Chapitre 6 : Rien à foutre !
Le maelström rubis recracha la Trinité des Darck, sur un sol fatigué. Le bois geignit sous l’impact de leurs baskets, imitant une bête blessée. Derrière eux, le passage se contracta, puis s’estompa. Kieran chancela, recherchant un point d’appui avant de laisser échapper un juron à demi-mots. Il scruta ce qui l’entourait.
— Où est-ce qu’on a atterri ??
Feignant l’indignation, Enlil croisa les bras, le toisa de haut en bas et proclama :
— Et dire que c’est moi qui vous aie traîné ici à l’époque…
Warren ricana, comprenant instantanément :
— Allez, Kieran, c’est pas si vieux que ça, même pour toi.
L’intéressé claqua la langue, agacé, avant de rétorquer :
— Tu auras 31 ans un jour frangin !
L’architecture, masquée par l’obscurité, laissait pourtant deviner des lignes élancées, sculptées avec soin. Puis un détail se révéla plus frappant que le reste. Entre les poutres et les ornements taillés, un vitrail fissuré se distinguait : un entrelacs d’anges et de démons s’affrontant dans un ciel de feu et d’orage. Les couleurs, ternies par le temps, gardaient une intensité troublante sous la lumière diffuse. Un fragment intemporel. Une évidence :
— Merde… L’église des Réformés. Sans les spots, le bar, les banquettes et le DJ, les strip-teaseuses, ça n’a pas la même gueule.
Ce lieu marqua un tournant pour les garçons. Dans les années 2000, Enlil y organisait des soirées étudiantes clandestines, veillant d’abord à ensorceler prêtres et nonnes afin de jouer les physionomistes et Dame pipi, tout en se garantissant un droit d’entrée exorbitant. Ce business, transmis d’un frère à l’autre à leur entrée en fac, servait un dessein plus vaste. Leur mère tenait à ce qu’ils côtoient les humains, qu’ils les comprennent, de les gouverner quand le moment s’imposerait. Car la conquête et l’assujettissement de la planète n’étaient pour Enlil et sa mère qu’un passe-temps commun.
D’un revers de bras, Kieran tenta d’éloigner l’odeur lourde qui stagnait dans l’air : encens fané, cire consumée. Warren, malgré tout, s’attarda sur un point resté en suspens.
— Pourquoi cet endroit ?
Exaspéré d’expliquer l’évidence, Enlil s’exécuta tout de même :
— Ce Marseille-là n’est pas celui qu’on connaît. Tout est brouillé. Un saut mal calculé et on pourrait finir figés dans la pierre ou déchirés entre deux réalités. Il fallait un point fixe. Autant choisir ce qui ne vacille jamais.
Enlil décrocha son chech, le tissu ondula entre ses doigts, prêt à insuffler une nouvelle illusion. Dans un sourire goguenard, il souffla :
— Salagadou, la menchikabou, la bibidi bobidi bou...
Le textile s’embrasa et, dans une nuée pailletée, les enveloppa. Les coupes se refaçonnèrent, les matières s’ajustèrent, absorbant les codes de l’élite des années 60. Warren hérita d’un complet bleu nuit aux lignes impeccables, d’une chemise en popeline à col italien, entrouverte juste ce qu’il fallait, et de mocassins en cuir verni. Son turban se révéla sous une nouvelle forme, devenant un foulard de soie glissé sous le veston. Une montre Oméga ceignit son poignet.
Kieran s’approcha d’un miroir. Une épaisse couche de poussière en troublait la surface. Il l’effleura et d’un impact glacé, la saleté se dispersa. Confronté à son nouveau look, il grimaça : un pantalon ajusté anthracite, un blazer en tweed jeté sur un pull de cachemire à col roulé. Une paire de Ray-Ban s’ancra sur son nez, achevant cette allure d’intellectuel à la James Dean en pleine effervescence du Swinging London. Se sentant tenus en laisse, il arracha la cravate imposée par Enlil, qui peignait le parfait masque de l’innocent lorsqu’il se prit un :
— T’abuses.
