Chapitre 6 Michelle

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Je passai le reste de la journée à me morfondre, enfermé à clé dans mon bureau, assis devant l’ordinateur. Je me sentais impuissant et inutile. Après quelques heures de torture intérieure, je me levai, pris mes affaires et sortis du bureau vers trois heures de l’après-midi. Ceux qui m’ont croisé ce jour-là n’en sont pas revenus, il ne m’était pratiquement jamais arrivé de quitter si tôt le laboratoire. Je pouvais avoir cours jusque tard, je revenais tout de même toujours au bureau et y restait encore plus tard, alors qu’à ma place la plupart des professeurs seraient rentrés directement chez eux.

Je flânai d’abord sur les bords du petit étang artificiel, au milieu des grands bâtiments de l’université. Mes idées s’échappaient de mon esprit, ma tête peu à peu se vidangeait. Je me transformais pour finir en une coquille vide. En marchant, je croisai une de mes étudiantes de master, assise sur un banc en train de lire un gros livre. Sans but, comme machinalement, je m’assis à sa droite et je la saluai. Elle leva les yeux et, pleine de surprise, elle me rendit mon bonjour les sourcils relevés.

― Que lisez-vous ?

Ces mots sortirent de ma bouche sans raison, juste un besoin de parler. Je me moquais totalement de sa réponse, j’étais ailleurs, intérieurement déconnecté.

Jamais je ne franchissais une certaine distance avec mes étudiants, une règle tacite que je m’imposais naturellement. Cela ne m’intéressait pas et j’avais toujours l’impression qu’une quelconque proximité pouvait générer des problèmes par la suite. La distance demeurait plus confortable. Après tout, je devais aussi les évaluer, une relation plus personnelle pouvait me faire perdre mon objectivité. Bien évidemment, malgré le plaisir que j’éprouvais à en regarder certaines de loin, jamais au grand jamais je ne me serais lancé dans quoi que ce soit qui pouvait paraitre une opération de séduction vis-à-vis d’une étudiante ; l’idée même ne m’avait en aucune façon effleuré l’esprit.

Mais là, tout à coup, dans la nonchalance qui caractérisait mon état, je me retrouvais assis sur un banc en train de dire n’importe quoi, sans penser à rien. C’était une excellente étudiante que j’avais remarquée à cause de la pertinence de ses questions durant ou à la fin de mes cours. Ce genre d’attitude me plaisait, car je me sentais orgueilleux ou valorisé de pouvoir intéresser à mon enseignement les étudiants les plus brillants. Peut-être était-ce ce semblant de proximité intellectuelle qui m’avait fait baisser la garde.

Notre conversation aborda rapidement quelques éléments de mon cours qui la passionnaient. De fil en aiguille, je ne sais comment, cela finit par dériver sur le cinéma.


― Que faites-vous ensuite, vous avez quelque chose de prévu ? lui demandai-je abruptement.

Elle balbutia, gênée. Je compris qu’elle ne savait pas vraiment ce qu’elle avait prévu pour la suite ; et encore moins ce qu’elle pouvait répondre à une telle sollicitation de la part d’un enseignant.

― Écoutez, cet après-midi est pour moi très particulier. Je ne me sens pas très bien. Pour la première fois de ma vie, je n’ai pas pu rester au bureau. Je sentais que cela ne servait plus à rien… lui avouai-je en m’interrompant brusquement, laissant la suite en suspens.

Elle me regardait avec de grands yeux ronds, interloquée. Elle n’imaginait surement pas avoir cette conversation avec un professeur qui paraissait si rigide en cours, si professionnel, finalement si peu humain. Encore plus improbable que ce même enseignant se mette à lui avouer ses faiblesses sur un banc en plein après-midi. Cette situation était étrange pour tout le monde.

― Vous ne faites rien... Moi non plus. Alors, si vous acceptez, je vous invite au cinéma. Il faut que je me détende, il y a un film des frères Cohen. Y aller seul ne me plait pas trop et votre compagnie étant sympathique, je me permets cette proposition.

