« C’est… un autre monde. »

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Après trois jours de marche, l’odeur du charbon brûlé vint enfin leur titiller les narines. Savoir qu’ils arriveraient à la gare ce soir rassurait Ayanna. La fatigue, engendrée par le cumul du voyage, du froid et du nouvel handicap de son père, avait éprouvé leur patience. Ils s’étaient même disputés après qu’elle se fut inquiétée de ses premières chutes. Bien sûr, elle comprenait que le corps et le cœur de son père étaient menés à rude épreuve et, ce, malgré le guidage d’Idama. La fillette était désespérée de se savoir impuissante alors qu'il trébuchait à chaque racine, tressaillait à chaque écho porté par les vents. Pour l’aider, elle n’avait trouvé qu’à lui décrire les paysages pour qu'il pût anticiper ce qui pourrait perturber son équilibre.

Lorsque la ligne de chemin de fer se profila, le stress accumulé lors de ces derniers jours s’évanouit : la piste de la gare était bien plus aisée à suivre que celle tracée par sa boussole. La chaleur dégagée par les trains lors de leurs passages avait fait fondre la neige sur les côtés et l’herbe avait commencé à recouvrir le sol de façon uniforme. Ayanna trouva dommage d'avoir à écraser ces fragiles fragments de vie. Peut-être même leur petite troupe offensait-elle un esprit. La fillette conta ses impressions à son père, tout en tournant sa tête à gauche, puis à droite pour déterminer la suite de leur chemin :

« Tu as bien grandi, Ayanna. »

Ayanna réalisa soudain qu’il était désormais incapable de percevoir la plus sincère de ses réponses : son sourire... Alors même qu’elle n’en avait d’autre à lui apporter. Pire, le silence devenait son unique interprète, ce qu'elle ne pouvait tolérer. Les mains de son père frémirent lorsqu’elles entrèrent en contact avec les siennes et son front se dérida. Elle guida ensuite ses doigts pour qu’il pût deviner son sourire. Même si la perception qu'ils avaient de l’un et de l’autre avait changé, elle était déterminée à ce que rien ne se postât en travers de leurs liens.

Les oreilles d’Amisa, toujours perché sur la tête d’Idama, basculaient vivement d’avant en arrière, alors que certains animaux et insectes nocturnes s’éveillaient. De même, le ciel se teintait de rose et les nuages semblaient vouloir tutoyer les cimes, signe que la nuit ne tarderait plus à tomber. Ayanna repensa à leurs provisions, qui ne leur permettraient pas de perdre une journée de plus, et sonna le départ.

Ils arrivèrent à la gare avant le noir mais le dernier train pour Minespoir était déjà loin. Au moins dormiraient-ils au chaud ce soir. Ayanna dessangla Idama à l'intérieur de l’étable voisine au bâtiment d’accueil, où deux chevaux se partageaient une botte de foin. Elle recueillit Amisa dans ses bras puis regagna le hall où elle avait laissé son père.

« L’avantage de nos gares retirées, c’est qu’on est à l’abri des voleurs. »

Bien que son père lui eût toujours paru costaud, l’homme avec lequel il était en train de discuter semblait capable de déplacer une montagne. D’ailleurs, Amisa, impressionné par cette nouvelle rencontre, se faufila sous son manteau. Dans son uniforme de chef de gare — une veste bleue marine avec deux lignes de quatre boutons dorés, reliés sur chacun des pans par des cordelettes assorties ; une large ceinture noire à boucle serrée à la taille ; et un pantalon crème étriqué, surmonté de bottes noires cirées — l’homme à la peau blanche était aussi grand qu'il était dodu. La porte d’entrée claqua derrière la fillette, ce qui surprit son père qui sursauta.

« Es-tu perdue mon enfant ?

— Elle est avec moi.

— Ah ! Sois la bienvenue ! »

L’homme ne daigna les lâcher qu’après avoir échangé quelques paroles, curieux de la vie du père et de sa fille. Il se retrancha derrière son comptoir vitré, à préparer la fermeture de la gare. Ses tâches terminées, il rejoignit Maï. Ayanna s’était endormie sur ses genoux, Amisa lové contre elle. L’hôte lui proposa de partager un dîner avec lui.

« Je n’ai pas grand-chose à vous offrir, mais vous serez au moins au chaud et… à la lumière. »

Maï, pensa au bien-être de sa fille et n’hésita pas à accepter et à l’arracher de son sommeil.

Les yeux encore à moitié clos, elle saisit la main de son père puis le guida jusqu’à son habitation, juste à côté des étables. Au passage, elle s’assura qu’Idama n’avait pas été maltraité par les chevaux.