Soudain, son keffieh jusqu’alors invisible se révéla. Sa soie vaporeuse céda la place à une laine épaisse, et l’étoffe se noua d’elle-même autour de son cou, sobre et discrète :
Satisfait de son œuvre, l’aîné haussa les épaules. Dans la même impulsion, son reflet se métamorphosa. Le tissu de son costume s’assombrit, gagnant en rigidité. Un trois-pièces anthracite aux revers impeccables s’ajusta sur lui, accompagné d’une chemise blanche à col rigide et d’une cravate sobre. Des boutons de manchette en argent ajoutèrent une touche d’autorité silencieuse. Une montre Cartier vint ceindre son poignet tandis qu’une paire de lunettes de soleil aux montures fines se fixa sur son nez. Il prit une pause théâtrale, lissant le revers de sa veste avec un sourire entendu.
— Il fallait bien vous accorder au standing.
Pivotant pour jauger l’ampleur de cette nouvelle contrainte, Kieran laissa poindre son exaspération. À juste titre : le tweed collait à son dos, rigide, sculptant sa silhouette au lieu de la laisser libre. Un costume de dandy, un carcan de laine et de conventions.
— J’ai l’impression d’être déguisé Peaky Blinders de wish.
Enlil détailla le résultat avec détachement :
— T’avais une meilleure idée que de débarquer en 1965 avec ton sweat Jacquemus ?
Warren plus posé coupa leur échange :
— C’est élégant.
Pour souligner l’évidence, l’aîné fit une courbette exagérée :
— Merci les frères Lagerfeld.
— Oh, eux, ils te bénissent pas ! T’as tellement traumatisé la mode qu’ils ont viré le mot « stagiaire’ de leur dico.
Enlil laissa son chech onduler jusqu’à ses épaules avant qu’il ne se fonde de nouveau dans l’invisible. N’en démordant pas Kieran surenchérit :
— On va me remarquer !
— Incroyable... T’es le seul à ne pas voir ce qui crève les yeux. T’es né avec une allure de prince, et t’as beau râler, ça ne change rien. Essaye de faire profil bas, tu finiras quand même sous les projecteurs.
Des pas lourds résonnèrent sur les marches de pierre. Dans l’ombre des escaliers en colimaçon, une silhouette s’avançait lentement, guidée par la lueur tremblotante d’une bougie. Une robe de bure effleurait les marches. Puis, un visage sévère, encadré de rides d’inquiétude, émergea enfin de la pénombre : un prêtre, la cinquantaine austère, un chapelet serré entre les doigts.
Il s’arrêta net, figé comme une statue de sel. Là, sous les arcs gothiques, trois hommes se tenaient. Enlil et Warren, connaissant par avance la suite de la farce, retenaient leur hilarité avec la dignité approximative de deux enfants espiègles.
Désorienter l’arrivant, balbutia :
— Mais… Qui êtes-vous ?
Avant qu’il ne puisse réfléchir davantage, Kieran leva un bras et soudain, un halo doré baigna la nef. Son ombre s’étira démesurément, et d’un timbre grave, profond, vibrant d’autorité céleste, il tonna :
— Je suis Dieu ! Approche, mon enfant.
Le prêtre porta aussitôt une main tremblante à sa poitrine, le cœur battant à tout rompre.
— Seigneur… souffla-t-il.
D’un ton très biblique, Kieran enchaina :
— Justement ! Ne reconnais-tu pas celui que tu pries ?
Le pauvre homme eut un spasme, ses genoux fléchirent. Il se signa frénétiquement, sa respiration saccadée.
— Mon Dieu… Mon Dieu…
Puis, joignant les mains en une prière désespérée, il implora dans un sanglot :
— Pardonne-moi mes péchés, Seigneur ! Aie pitié de mon âme !
Puis, incapable de supporter davantage l’émotion, il bascula en arrière, s’évanouissant. Un silence plana.
Puis Enlil, fut le premier à craquer. Warren le suivit, plié en deux, suffoquant de joie. Kieran, étouffa un ricanement derrière son poing avant de dissiper son halo :
— Et une crise de foi, une ! souffla-t-il en s’époussetant.
— T’as surpassé tes propres standards, là… hoqueta Warren.
— J’ai failli m’étouffer ! renchérit Enlil, secouant la tête. J’ai cru revivre la tête du Pape François quand tu lui as fait le coup !
