Histoires d'un soir

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Le conteur est vêtu d'une tenue typée "renaissance" avec une chemise et un pantalon bouffant. Il porte en plus un grand manteau bariolé, aux couleurs d'Arlequin.

* * *

→ (Entrée sur scène lente. Il s’avance, regarde le public et ne dit rien. Un temps, puis il clame :)

 Ou (selon la salle)

→ (Entrée par l’arrière de la salle. Il clame ses répliques tout en avançant vers la scène)

Ils peuvent être des armes

Des coups terribles qui font couler les larmes

Des poisons invisibles qui dévorent de l'intérieur

Comme ils peuvent être des ailes qui emportent ailleurs

Comme ils peuvent être des remèdes qui sauvent des vies

Une médecine pour les souffrances ou les désirs inassouvis

L'humain dans sa parfaite médiocrité n'a rien de plus beau

Que ce talent qu'il a à utiliser les mots

Ils sont certes personnels mais faits pour être partagés

On a tous gardé des mots comme souvenirs du temps passé

Les irremplaçables épistoles d'un être cher et trépassé

Ou bien quelques « je t’aime » d'un amour expiré

Même sur son lit de mort il reste les mots

Les derniers, murmurés en un râle d’agonie

Ceux partagés près du corps pour sa dernière cérémonie

Et pour finir : sur le tombeau

Jusqu'à la fin, il y a les mots

(Pause, le conteur est sérieux et regarde le public. Cela dure quelques secondes, puis il fait un grand sourire)

(enjoué) Bonsoir, sémillants spectateurs si chers à mon cœur !

Puisque vous aller devoir m’écouter babiller, autant se présenter ! Je me nomme Bayan Barden Samandriel. Il y a une chose dont je raffole, c’est que les mots s’envolent en folles farandoles. (avec des mouvements de chef d’orchestre :) Qu’ils dansent en abondance selon leur consonance ! En cadence ! Je ne bafouille point de foutaises ! Jamais je ne me foire ! Et lorsque vient le soir, je raconte à foison de belles histoires. (en levant quatre doigts :) Quatre mots ! (puis en baissant ses doigts un par un :) Il était une fois...

(petit salut, amusé)

(Grave) Il était une fois un marchand de Bagdad, qui vit un jour, non-loin de son étal, une sinistre silhouette. Ses yeux étaient deux puits sans fond, où semblait briller une lueur de surprise. Ses longs doigts squelettiques tenaient une grande faux. Il sut que c’était la Mort et qu’elle venait pour lui.

(Enjoué) Alors le marchand prit la fuite ! Il abandonna son étal et sauta sur son cheval ! Ils cavalèrent, le bête et le cheval, toute la journée, jusqu’à la ville de Samarra. Mais à l’entrée de la ville, la silhouette sombre était là. Le marchand se résigna, il descendit de son cheval et dit à la Mort : « Tu as gagné, prends-moi. Mais avant, je voudrais savoir pourquoi tu avais l’air surprise de me voir ce matin ». Et la Mort répondit : « C’est simple, je ne m’attendais pas à te voir à Bagdad le matin alors que nous avions rendez-vous le soir à Samarra. »

(Jeu avec le public)

Il était un roi qui voulait être sage et décida donc de réunir dans son palais les érudits du royaume. Il leur montra un anneau d’or et dit : « Je veux que vous réfléchissiez ensemble à une phrase que je ferai graver sur ce bijoux et qui m’aiderait à être un bon souverain. Ce sera une vérité absolue. Elle devra me garder humble dans la gloire et, dans la tempête, me redonner espoir. ». Alors les lettrés s’isolèrent.

Ils revinrent voir le roi, après un mois. Une érudite s’avança et voilà ce qu’elle dévoila :

« Cela aussi passera ».

Le roi fit graver cette maxime sur son anneau, qu’il garda toujours sur lui.

Lorsqu’il était auréolé par ses victoires, le roi relisait la phrase et, puisque la gloire ne durerait pas, il restait humble. Lorsque les difficultés s’amoncelaient, le roi relisait la phrase et, puisque la tourmente ne durerait pas, il gardait espoir.

Les années passèrent, le roi fut un bon souverain.

Les années passèrent, et puis le roi mourut.

