Un os dans le cosmos
« Cette opération est importante, alors pas de connerie les gars ! ». Ce jour-là, le boss était d’une humeur de chien. Il faut dire que le trafic de gemmes vivantes de Kinneron posait de plus en plus de problèmes. Ces petites pierres vivantes se collent sur la peau et diffusent des molécules mystérieuses (les scientifiques travaillent sur la question, mais n’y comprennent pas encore grand-chose) qui procurent un plaisir intense et durable aux utilisateurs. Le souci est qu’à la longue, le cerveau humain subit de gros dommages et que les gens finissent par faire n’importe quoi ! L’affaire a éclaté au grand jour lorsque le ministre l’éducation a lancé l’idée de supprimer l’école. Les représentants de son parti politique ont été un peu surpris, mais ils ont défendu son idée devant la chambre des représentants durant des mois. Ils expliquaient que la stratégie était innovante et qu’il fallait donc l’examiner avec soin. Le jour où le ministre a fini par s’écrouler en séance du comité, victime d’une forme de transe inconnue, les choses changèrent. Lors de son arrivée au centre de soins, on découvrit 17 gemmes de Kinneron collées sur son corps. C’est ainsi que ce qui est aujourd’hui un problème national était, il y a encore six mois une question mineure ne concernant que les marginaux des bas quartiers des mégapoles de la planète. En attirant la lumière sur ce problème, le ministre a apporté sa plus grande contribution à la vie publique.
Voilà pourquoi nous étions tous sur la brèche à six heures du matin avec alerte de code 1 et donc l’obligation de porter la tenue d’opération extérieure au complet. Je trouvais cela bien dur pour un lundi matin… Il faut que vous sachiez que nous autres, agents spatiotemps, disposons d’équipements variés et que nous revêtons des uniformes différents selon le type de mission sur laquelle nous sommes mobilisés. Et aujourd’hui le boss nous voulait dans la tenue d’extérieure complète. Armure souple, casque avec dispositif radio complet, toutes les armes et un immense sac à dos très lourd contenant plein de matériel inutile la majorité du temps. Rassemblés dans la cour du centre de maintien de l’ordre, équipés de pied en cap, nous avions tous reçus nos ordres et notre lieu de positionnement. Cette fois, toutes les équipes de la ville étaient mobilisées, il y avait tellement d’agents que je ne connaissais pas que j’avais l’impression d’avoir changé d’affectation. Les brigades cynophiles et reptiliennes étaient de la partie. Il y avait des chiens équipés de leur tenue antiprojectiles ainsi que des serpents de Sunagua qui avaient fait leur entrée dans les forces de l’ordre quelques années auparavant. De drôles de renfort, si vous voulez mon avis. Au début, il y avait eu pas mal de problèmes avec ces bestioles extraterrestres lorsque l’une d’entre elle avait mangé un enfant (humain) lors d’un exercice de déminage en milieu scolaire. Mais je digresse…
Une heure plus tard, nous nous déployions méthodiquement autour du centre des postes et du fret interplanétaire que nos agents de renseignement avaient identifié comme abritant le cœur du trafic. Pas bête hein ? Les malfaiteurs étaient installés dans les sous-sols de cette institution a priori irréprochable et donc insoupçonnable. Nos équipes étaient présentes au niveau du sol et s’apprêtaient à se positionner dans les 87 étages et dans 52 sous-sols. Toutes les issues seraient rapidement bloquées et les responsables arrêtés sans un seul mort ! Du moins, c’était l’objectif du boss. Je me concentrais sur les ordres lorsque j’aperçus un chien portant ses protections réglementaires juste derrière moi. Une assez grosse bête avec une gueule énorme. C’était sans aucun doute une nouvelle variété de clebs issue des élevages du ministère. Ils faisaient des animaux spécialement étudiés pour le travail avec les services spatiotemp. Le problème est que cette bestiole n’avait rien à faire avec moi. Je ne suis pas « habilité clébard » moi ! A ce moment, je reçus le signal de déploiement. Merde ! Je ne savais pas quoi faire du chien.