Repensant à cette fameuse farce d’une époque insouciante, ils redoublèrent d’hilarité.
Pendant que le prêtre gémissait dans son inconscience, les trois princes, impeccablement vêtus et au sommet de leur audace, quittèrent l’église d’un pas léger, glissant dans la tombée de nuit marseillaise.
La place devant eux était encore animée, grouillant d’une vie urbaine typique du Marseille des années 60 : des hommes en costumes bon marché, des dockers aux épaules voûtées, des prostituées accoudées aux lampadaires et des enfants aux pieds nus filant entre les jambes des adultes. Une ville en tension, une ville entre deux mondes, entre deux époques :
— Taxi ! lança Warren en levant la main.
Une première voiture ralentit, puis, à peine le chauffeur aperçut leurs visages, il accéléra.
— Enfoiré… grinça Kieran entre ses dents.
Un deuxième taxi s’arrêta. L’homme, un quinquagénaire à la mine patibulaire, les jaugea. Puis, remonta vers leurs faciès :
— Ah… Non. J’prends pas.
— Pourquoi ? demanda Warren, dissimulant une colère froide.
— J’ai autre chose à faire.
Et sans attendre, il passa la première et démarra en trombe. Puis la réalité les frappa.
Ce n’étaient pas leurs vêtements. Ce n’était pas leur attitude. C’était leur putain de visage. Un troisième taxi s’arrêta à leur niveau. Le chauffeur, un petit type chauve aux épaules larges, baissa la vitre et les détailla avec un dégout même pas voilé :
— Les Arabes, je les prends pas.
Le sang de Kieran ne fit qu’un tour. Sans somation, il posa son index sur le front du conducteur et ordonna :
— Tu vas nous prendre. Maintenant.
Le chauffeur eut un spasme, ses paupières battirent, puis son expression se détendit en un rictus crispé :
— Montez, messieurs.
— Merci bien, du con !
Enlil, froid, ordonna :
— Le miramar !
Le chauffeur vidé d’émotions démarra. Le taxi fendit les rues sinueuses du centre-ville, dévoilant un Marseille en pleine mutation.
Warren se rappelait cette ville en 2021. Toujours chaotique, toujours bruyante, mais plus cosmopolite, plus ouverte. Ici, en 1965, c’était un champ de tensions prêtes à exploser.
Les affiches politiques plaquées sur les murs annonçaient les élections à venir, où les conservateurs et les anciens colonisateurs se disputaient le pouvoir. Plus loin, des soldats en uniforme patrouillaient encore, vestiges d’une guerre officiellement terminée, mais dont les séquelles continuaient de hanter la ville.
— Regarde ça, souffla Enlil.
Sur le trottoir, une bande d’ouvriers maghrébins attendait devant un bistrot, refusés à l’entrée. Derrière eux, quelques Français buvaient leur vin en les ignorant superbement.
Kieran ricana sans joie :
— Marseille n’a pas changé tant que ça.
— En pire ou en mieux ? demanda Warren.
— En plus sournois, je dirais. Ici, au moins, c’est assumé.
Plus loin, une ruelle s’ouvrit sur un bidonville, misérable amas de tôles et de planches où s’entassaient ceux que la France ne voulait pas voir. Creusé par la fatigue et le mépris du monde, un homme en haillons les observa passés, subjuguer de voir ses semblables en aussi bonne posture. Écœuré Warren se détourna :
— En notre temps, ce quartier serait un centre commercial.
Le véhicule s’arrêta au Vieux-Port. À peine avaient-ils mis pied à terre qu’un groupe de policiers en képi, perchés devant un café, tourna la tête vers les Trois basanés, bien habillés, sortant d’un taxi. Incongru. Inacceptable. L’un d’eux écrasa sa cigarette et s’avança :
— Messieurs, vos papiers.
Le ton était sec. Aucune accusation explicite, mais tout était dans l’attitude. Warren sentit la tension de ses frères grimper. Il n’allait pas laisser ça dégénérer. Par conséquent, il inclina légèrement la tête. Un battement de cils, imperceptible. Son timbre se fit murmure, un frisson glissant sous la peau, un fil tendu prêt à claquer.