Les années passèrent, et même son palais disparut.

Comme la gloire, comme la tourmente, cela aussi passa.

(regarde la scène, la salle, le public ; puis avec le sourire, l’air de s’excuser :) Cela aussi passera.

(Jeu avec le public)

Une énigme ?

Celui qui le fabrique le vend, celui qui l'achète ne s'en sert pas, celui qui s'en sert ne le sait pas. Qu'est-ce ?

Un cercueil

(Jeu avec le public)

(ton dramatique) Il était une fois une femme sur laquelle la Mort voulait s’abattre. Cette femme tomba malade, resta alitée des jours, et… (ton amusé) finit par guérir. Déçue, la Mort voulut la frapper à nouveau. Une amie de la femme désirait fêter sa guérison, elles mangèrent ensemble un délicieux ragoût avarié. L’amie mourut quelques heures plus tard, mais la femme vomit et survécut. La Mort prit cela pour un défi. Deux jours plus tard, la femme marchait dans la rue lorsqu’une brique tomba d’un bâtiment directement sur elle. Cependant, elle vit passer sur le trottoir d’en face un bel inconnu et se tourna pour le suivre du regard. La brique manqua sa tête et s’écrasa sur son épaule. Elle cria de douleur, les badauds s’attroupèrent comme ils le font si bien, (léger suspens) et l’homme arriva. Il était médecin ! Il l’emmena donc chez lui et s’occupa de sa blessure. La femme le remercia, le paya et partit. Le jour suivant, elle fut confondue avec une criminelle qui terrorisait alors la ville. L’arrestation eut lieu le matin, le jugement l’après-midi, l’exécution le lendemain. Elle fut attachée à un bûcher, auquel un bourreau mit le feu. Les flammes se propageaient. La fumée âcre l’étouffait.

(cela doit devenir un jeu avec le public ; mettre la femme dans le pétrin et laisser deviner comment elle va s’en sortir)

Et puis, (suspens) la pluie tomba. Une pluie torrentielle qui éteignit les flammes. Puisque la pluie ne s’arrêtait pas, la femme fut pendue. Le bourreau lui passa la corde au cou, et la hissa. Elle commença a étouffer.

Mais la corde, humide, avait commencé à pourrir et… Crac ! La femme retomba. Tandis que le bourreau partait chercher une autre corde, la nouvelle arriva qu’un nouveau meurtre avait été commis. La femme fut donc innocentée. La Mort enrageait. Cependant, la femme était encore blessée et sous le choc. Elle frappa à la porte du beau médecin et il prit soin d’elle jusqu’à ce qu’elle aille mieux. Elle le remercia à nouveau, puis s’en alla. Elle décida de quitter la ville et marcha vers la maison de son frère qui habitait un petit village non-loin de là. En chemin, elle tomba. Puis des cavaliers arrivèrent au galop. Elle se voyait déjà piétinée.

Et puis les chevaux sautèrent au dessus d’elle. C’est alors qu’arriva un chariot.

La femme rampa à temps jusqu’au bord de la route. Le chariot passa.

Il y avait là un ravin. Elle tomba dedans. Une chute de plusieurs mètres durant laquelle elle s’écorcha.

Et puis elle atterrit sur un épais lit de fougères. Elle passa plusieurs jours, les os brisés, incapable de bouger. Elle pensa mourir de soif ou de faim. Des corbeaux la trouvèrent.

Des corbeaux qu’une jeune fille s’amusait à suivre. Elle trouva la femme, chassa les oiseaux et courut prévenir ses parents. C’est en regardant l’enfant partir que la femme s’évanouit.

Lorsqu’elle se réveilla, elle était dans un lit confortable. Ses membres lui semblaient moins douloureux. Elle ouvrit les yeux et vit qu’elle était chez son frère. Celui-ci discutait avec le beau médecin. Après cela, la Mort abandonna. Lorsqu’elle fut remise sur pied, la femme déclara son amour au médecin et ils vécurent heureux. Des dizaines d’années passèrent. Le médecin mourut de vieillesse. Alors la femme laissa la Mort l’emporter elle aussi.

(Jeu avec le public)

(se tourne, prend un masque à l'effigie de la Mort, reste de dos assez longtemps pour que le public s’interroge, puis se retourne brusquement :)

Bouh !