L’ordre de prendre position au point prévu était arrivé et comme tous mes camarades, j’avais la consigne de rester absolument discret. Ne sachant pas comment diriger le chien, je décidai de lui parler doucement et de m’approcher de lui, car j’avais une idée pour m’assurer de son silence durant l’opération.
— Viens voir Ernesto, allez, viens donc mon gros toutou.
Le clebs s’approcha d’un pas alerte et se tourna vers moi. Il avait l’air attentif et je me dis que ces variétés mutantes devaient être un atout de taille pour nos agents, une fois les bêtes bien dressées (et les agents itou). Je lui passai rapidement la petite balise de signalement qui se trouvait dans mon sac à dos avec le reste du paquetage réglementaire. Avant de faire la manip, je pris soin de retirer l’arrière du boîtier et de dénuder les fils avec mon microlaser. Le chien émit une sorte de gargouillis un peu misérable lorsque le collier toucha sa gorge. J’étais assez content de mon idée, car les sensors de la balise allaient envoyer une décharge électrique à chaque aboiement de l’animal. J’avais trouvé le moyen d’être certain qu’il n’irait pas trahir notre avancée au cœur du repère des trafiquants. C’est peut-être un peu cruel, mais je ne pouvais pas prendre le risque que ce cabot mutant gâche tout en faisant du bruit. Les spatiotemps doivent savoir faire preuve d’initiative nom d’un chien ! Nous progressâmes lentement à l’intérieur du bâtiment. Dans mon oreillette, ma radio crachotait des informations sur la position des collègues et de temps à autre des ordres qui changeaient le plan initial en fonction de ce que l’on pensait être la position des trafiquants.
Nous avancions maintenant dans une grande salle dont partaient plusieurs couloirs dans lesquels des wagonnets circulaient : nous étions dans la salle de tri. Le chien se mit à sautiller. Il se tournait vers la droite. Mes ordres étaient de passer par le côté gauche.
— Viens par-là Toutou, on doit passer à gauche. Ce sont les ordres.
Le chien sembla hésiter, se retourna vers moi d’un air contrarié. Ses pattes avant tremblotaient.
— Arrête de gigoter et suis-moi sinon je déclenche la balise !
Vaincu, l’animal m’emboîta le pas. Je me fis la remarque que certes, ces chiens étaient améliorés génétiquement, mais que, du point de vue dressage, il n’y avait pas de quoi fouetter un chat (car j’ai un certain sens de l’humour).
Après plusieurs minutes de progression dans le dédale des installations du bâtiment, nous rejoignîmes un groupe de deux spatiotemps.
— Alors ? M’interrogèrent-ils doucement ?
— Rien ! Pas âme qui vive…
Dans mon oreillette, la voix du boss retentit :
— Stoppez la progression immédiatement ! La cible a filé. Rassemblement au point 00.
L’opération était un échec. Le boss allait être imbuvable pendant au moins un mois…
Le point 00 était le centre de tri et tout le monde s’y retrouva rapidement. Un silence épais régnait et seule la voix du boss raisonnait. Il était furieux. Il faut dire que cet échec ferait de notre service la risée de la ville sans parler des trafiquants qui devaient bien rigoler, eux aussi.
— Visiblement la cible s’est échappée dissimulée dans les wagons de tri qui transportent les marchandises avant envoi à travers toute la planète. Nous nous sommes fait avoir.
Le chien se remit à sautiller à côté de moi. Le boss remarqua le mouvement et se tourna vers nous. J’étais très gêné de me faire remarquer à cet instant critique.
— Calme-toi Toutou ! Je lui retirai la balise en me disant que c’était peut-être à cause d’elle que le chien s’agitait.
Le boss prit la parole.
— Agent B22, quel est la cause de cette agitation ? Le boss s’adressait visiblement au chien…
— Patron, je suis désolé, mais j’ai essayé de signaler la présence des cibles dans les wagons à cet imbécile, mais il n’a pas tenu compte de mes informations. Il faut dire que je ne pouvais pas parler à cause d’une sorte de collier électrique qu’il m’a mis autour du cou.
J’étais stupéfait. Le chien n'en était pas un, mais un agent auxiliaire de Voth 2V36. C’est ainsi que j’ai été viré.
Chienne de vie !
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