— Continuez votre route…
Les policiers vacillèrent, paupières tremblantes, muscles raidis sous une pression psychologiques qu’ils ne comprenaient pas.
— Éloignez-vous. Trouvez un endroit discret.
Un frisson parcourut leurs échines. Leurs vues se troublèrent. L’ordre s’accrocha à leurs pensées, fluide, insidieux, comme un souvenir oublié qui exigeait d’être suivi.
— Et battez-vous.
Une main frôla involontairement l’arme au côté, une autre se crispa. L’adrénaline affûta les nerfs. Leurs pas s’éloignèrent, dévorant la distance qui les séparait d’une ruelle vide. L’un accéléra, l’autre aussi. L’urgence s’installa, la rivalité aussi. Un bras heurta un torse, une épaule s’abattit, une détente mentale bascula.
La folie éclata. Un coup. Une détonation étouffée. Puis le chaos. Warren relâcha la pression :
— Affaire réglée.
— Putain… souffla Enlil, impressionné.
— Respect, frérot, ajouta Kieran, retrouvant sa bonhomie.
Le justicier inspira profondément :
— Des hommes comme Kader crèvent dans des geôles, et ces enfoirés vivent tranquillement ? Pas ce soir.
Le Miramar s’élevait devant eux, illuminé de lumières feutrées, nappes immaculées et conversations feintes. Lorsqu’ils franchirent la porte, le silence s’abattit comme une chape de plomb. Les fourchettes suspendirent leur danse sur la porcelaine. Les verres, à demi-levés, restèrent figés en l’air. Et les regards, lourds, intrusifs, convergèrent vers eux. Incrédules pour certains. Hostiles pour d’autres. Trois bougnoules, drapés d’élégance, se tenant là, au milieu de leur sanctuaire feutré. Une anomalie. Une insulte. Le maître d’hôtel, visage figé dans un masque de désapprobation polie, les accueillit avec un mépris qui transparaissait à peine sous son professionnalisme forcé.
— Messieurs ?
Warren, imperturbable, répliqua sans hausser la voix :
— Une table pour trois.
Le maître d’hôtel esquissa un sourire pincé.
— Je le crains, mais nous sommes complets ce soir.
Un murmure perfide s’éleva d’une table voisine, porté par la suffisance de ceux qui savent qu’ils sont en position de force.
— Je ne savais pas que le Miramar était devenu un bordj…
Quelques rires étouffés fusèrent derrière des serviettes blanches. Plus loin, une femme, collier de perles ajusté sur une robe trop stricte, souffla à son mari :
— On ouvre vraiment la porte à tout, de nos jours…
Kieran s’adossa contre une colonne de marbre, scrutant le maître d’hôtel avec une lenteur étudiée, un sourire carnassier au coin des lèvres.
— Alors c’est ça, le raffinement marseillais ? murmura-t-il, faussement songeur. Ça ressemble étrangement à une époque où on mesurait la grandeur d’un homme à la couleur de son brassard.
Un frisson parcourut la salle. Le maître d’hôtel ne bougea pas. Ses doigts fins, jusque-là posés sur le registre des réservations, s’étaient mis à le triturer nerveusement. Il sentait que ces hommes n’étaient pas de simples intrus. Quelque chose chez eux exhalait une autorité qui échappait à son jugement habituel. Enlil se pencha légèrement, et, d’une voix aussi douce qu’une caresse empoisonnée, susurra :
— Une table. Maintenant.
Un battement de cil. Un silence pesant.
Le maître d’hôtel blêmit.
— Bien entendu, messieurs… Par ici.
Lentement, avec une théâtralité assumée, Enlil ouvrit le passage comme un prince traversant une cour d’opprimés. Les chuchotements reprirent, plus venimeux encore.
— Regardez-les…
— Je parie qu’ils ne savent même pas utiliser un couteau à poisson.
— Qu’ils retournent dans leur souk.
Kieran s’apprêtait à répliquer, mais Warren posa une main ferme sur son bras.
— Laisse-les étouffer dans leur propre merde.
