« Tu es prête, Ayanna ? »
Le lendemain matin, Ayanna retrouva son père endormi sur le canapé. Elle prit soin de le couvrir d’une peau de bête puis s'attela à la préparation du petit-déjeuner : elle versa le lait lyophilisé dans de l’eau chaude, ajouta une touche de miel et découpa des tranches de pain dur, fabriqué par son père. Face aux attentions de ce dernier qui se multipliaient, elle s’efforçait de continuer à prendre soin de lui en retour.
Lorsque la douce odeur sucrée et le chant des casseroles parvinrent enfin à le réveiller, Ayanna entendit Amisa taper le parquet avec sa patte arrière. Le lapin observait souvent avec curiosité leurs habitudes et répondait instinctivement aux attentes de la fillette. Ainsi avertie par son compagnon, elle rejoignit son père et le salua de son plus beau sourire, vêtue de son tablier crasseux et une spatule à la main.
Maï ne s’habituait pas à son allure de cuisinière de marché louche : roulé autour de sa taille en un gros boudin, il lui rappelait les tenues traditionnelles de combat de certains guerriers étrangers. Forcément, cela ne pouvait que dénoter avec la taille de sa fille. Il lui ébouriffa ses cheveux encore détachés et la suivit dans la cuisine.
Choqué par l’incident de la veille, Maï jeta un coup d’œil par la fenêtre... Histoire de s’assurer qu’il ne s’était pas agi d’un rêve… La clairière recouverte d’une épaisse couche blanche ne laissait pas l'once d'une ombre menaçante transparaître. La forêt respirait le calme, la rendant à la fois rassurante et pleine de dangers. Qu'importait... au plus profond de lui, son corps lui rappelait l'évidence même de l'attaque et que ses effets n’étaient pas dissipés. Que faire ?
Maï vérifia leurs stocks et remarqua que celui de farine commençait à s’épuiser ; il allait devoir la rationner. Ayanna avait déjà tout porté sur leur table basse et il fut sommé de la rejoindre pour avaler son petit-déjeuner.
« Dis, Papa, c'est où l’endroit où on donne des offrandes au Loup ? »
Les yeux de la fillette fixaient l'urne de sa mère. L'avait-elle guidée dans sa réflexion ? Le regard pressant d'Ayanna le força à s'affairer.
Pour mieux répondre à sa question, Maï déroula la carte avec laquelle il lui enseignait la géographie sur la table basse. Elle le seconda en posant une pierre sur chaque coin pour qu’elle tînt en place.
D’abord, il désigna un point sur le Pôle Nord :
« Ca, c’est chez nous. C’est la forêt de l’Aurore, tu te souviens ? »
Ayanna hocha la tête, concentrée. Maï fit ensuite glisser son doigt à l’autre extrémité de la carte.
Elle écarquilla les yeux, ébahie.
« C’est si loin ?
— Oui, c’est très éloigné. C’est juste là, à l’est du Pôle Sud. Tu vois le village, là ?
— Il y a vraiment des gens qui vivent encore au Pôle Sud ?
— Eh bien, oui. Il est vrai que les terres sont arides et que le froid empêche de faire pousser quoi que ce soit, mais les relations commerciales tissées avec les différents continents leur permettent de… »
Les sourcils froncés, les lèvres pincées, Ayanna tentait de suivre ses explications, sans y parvenir. Son désir d'apprendre était insatiable, mais la compréhension de la géopolitique devrait encore attendre un peu.
« Tu sais, Ayanna… Ta maman, elle est née là-bas.
— Si loin ? Ce sont les esprits qui vous ont réunis ?
— Peut-être bien. Si c’est le cas, je ne pourrais jamais assez les remercier. »
Maï profita de l’occasion pour lui parler de l'histoire du monde et de la manière dont le Continent Premier s’était approprié leurs ressources, leurs peuples et leurs cultures par le passé. Afin de ne pas biaiser les opinions de sa fille - lorsqu'elle serait en âge de juger de leurs actes - il s'efforça d'en parler sans amertume. Maï avait hâte qu’elle partageât son point de vue ; sa fille s'épanouissait au sein d'un milieu où la nature prédominait, capable de l'influencer dans sa manière d'aborder les questions sociales... À l'inverse, il espérait qu’elle restât une enfant insouciante et à l’écoute de son petit monde, à l’abri des regards.
Maï sentit une paroi s'effondrer en lui : pour la première fois depuis leur arrivée, il pensait au futur. Pas seulement au lendemain, mais à l’avenir lointain. Père et fille avaient franchi de nombreuses épreuves et leurs liens s’étaient renforcés pour survivre aux jours qui suivraient. Maï était enfin prêt à laisser son sentiment de culpabilité derrière lui. Ainsi deviendrait-il capable d’affronter le présent et le futur pour sa fille.
Ayanna saisit la main que son père lui tendait et le suivit dans la cuisine. Il se posta face à l’urne et la fillette ne tarda pas à comprendre ses intentions. De fait, elle n'hésita pas à l'imiter lorsqu’il attrapa un coin du tissu couvrant l’urne.
« Tu es prête, Ayanna ? »
Il était temps qu'elle rejoignît leur quotidien. Ils étaient enfin prêts à la partager avec elle.
« Un… Deux… Trois ! »
Les rayons du soleil se reflétèrent sur les pigments bleu roi de l'urne de Rivière, mère et femme qui reposait désormais en paix, à leurs côtés.
Ayanna se sentit fière du chemin qu'ils avaient parcouru et elle remercia sa mère pour la protection qu'elle leur avait apportée... en espérant que son message l'atteignît.
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