(pause en remuant bizarrement ; puis en insistant sur les voyelles :)

Je suis la Mort ! Je rapplique pour estourbir… (hésitation, puis désignant quelqu’un dans le public:) Toi ! Lève-toi ! (Avec des grands gestes) Et meurs !

Si la personne joue le jeu : (Rire sadique et grotesque)

Si la personne ne joue pas le jeu : Meurs ! Mais crève ! Ça suffit, tu meurs maintenant ! Gougnafier ! Meurs ! (souffle ; puis en le disant normalement :) Bon bah rassieds-toi…

(il répète le même processus plusieurs fois puis range son masque)

(Jeu avec le public)

(Avec des pauses pour laisser le public approuver ou pas :) Vous aimez le champagne ? Le cidre ? L’eau pétillante ?

(ton très sérieux :) Vous êtes des bulles.

Le temps, c’est le champagne. Les bulles y apparaissent, montent, disparaissent, plus ou moins vite. Vous êtes des bulles. Franchement, la mort vous ferait sûrement moins peur si on la comparait à des bulles dans un verre plutôt qu’à un grand machin squelettique avec une faux. Vous allez mourir, désolé. Et la personne à votre droite aussi. Et celle à votre gauche. Surtout celle à votre gauche. Et ce bâtiment aussi va disparaître, un jour. Memento mori. Souviens-toi que tu vas mourir.

Et ce que j’essaie de vous dire avec mes racontages, c’est que fuir la mort ne la repousse pas. Jamais. Un jour elle viendra pour vous. Accueillez-la avec une tasse de thé et des petits gâteaux.

Cela nous amène à une dernière histoire.

(il retire son manteau et s’assoit sur le bord de la scène)

Il était une fois un barde, une grande gueule au grand cœur, qui vivait au jour le jour ; (ironique) mais surtout la nuit avouons-le. Ce barde alla et vint sans attaches durant une grande partie de sa vie. Et puis un jour, il rencontra un homme, et il l’aima, et il resta.

Cet homme se nommait Cornil. Ses yeux étaient si profonds que le barde pouvait y perdre la mémoire. Ses mains abîmées de charpentier avaient la douceur du soleil sur la peau. Ils se jurèrent de passer leur vie ensemble.

Et la vie jugea bon de les y aider.

Une rue sale, une nuit sans lune, des ombres errantes autours des deux amants. Ils rentraient chez eux, main dans la main. La clef tourna dans la serrure ; ils passèrent la porte.

Trop tard. Le corps de Cornil s’effondra. Son sang écarlate cascada sur le carrelage. Le barde sentit un bras autour de son cou, une lame lui déchirer la peau entre les omoplates. Cela dura quelques secondes, cela sembla des heures. Le métal tranchait. Le barde avait la chair et le souffle coupés. La lame s’enfonçait encore. Les larmes coulaient ; le sang giclait. Cela dura quelques secondes, puis le barde aussi s’effondra.

Deux cadavres enlacés. Pourquoi ? Le barde ne le sut jamais.

Savez-vous à quoi ressemble l’au-delà ? C’est une plaine morne qui s’étend à l’infini, où les esprits oublient leur vie. Ils s’enlisent, ils meurent encore, ils s’effacent et rejoignent la marée humaine des spectres qui errent sans but. Le barde s’y refusait. Il appelait, criait, hurlait, beuglait : « Cornil ! ». Il courait entre les fantômes, il cherchait sans s’arrêter. Mais Cornil restait introuvable. Le barde aurait cherché jusqu’à la fin des temps, mais à force de lutter contre l’apathie inspirée par ce lieu, ce lieu le chassa.

La maison n’était plus là ; la ville n’était plus la même. Convaincu que Cornil le rejoindrait, le barde attendit cent ans. Puis il partit.

S’il lui arrive encore de raconter des histoires, le barde n’a désormais plus qu’un désir : celui de pouvoir encore mourir et, cette fois, d’oublier. Trouver enfin la paix.

(Il se lève, salut la foule une fois, le regard embué de larmes, puis se retourne et sort de la scène. Le dos de sa chemise est couvert de sang).

Long temps mort, puis « vrai » salut.

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