Ils s’installèrent près de la baie vitrée, dominants, implacables. La vue sur le Vieux-Port s’étalait devant eux, paisible et indifférente au tumulte. Un éclat métallique retentit. Enlil venait de heurter son couteau à poisson contre son verre d’eau, captant immédiatement l’attention. Lorsqu’il parla, son sourire n’était que sarcasme :
— Très chers amis racistes… Régalez-vous autant que vous le souhaitez.
Un silence stupéfait s’étira. Puis, avec une malice qui tranchait l’air comme une lame, il ajouta :
— Ce soir, les bougnoules vous invitent. Sans exception.
Un serveur hoqueta, trébucha sur le bord d’une table. Une femme en robe de soie laissa échapper un soupir d’exaspération, agrippant mécaniquement la main de son mari. Un homme aux tempes argentées ricana brièvement, mi-amusé, mi-incrédule.
Le maître d’hôtel, mal à l’aise, tenta une intervention hésitante :
— Messieurs… Vous êtes sûrs de…
D’un geste nonchalant, Enlil glissa deux doigts dans son veston. Une liasse de francs se matérialisa dans ses paumes, effleurée par un sourire imperceptible. Il la tendit.
— Cela devrait couvrir l’addition.
Le serveur, fébrile, passa un doigt sur sa langue et compta précipitamment.
— Dix mille francs…
Un changement subtil s’opéra. Son dos raide se fit souple. Son mépris se mua en obséquiosité pure.
— Monsieur… C’est trop… Cinq mille suffiront largement.
Enlil eut un rictus amusé et laissa tomber les billets restants devant lui.
— Gardez la monnaie.
Le serveur hocha vivement la tête et se retourna vers le maître d’hôtel, dont la posture venait de s’affaisser.
— Installez-les confortablement. Tout de suite.
Le restaurant entier s’était tu. Certains clients avaient blêmi en voyant la somme. D’autres conservaient leur dédain, mais l’odeur de l’argent commandait un respect que la naissance ne leur aurait jamais accordé.
Le menu arriva, présenté dans une pochette de cuir noir. Warren le feuilleta distraitement.
— Vous avez des suggestions, messieurs ? risqua le serveur.
Kieran, faussement pensif:
— Voyons voir… Caviar ? Truffes ? Champagne millésimé ?
Enlil referma le menu d’un claquement sec.
— Non, non. Restons sur du grand classique.
Il laissa un temps de suspense. Puis, détachant chaque syllabe :
— Steak-frites.
Le serveur haussa un sourcil.
— Et… pour l’accompagnement ?
Le trio, en parfaite synchronisation :
— Supplément Ketchup.
Le serveur cilla.
— … Bien entendu.
Warren sourit en observant la salle, enfin domptée.
— Je crois que je commence à aimer 1965.
— Moi aussi, frère. Moi aussi.
Les assiettes fumantes arrivèrent avec une générosité qui tranchait avec leurs souvenirs d’un monde plus austère. Les frites croustillantes dégageaient un arôme alléchant, le vin rouge profond luisait dans les verres, et les steaks parfaitement saisis promettaient un festin mémorable. Kieran, accoudé à la table, fit rouler sa fourchette entre ses doigts avant de planter sa lame dans la viande tendre. Warren, quant à lui, observa un instant son verre en inclinant légèrement la tête, appréciant la couleur intense du breuvage offert par la maison.
— Tout semble meilleur ici, nota Kieran en mastiquant lentement sa viande.
— Normal, on est sur Terre, fit remarquer Warren. On a grandi dans une version idéalisée de ce monde, mais le vrai, celui qu’on retrouve maintenant… il a un goût plus brut, plus authentique.
Enlil posa son verre sur la table et observa la pièce d’un œil attentif.
— Ça fait bizarre d’être là, non ? reprit-il. J’ai du mal à me dire qu’on n’est plus coincés dans le Palais Palladium.
Kieran lâcha un petit rire en coupant un morceau de son steak.
— Et encore, t’as pas mentionné le fait que Zargua est complètement différente de celle qu’on a connue.
Warren haussa un sourcil.
— Justement, c’est ça qui me perturbe le plus. Elle était… omnisciente, sûre d’elle. Et là, j’ai l’impression qu’elle cherche quelque chose, qu’elle doute même.
— Ou qu’elle nous cache quelque chose, ajouta Kieran en faisant tourner son verre.
