En automne, même si les journées raccourcissaient, les habitants de l’île bénéficiaient encore de quelques chauds après-midis. Les jeunes en profitaient souvent pour trainer à la plage après les cours et seule la nuit tombante leur rappelait l’heure du retour. Cédric ne faisait pas exception et, cette fois, il en ressentait le besoin après les révélations d'Adrien. Lorsqu’il rentra chez lui, la maison était dans l’obscurité et des éclats de voix lui parvinrent du petit salon. Reconnaissant celles de Philippe et Hortense, il se dirigea à leur rencontre.

• Te voilà enfin mon fils, j'allais envoyer un de nos serviteurs à ta recherche.
• Désolé, père. Je me suis attardé à la plage avec mes amis. J'ignorais que vous m'attendiez.

Sa tante lui fit signe de la rejoindre et Cédric s'assit à côté d'elle, sur l'épais canapé en velours.

• Ta tante m'a raconté votre entrevue avec Solène. Le roi des mers vient ce soir. Il devrait bientôt arriver.

Cédric était un peu surpris de ne pas voir sa mère pour cette première rencontre officielle. Et tout autant d’observer la présence de sa tante attendant la venue de Triton avec eux. Plutôt que de les questionner, il préféra cependant passer déposer son sac dans son loft. Même si des serviteurs étaient à leur disposition, Charlotte avait toujours tenu à ce que ses enfants ne laissent pas trainer leurs affaires. C’était, disait-elle, montrer du respect pour le travail de leur personnel de maison.

À peine arrivé, Cédric entendit le carillon de la porte d’entrée. Il se précipita dans les escaliers puis il prit quelques secondes pour récupérer son souffle avant de pénétrer dans le petit salon. Instinctivement, il se tint droit, essayant de se créer une stature solennelle pour cette première rencontre officielle. Le roi discutait avec le baron, debout devant la fenêtre. Sa silhouette longiligne donnait une impression de grandeur, un effet d’optique étrange puisque les deux hommes étaient pratiquement de la même taille. Triton portait une chemise vert eau et un pantalon bleu pétrole, ses longs cheveux nacrés étaient attachés et son visage glabre rendait l’estimation de son âge difficile. En dehors de son teint pâle, il aurait pu passer pour un habitant de Pescarine.

• Bonjour monseigneur, je suis honoré de vous rencontrer, récita Cédric lorsque le roi se tourna vers lui.
• Je t’ai entendu lorsque tu m’as interpellé face à la mer, mais je ne pouvais pas venir plus tôt, accusa Triton, contrarié.
• Lorsque le roi prend forme humaine, la puissance du dôme s’en trouve amoindrie, précisa Philippe. Et en ce moment, les perturbations climatiques extérieures sont anormalement intenses.

Le baron lui fit signe de les rejoindre, l’invitant par la même occasion à regarder vers l’océan serin. C’était en totale contradiction avec ce qu’il venait d’affirmer et Cédric ne comprit pas où le baron voulait en venir.

• Notre dôme nous protège des dérèglements climatiques depuis plusieurs années, expliqua Philippe.
• Nous avons été le premier peuple à souffrir de la pollution des mers, compléta le roi. Nombre d’entre nous en sont morts et, sans le dôme, notre espèce se serait déjà éteinte.

Figé, Cédric attendit la suite. Ce fut son père qui reprit, comme si les deux hommes avaient décidé de se partager ce récit dans lequel la mythologique de l'île côtoyait l'ordinaire.

• Nous avons un accord entre nos deux peuples. Notre espace marin est une réserve naturelle dans laquelle la pêche est limitée et réglementée. Et nous, nous profitons de ce climat idéal et de ...
• Mon temps ici est compté, coupa Triton. Hortense pourra lui raconter l’histoire du dôme après mon départ. Et toi, Cédric, tu pourras bientôt venir découvrir ton peuple même si je n’ai pas apprécié tes reproches concernant ton ami.
• J’étais en colère ...
• Accuser sans preuve n’est pas digne de ta lignée, tonna le roi. Les conditions extérieures étaient particulièrement néfastes le jour de ton accident. La perturbation à l’origine de la vague carrée a traversé le dôme. J’ai envoyé une de mes sentinelles à ta rescousse quand la goélette a chaviré. Elle a effacé ta mémoire comme nous le faisons à chaque fois qu’un individu n’est pas prêt à nous rencontrer. Maintenant que tu connais notre existence, tu devrais pouvoir retrouver de nouvelles bribes de souvenirs.

Cédric se réjouit à l’idée de combler enfin ce trou noir. Oublier un morceau de sa vie était plus angoissant qu’il n’avait pu l’exprimer.

• Et Adrien ? Il n’a pas perdu la mémoire, lui, questionna Cédric.
• Adrien est arrivé plus tard, ma sentinelle a eu le temps de changer d’apparence. Il a cru que c’était toi et l’a guidé pour l’aider à te retrouver. Nous avons la capacité de montrer aux humains ce qu’ils ont envie de voir.
• Et vous en avez fait une femme !

Cédric regretta ses mots au moment où ils s’échappèrent de sa bouche. L’air courroucé de Triton lui fit craindre des représailles conformes à celles racontées dans les histoires de sa grand-mère. Pourtant, le roi connaissant les difficultés des deux jeunes hommes depuis le naufrage s’adoucit.

• Nous ne pouvons pas changer la nature profonde des gens. Nous ne sommes en rien responsables de ce qui se passe avec ton ami.
• Je vous demande pardon. J’étais en colère et ...
• Stop ! Cesse de t'excuser tout le temps. Tu seras un jour le gardien de ces lieux. Apprends à maîtriser tes émotions si tu veux devenir un dirigeant intègre.
• Vous avez raison, monseigneur, j’ai été injuste envers votre peuple, répondit Cédric après un moment d’hésitation.

Triton sortit en direction de la plage privée du manoir. En rejoignant l’océan, il réitéra son invitation. Et juste avant de disparaître dans une brume soudaine, il se retourna.

• Et tu n’as pas à m’appeler « monseigneur », je suis ton arrière-grand-père.