A couteaux tirés
Solène ne pouvait s’empêcher de faire pleuvoir de nombreuses questions sur Adrien. Après la soirée pizza au manoir, elle avait rejoint son ancien amoureux dans sa chambre, profitant de l’occasion pour tenter de comprendre le lien qui unissait les deux jeunes hommes.
C’était un lieu étroit, bien plus petit que la chambre de son frère ainé. Récemment Adrien en avait repeint les murs en blanc ce qui donnait l’impression d’un espace plus grand. Son lit, placé à l’extrémité par rapport à la porte, occupait presque toute la largeur de la pièce, et il avait peint divers animaux marins aux formes stylisées qui semblaient nager au-dessus de lui. Par rapport à l’espace contigu occupé par son frère, il avait hérité du bon coté de la sous-pente avec une bonne hauteur sous la charpente. L’inconvénient de cette disposition étaient un vélux situé trop haut pour permettre une vue sur l’extérieur.
Solène se sentait un peu oppressée dans ce nouvel environnement mais elle n’hésitait jamais à y rejoindre Adrien chaque fois qu’il l’y conviait. Convaincue qu’il lui avait demandé une pause temporaire dans leur relation, elle cherchait encore une ombre d’espoir à laquelle se raccrocher.
Bien qu’Adrien rencontrât des difficultés à répondre à certaines de ses interrogations, à chaque fois, il essayait d’être le plus sincère possible avec elle.
— Et tu es sûr ? souffla Solène en se laissant tomber dans le fauteuil.
— J’en ai longtemps discuté avec Anna. L’idée que mon corps se muscle de plus en plus m’horrifie.
— À ce point ?
— Oui. Et Anna a obtenu une prescription pour des hormones stoppant la puberté auprès du médecin de l’hôpital. Cela me donne un peu de temps…
— Du temps pour éventuellement changer d’avis ? s’empressa-t-elle d’ajouter.
— Je ne pense pas. Je ne me sens pas en accord avec les codes de la masculinité.
— Je sais. C’est une force pour un homme d’être capable d’exprimer sa part de féminité. J’ai été séduite par ta personnalité, tes valeurs et ta capacité d’écoute. Tout cela fait de toi quelqu’un d’exceptionnel.
Gêné pas ce compliment inattendu, il se leva et commença à se mouvoir entre le lit et la porte, tantôt s’approchant de Solène, tantôt recherchant la distance nécessaire pour lui permettre de poursuivre son objectif.
— C’est gentil. Ce serait plus facile de rester dans cet état et de bénéficier de mon statut d’artiste pour exprimer mon originalité mais, depuis le naufrage je ne veux plus me cacher. J’ai envie que tout le monde puisse me voir telle que je me sens.
— C’est vrai, cela ne va pas être facile ! L’étape que tu t’apprêtes à franchir risque de t’attirer quelques moqueries.
— J’espère pouvoir compter sur les deux personnes les plus chères à mon cœur, Cédric et toi.
— Oh, cet homme de Cro-Magnon !
Ses yeux verts lançaient des éclairs pouvant hypnotiser ou foudroyer son vis à vis. Pendant un instant, Adrien ressentit à nouveau un trouble pour celle qui le soutenait et le défendait sans retenue. Pourquoi le sort avait-il décidé d’une aussi grande animosité entre ces deux personnes chères à son cœur ?
...
Adrien se remémora sa dernière entrevue avec Anna, juste avant la soirée avec Cédric. Il avait essayé de parler de cette animosité, se demandant s'il n’en était pas, au moins partiellement, la cause. La psychologue lui avait répondu qu’elle pourrait éventuellement en parler avec eux plus tard, lors d’une séance collective. Mais, elle estimait que c’était encore trop tôt. Préférant se concentrer sur la préparation de la soirée au manoir, Adrien avait abandonner ce premier thème pour la séance.
- Cédric a-t-il des souvenirs de l’accident maintenant ? questionna Anna.
- Je ne sais pas, il ne m’a rien dit. Tu penses qu’il m’a invité pour en parler ?
Le tutoiement facilitait l’échange entre eux. Les tons clairs et les lignes épurées du cabinet de consultations de la psychologue semblaient aussi l'aider à mettre un peu d'ordre dans ses pensées tourmentées qu'il essayait de cacher lorsqu'il était avec les autres.
- C’est possible... Cela pourrait vous rapprocher de partager vos expériences et vos ressentis à tous les deux. Et ce serait une bonne amorce pour la suite.
Adrien se remémorait sans cesse l'accident, ne comprenant toujours pas ce qui s’était réellement passé sous l’eau. Il n’avait pas hésité à plonger au secours de Cédric bien qu’il ait été lui-même affaibli de sa lutte contre la houle. L’océan devenait de plus en plus sombre en s'enfonçant à sa recherche et il n'arrivait pas à localiser Cédric. Sur le point de suffoquer, il l’avait vu venir vers lui alors qu'il commençait à perdre conscience. Pendant un temps indéfinissable, il s’était senti tracté vers le fond puis, il avait senti un frôlement sur ses lèvres suivi d’un courant d’air marin réveillant ses poumons. Il avait ouvert les yeux et vu Cédric inanimé à côté de lui. Fort de ce souffle, Adrien avait remonté son ami vers la surface. Tout le monde le traitait en héros mais il se demandait souvent lequel des deux avait réellement sauvé l'autre. Il n’osait pas parler de ces moments, même avec Anna.
- J’espère qu’il s’en souvient. Cela m’aidera à lui parler de mon besoin de changer de genre. Tu penses qu’il est prêt, Anna ?
- Tu sais qu'avec Cédric, tu dois avancer lentement. Il n’a pas l’esprit aussi ouvert que Solène. Et je connais tes craintes concernant votre amitié.
Les encouragements d'Anna lui avaient permis d'arriver confiant à leur soirée pizzas. Il était même prêt à engager le dialogue avec Cédric, même si celui-ci essayait encore de fuir la discussion. Malheureusement, celui qui était moins en moins son ami avait refermé la porte à peine entrouverte.
...
— Adrien, tu m’entends ?
Solène venait de l'arracher à ses tristes pensées. Son inquiétude le touchait mais il n'acceptait pas qu'elle s'attaque à nouveau à Cédric.
— C’est mon ami et je sais qu’il a le potentiel pour devenir quelqu’un de bien. Tu pourrais lui laisser le bénéfice du doute, Solène.
— S’il y a une perle dans l’huître que je vois, elle est encore au stade du grain de sable, siffla-t-elle.
— Si tu avais l’occasion de le connaître un peu mieux…
— Un homme qui se comporte comme un coq au milieu d’une basse-cour, jamais !
— Ça passera. Le jour où il trouvera une femme d’exception, il sera le meilleur des compagnons pour elle. J’en suis sur… Il a un bon fond.
— Permets-moi d’en douter. Mais, je comprends un peu mieux votre amitié. Comment a-t-il réagi lorsque tu lui as parlé de ta dysmorphie de genre ?
Solène pouvait entendre ses confidences et il ne doutait plus de son soutien à chaque étape de sa transformation. Avec Cédric, malheureusement, il avait l’impression, au mieux, de faire du sur place.
— Il m’a déçu, encore une fois…
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