Un silence s’installa alors qu’ils digéraient cette idée, tout autant que leur repas.
— On est sûrs que c’est bien la même ? lança Enlil d’un ton mi-sérieux, mi-amusé.
Warren et Kieran échangèrent un regard avant de hausser les épaules.
— Elle est encore un mystère, admit Warren. Comme tout ce qu’on est en train de découvrir ici. Mais au moins, cette fois, on a le temps d’en apprendre plus.
Ils trinquèrent silencieusement, savourant ce moment où, pour une fois, rien ne pressait.
Les serveurs intervinrent pour débarrasser la table avec une fluidité remarquable. Dès que les dernières assiettes disparurent, un homme en tablier noir revint, déposant devant eux un plateau d’argent sur lequel reposaient trois expressos et un coffret contenant quelques cigares.
— Un présent de l’établissement, messieurs, annonça-t-il avec un sourire entendu.
Sans hésitation, les trois frères acceptèrent, chacun saisissant un cigare avant de l’allumer avec précision. Les premières bouffées s’élevèrent en volutes denses, leur arôme se mêlant aux effluves du café noir. Une sérénité nouvelle s’abattit sur la salle. Tout autour, les conversations s’espacèrent, puis s’évanouirent totalement. Une immobilité étrange enveloppa l’endroit, même les mouches suspendirent leur vol. Leurs pensées s’apaisèrent, baignées dans cette plénitude inhabituelle.
Aucun d’eux ne parla, savourant l’instant dans une harmonie silencieuse. Le temps s’étira, figé, comme suspendu entre deux battements d’horloge. Puis, lorsque le dernier mégot chuta dans une tasse encore tiède, un souffle imperceptible sembla effleurer la pièce, réveillant son agitation. Les voix rejaillirent, les bruits revinrent, la vie reprit son cours.
Kieran jeta un regard à ses frères, un éclat d’incompréhension flottant entre eux.
— Vous avez ressenti ça ?
Enlil se contenta d’expirer une dernière bouffée, esquissant un demi-sourire avant de prendre une gorgée de café, comme si rien ne s’était produit avec la désinvolture d’un prince en pleine réflexion. Il récupéra son verre de rouge et croisa les doigts devant lui, observant ses frères avec cet éclat mystérieux qui précédait toujours ses grandes déclarations. Sentant la grande révélation pointer le bout de son nez, Kieran lui coupa l’herbe sous le pied :
— Alors, pourquoi cette petite virée hors du Palais Palladium ?
— Pour être loin des oreilles indiscrètes, répondit Enlil. Et parce que l’avenir tel qu’il s’écrit ne me satisfait pas.
Warren, jusqu’alors concentré sur les reliefs de son assiette, l’observa, attendant la suite. Kieran se redressa légèrement.
— J’ai un plan, poursuivit Enlil. Un plan qui commence par une évidence : nous n’allons pas passer les prochaines décennies à végéter dans le palais à attendre des missions.
Il attendit une objection, ou une remarque, mais rien alors y reprit :
— On ne va pas seulement jouer avec l’Histoire. On va la modeler à notre image.
— Je commençais à croire que tu ne dirais jamais ça, s’excita Warren.
Kieran, lui, se laissa aller contre le dossier de sa chaise, un rictus amusé flottant sur son visage.
— Mais vas-y, parle. J’ai l’impression que ça va être drôle.
Enlil posa son verre et inclina légèrement la tête vers Warren.
— Toi, commença-t-il, ta mission est simple : prendre ce que tu sais du futur et le sortir sous notre nom. Technologie, innovations, industries, tout ce qui peut nous placer en position de force. Nous allons faire de Marseille un havre futuriste de paix et de bien-être au niveau de l’économie, de l’emploi, des lois, de la médecine, de l’éducation et principalement de la tolérance.
Warren s’illumina immédiatement.
— Donc tu veux dire que…
— Que je t’offre le terrain de jeu parfait afin de donner envie au reste du monde de nous ressembler, de nous solliciter pour obtenir ce modèle de vie paradisiaque et idéal, exempt de criminalité, de maladie, de mots sociétaux. Ils nous mangeront dans la main pour obtenir notre savoir.
