assieds-toi.
Il désigna un fauteuil. Sa voix était autoritaire, mais aussi douce. Ce qui paraissait étrange aux oreilles de la jeune femme. Meerah réussit à avancer un pied devant l’autre jusqu’au fauteuil et s’y laissa tomber, comme si son corps n’avait plus la force de s’y asseoir correctement. L’homme resta debout, sans poser son regard sur la jeune femme. Les minutes qui s’écoulèrent entre le moment où elle s’était installée dans le fauteuil et le moment où l’homme posa son regard sur elle, lui parurent des heures. Enfin, les prunelles couleurs or de l’homme se posèrent sur le corps sans force de Meerah, tandis qu’il s’approchait lentement. Il fit le tour du fauteuil et posa ses doigts sur les tempes de la jeune femme. Elle ne put comprendre les mots qu’il articula tant son corps recommençait à la faire souffrir. Bientôt, son corps et son esprit tombèrent dans l’abime dans lequel son hôte la plongea.
- Meerah, reste donc avec moi.
Le sommeil semblait à peine la quitter, et pourtant elle était déjà prête à quitter la chambre qui l’entourait. Elle connaissait cette chambre par cœur. Elle était immense, les murs couverts de pierre assombrissaient l’endroit, ce qui jurait avec la clarté des draps blancs. Elle mit quelques secondes à comprendre qu’elle souriait avec un air malicieux. Meerah se tourna vers son interlocuteur et s’avança à nouveau vers le lit, trop grand pour eux deux.
- Je ne peux pas rester, tu le sais.
- Tu pourrais, dit la voix de l’homme qui s’était redressé dans les draps et tendait une main vers elle.
- Je ne veux pas de traitement de faveur, dit-elle en prenant sa main.
- Tu as droit à tous les traitements de faveur, ma chère. Et ce, depuis hier soir.
- C’était une belle soirée.
- Je ne peux te contredire, ajouta-t-il en l’attirant avec lui dans le lit. Tu ne voudrais tout de même pas que cela s’arrête aussi rapidement.
- Cela ne dépend pas de moi. C’est à toi de faire que chaque soirée soit pareille à celle d’hier.
- Ne m’oblige pas à te supplier.
- Pour tout avouer, dit-elle avec un regard malicieux, c’est assez tentant.
- Alors, je vous supplie, Meerah, ma reine, de rester.
Elle ne put s’empêcher de rire et se laissa définitivement retomber les draps de cette créature. Il était beau lorsqu’il prenait son apparence humaine, mais il l’était aussi lorsque sa peau se couvrait d’écailles et que ses cornes prenaient place sur sa tête. Seuls ses iris dorés ne changeaient pas. Meerah pouvait s’y perdre pendant de longues minutes. Et souvent, il interrompait sa contemplation en venant poser ses lèvres tout contre les siennes. C’est d’ailleurs ce qu’il fit à l’instant où Meerah se laissa convaincre par sa supplique. Ses lèvres parcoururent ensuite sa peau claire, pendant que ses doigts faisaient glisser l’étoffe qui la couvrait.
Meerah émergea quelques instants de sa torpeur, juste assez pour se rendre compte que l’homme qui tentait de lui faire retrouver la mémoire était plus important qu’elle ne le pensait. Ce qu’elle ne comprenait pas, ce que son corps semblait avoir peur de lui, alors que ces souvenirs semblaient ceux d’un couple heureux. Elle retomba dans ses divagations.
- J’ai besoin de toi pour arriver à notre but. Tu es notre dernier espoir.
- Je sais Lyncos ! Mais comment veux-tu atteindre notre but si la clef de tout ça n’est qu’un enfant ?
- Tu avais moins de scrupules il y a quelques années, lorsqu’il s’agissait de t’occuper des âmes damnées.
- Je ne me suis jamais occupé d’enfants ! Ce n’est pas le bon moment.
- Tu n’as que jusqu’à ses vingt ans.
- Je vais trouver une solution.
Meerah ouvrit les yeux dans le canapé de l’appartement qu’elle occupait avec son frère. Il devait faire nuit, comme la pièce était baignée par la lumière artificielle du lampadaire placé à côté du divan. Elle se redressa, elle avait l’impression d’émerger d’un rêve étrange, pareil à ceux qu’elle faisait depuis quelque temps.
- Tu es enfin réveillée, annonça une voix qui n’était pas celle de Rhamee.
Elle tourna la tête vers celui qui venait de parler. La voix rauque, l’intonation, elle ne fut pas surprise en voyant celui qui lui avait rappelé quelques souvenirs.
- Tu as dormi toute la journée, dit-il en souriant doucement, venant poser un verre d’eau devant elle.
- Qu’est-ce qu’il s’est passé ? Réussit-elle à articuler.
- Je crois que te rappeler quelques souvenirs a été éprouvant pour ton enveloppe corporelle. Tu as perdu connaissance, alors j’ai fini par te ramener ici.
- Où est Rhamee ?
- Il va revenir dans quelques jours, Sarah est partie rendre visite à ses parents, elle reviendra le week-end prochain.
Meerah hocha la tête. Tout cela lui semblait étrange. Même si les souvenirs dont elle se rappelait, lui faisaient penser qu’elle et cet homme en face d’elle étaient proches, tellement proches qu’ils semblaient s’être unis, quelque chose ne tournait pas rond. L’homme sourit tendrement et vint passer sa main sur la joue de la jeune femme.
- Tu as cette enveloppe depuis tant d’année qu’elle semble au bout de ses forces. C’est sans doute pour cela que tu commences à te rappeler de qui tu es vraiment.
- Je ne suis toujours pas sure de comprendre ce qu’il m’arrive, dit-elle en fermant les yeux.
Le geste de l’homme était tendre, comme si la peur qu’elle ressentait en sa présence s’était évanouie au simple souvenir de leur lien.
- Ton enveloppe devait être plus coriace qu’on ne l’avait pensé en la choisissant, elle a dû occulter tes souvenirs pendant toutes ces années. Maintenant que l’âme de cette enveloppe semble partie, la vraie toi refait surface.
- Donc je suis une sorte de créature, venue tout droit d’un monde lointain et imaginaire ? dit-elle en laissant échapper un rire sarcastique.
- Non, pas imaginaire. Tu es une Oneiroi, une créature, certes, mais pas venue d’un monde imaginaire… Plutôt venue des Enfers. Et tu avais pour mission de faire disparaitre la part de lumière en Raphaël, notre héritier.
- Notre héritier ?
Elle manqua de s’étrangler en prononçant ces mots. Avaient-ils eu un enfant dont elle ignorait tout ? Après tout, son enveloppe corporelle avait à peine dix-huit ans, mais son âme, quel âge avait-elle ?
- En réalité, l’héritier d’Hypnos, le frère de mon géniteur. Il est voué à régner sur les morts des Enfers, mais sa part de lumière l’en empêche.
- Et comment suis-je censée lui enlever sa part de lumière ?
- En l’arrachant au monde des vivants.
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