La loge était suffisante pour accueillir un seul homme, mais la chaleur qui se dégageait du poêle la rendait accueillante. L’hôte les invita à s’assoir sur un banc juste assez grand pour eux deux, puis prépara le repas tout en les questionnant à propos de leur mode de vie.

« Ce retour à la nature n’a pas dû être facile avec un tel handicap… Sans vouloir vous offenser.

— C’est… un autre monde. »

Le chef de gare dut deviner qu’il venait de toucher une corde sensible, car il n’insista pas.

« Du coup, demain matin, c’est le grand retour depuis un an. Vous n’appréhendez pas trop ? »

Sa voix bourrue contrastait avec ses intentions généreuses. Alors qu’il lui versait un bol de soupe de légumes, Ayanna remarqua ses bras velus, terminé par des mains aussi fines qu’adroites. S’il avait été un esprit, elle pensa qu’il aurait dû être une espèce d’ours aux pattes d’aigle. Amisa sortit du pull en laine de sa maîtresse, attiré par l’odeur de la soupe. Maï ne relança la conversation qu'après que sa cuillère de métal eût heurté le bol en bois :

« Que voulez-vous dire ?

— C’est qu’il y a eu pas mal de changement à Minespoir. La mine a fermé, par exemple.

— Que s’est-il passé ? À priori, ce n'était pas un problème d'argent quand on sait qu'ils n'ont même pas tout dépensé quand ils ont investi Minespoir.

— Un effondrement, qu’ils disent. Ce sont les bribes d’information que je récolte grâce aux journaux et à certains voyageurs de passage. »

La discussion entre son père et cet homme intriguait Ayanna. Non seulement il vivait seul toute l’année dans une gare reculée, mais il semblait aimer ça. La raison pour laquelle il les avait interrogés sur leur mode de vie ne faisait plus aucun doute. L’homme s’était tu alors qu’il terminait le bouillon à même le bol, puis se leva, ouvrit le tiroir d’une commode bancale et en sortit une petite fiole de métal.

« Vous n'allez jamais au village ?

— On ne peut pas vraiment parler d’un village. Une exploitation, si vous voulez mon avis. »

Non loin de la gare, à deux jours de marche, une tribu d'autochtones avait résisté jusqu’alors à émigrer vers Minespoir. Proche des montagnes et difficile d’accès, la compagnie ferroviaire avait décelé le potentiel du territoire et construit cette gare de province pour l’exploiter.

Leur hôte versa le liquide translucide dans deux tasses et en donna une à son père.

« J’imagine que ça fait longtemps que vous n’avez pas partagé un petit remontant ? »

Ayanna tira la manche de son père, qui lui tendit le récipient. La fillette en renifla le contenu avant de repousser son bras.

« Pour revenir au village… Depuis que la mine du nord de Minespoir a fermé, il y a six mois, les industries Montonord ont réinvesti dans l’exploitation forestière.

— Et les villageois ?

— Ils n’ont pas tellement eu le choix. Bien sûr, les natifs se sont rebellés, ils ont tout tenté pour faire capoter le projet… Certains se sont même… »

Ayanna ne perçut le chuchotement que leur hôte avait adressé à son père, mais étant donné sa mine attristée, elle en déduit qu’il ne leur été rien arrivé de bon. Ces « natifs », quelque-part, étaient leurs cousins, et, quelque-part, ils partageaient leur sort.

« Aux yeux de l’industrie, l’argent est plus fort que les convictions. Il n’y a pas de croyances qui tiennent. Les habitants ont préféré quitter le village que de s’attirer le courroux de leurs chers esprits.

— Ils ont quand même trouvé du monde pour venir travailler ?

— Bien évidemment. Imaginez un peu tous ces mineurs de la capitale qui se sont retrouvés sans boulot, du jour au lendemain. La main d’œuvre a accouru face à une pareille occasion. »

Ayanna se souvint de son père et de sa mère couverts de suie, éreintés par leur journée dans le noir.

« Au moins, cette gare a retrouvé un peu de vie, c’est ce que je me dis.

— Mais à quel prix… »

La réponse de son père lui avait clairement échappé. Pour le moins, le chef de gare ne s’en sentit pas accusé, et préféra rire aux éclats pour souligner la maladresse de son invité.

Ils ne tardèrent pas à se coucher. Une longue journée les attendait.

Ayanna, allongée auprès de son père sur les peaux de bête jonchée à même le sol, serra Amisa contre elle. La fillette appréhendait le voyage en train, l'empêchant de trouver le sommeil.

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