Le génie hocha lentement la tête, comme si son cerveau était déjà en train d’assembler les pièces d’un puzzle complexe.
— On va créer notre propre empire.
— Exactement.
— Merveilleux. Absolument merveilleux. Je sais pas encore comment m’y prendre, mais ça va être prodigieux.
Kieran se tortillait légèrement sur sa chaise, les bras croisés :
— Et moi ? Qu’est-ce que tu me réserves ?
Enlil tourna vers lui :
— Ton domaine de prédilection, c’est le sport. Plus particulièrement le football qui a du poids, qui parle aux masses. Tu vas t’en servir pour avoir le monopole de l’ensemble de l’industrie. Notre équipe serra la plus forte, la meilleure, tu as carte blanche !
Kieran haussa un sourcil :
— Tu veux que je contrôle le football mondial ?
— Précisément. Clubs, joueurs, droits télé, infrastructures… Dans trente ans, plus un ballon ne roulera sans qu’on le décide. Je te laisse établir ton plan.
Kieran siffla d’admiration.
— T’es un monstre, frère. J’adore ça.
Enlil allait en venir à son propre rôle lorsqu’il fut interrompu :
— Laisse-moi deviner… Monsieur se lance dans la politique, reprenant ses anciens chevaux de bataille ? Il me semble que c’est une année de municipal et de présidentielle.
— Je ne serai pas le candidat.
Un silence s’installa, Kieran plissa légèrement les paupières tandis que Warren redressait son menton.
— De quoi tu parles ? demanda ce dernier en penchant légèrement la tête.
Enlil se contenta de secouer doucement le poignet, observant le mouvement paresseux de la fumée du cigare qu’il venait d’exhaler.
— Vous verrez bien, finit-il par lâcher, énigmatique.
Kieran grogna légèrement, jetant un regard vers Warren qui, lui, paraissait davantage intrigué que contrarié.
— C’est ton grand truc, ça, pas vrai ? lança Kieran en s’étirant. Laisser planer le mystère juste assez longtemps pour nous rendre fous.
— Peut-être bien.
— Ton maire mystère n’est même pas sur les listes.
— Franchement, c’est un détail ! La veille du premier tour, je chuchote à la ville… et j’aurais besoin de vous en catalyseur.
Les deux autres demeurèrent bouche-bée ! Chuchoter était un art qu’Enlil lui-même avait créé en étant enfant, et aucun pas même sa mère n’était capable de reproduire cet enchantement. Car c’est bien de cela qu’il s’agissait et non de sorcellerie. Cet art était à la fois époustouflant, gracieux et d’une dangerosité sans nom.
Il se pencha légèrement en avant, se faisant plus timorée :
— D’ici à quelques jours, des milliers de sorciers vont sillonner le monde et se retrouver confrontés à ce que nous avons vécu en arpentant cette ville pendant à peine vingt minutes. Aucun n’a conscience de ce que sont réellement les humains. Marseille deviendra leur refuge.
Kieran s’appuya sur la table, ses doigts jouant distraitement avec le pied de son verre.
— Et par où on commence ?
— Par une putain de baraque.
Les deux autres le regardèrent, interloqués.
— Pardon ?
— Je refuse de jouer les ombres. Si on doit être ici, alors autant s’imposer dès maintenant. Je veux un manoir qui fasse pâlir d’envie le monde entier.
Warren éclata de rire.
— Ta raison. Ça commence toujours par une maison.
— Exactement.
Enlil s’étira légèrement sur sa chaise, satisfait.
Leur effronterie touchait à sa fin. Enlil, fidèle à lui-même, se tourna vers la salle où les bourgeois coincés se gardaient bien d’émettre le moindre commentaire audible. D’une voix claire et moqueuse, il lança :
— Comptez sur notre présence régulière, mes chers amis. Peut-être qu’un jour, l’un d’entre vous aura le panache de payer mon addition. Allez, tchao, les collabos.
Ils quittèrent la salle sous les regards insistants, mais cette fois, ce n’était plus de l’hostilité. C’était une inquiétude, celle qu’inspire un orage à l’horizon. Marseille ne le saurait jamais, mais son avenir s’apprêtait à changer.
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