Quelle étrange façon de l’inviter, quand j’y repense ! Je lui parlais d’une façon grotesque entre respect exagéré et tentative d’être sympathiquement normal. Toutes ces explications confuses et mon attitude générale devaient laisser une image vraiment étrange de moi. Mais elle accepta. Pourquoi ? Elle ne sut jamais me l’expliquer par la suite. Je crois que d’un côté, elle était émue et intimidée par la situation et de l’autre, il y avait un peu de fierté de l’honneur que je lui faisais. Peut-être aussi me trouva-t-elle triste, voire pitoyable. Enfin, elle aussi adorait les films des frères Cohen…

Peu importe les raisons, nous prîmes le tramway pour nous rendre au centre-ville et nous nous retrouvâmes ensuite dans une salle de cinéma pratiquement vide, comme le veut ce genre d’horaire en semaine. Il ne se passa rien entre nous, bien évidemment. Pourtant, elle avait croisé les jambes et à un moment son genou toucha ma cuisse par inadvertance. Elle le retira immédiatement. Mais quelques minutes plus tard, cela se reproduisit et cette fois elle le laissa contre moi. Malgré l’absence de toute arrière-pensée dans cette invitation au cinéma, que je considérais comme complètement loufoque, ce genou au contact de ma cuisse provoqua une érection qui inévitablement me perturba. Quelques idées déplacées traversèrent mes pensées. Mais rien ne se passa entre nous, absolument rien. Il y avait pour moi des barrières totalement infranchissables. J’imaginais surtout, et je me raccrochais à cela, que ce genou n’était pas intentionnel de sa part et qu’en l’interprétant autrement j’aurais commis une grave erreur.

Nous étions allés à la séance de dix-sept heures trente. Le film durait deux heures et quart, sans compter les publicités avant de commencer. Nous sortîmes donc à vingt heures quinze, avec cette étrange impression de rupture temporelle comme à chaque fois qu’on ressort du cinéma dans la nuit alors qu’on y est entré en plein jour. Après un court échange sur les impressions que nous avait laissées le film, nous nous séparâmes rapidement. Je repris le tramway pour rentrer à la maison. Mon esprit flânait quelque part entre les questions que je me posais sur la signification de cet étrange après-midi, et mes souvenirs d’étudiant, ceux en lien avec des invitations de jeunes filles de l’époque à des séances de cinéma. Je descendais machinalement du tramway et me dirigeais vers la maison. C’est au bout de ma rue que je pris conscience de la situation. Cela me rendit soudainement extrêmement nerveux. Il était neuf heures et demie, il m’était impossible de raconter quoi que ce soit de ce qui s’était passé à Jocelyne. Je me rendais compte que j’avais vraiment fait n’importe quoi. Pourtant, tout cela s’était produit spontanément. Il n’y avait aucun calcul ni aucune intention de ma part. Mais il me paraissait impossible de le faire admettre à quelqu’un d’autre, et encore moins à mon épouse.

Je n’avais jamais menti à ma femme durant toutes ses années de mariage. Même lorsque je devais lui avouer des choses difficiles, je ne mentais pas. Je ne voulais pas, et je ne savais pas. Mais là, je paniquais. Je me souvenais de la seule fois où j’avais failli la tromper, même cela je le lui avais avoué ! La conséquence avait été une terrible crise dans notre couple. Et pourtant à l’époque, tout allait bien entre nous. Or, ce n’était plus du tout le cas. Ce n’était vraiment pas le moment d’essayer de parler d’évènements aussi malaisés à expliquer pour moi et à comprendre pour elle.

Mes pas ralentissaient au fur et à mesure que j’approchais de la maison. Je me donnais l’impression d’un condamné à mort qui avance vers l’échafaud. Ou plutôt le bucher, car ce n’était surement pas une souffrance rapide qui m’attendait, mais plutôt l’enfer sur terre. Je restais là, devant la maison, la clé à la main, tétanisé. La malchance voulut que ma fille m’aperçoive par la fenêtre. Je l’entendis crier à travers la maison : « Maman, il y a papa planté dehors, devant la maison ! Je ne sais pas ce qu’il fait, il est trop chelou ! » J’avançai vers la porte qui s’ouvrit devant moi. Jocelyne me regardait, l’air interrogateur.

― Qu’est-ce qu’il se passe ? Où étais-tu ? demanda-t-elle sèchement.

― Je… J’arrive… Excuse-moi.

Elle se mit de côté pour me laisser entrer en me regardant tel un extraterrestre ; ou un zombie qu’elle devrait tuer une seconde fois.

― Mais tu te fous de moi ? Dis-moi où tu étais ! Je commençais à me poser des questions, c’est normal !

― Je… J’étais au labo, où veux-tu que je sois ?

Elle me regarda avec une intensité inhabituelle. Pas ce début de colère pour être rentré tard comme chaque fois que cela arrivait. Non, une colère mêlée d’interrogations, de doutes, de soupçons. Mélange détonant augurant l’hystérie. En une demi-seconde, elle avait identifié mon mensonge. Je me sentais comme un enfant pris sur le fait d’une bêtise, une grosse et très grave bêtise, combinaison de gêne et de culpabilité pour ce qu’on a fait et de peur du châtiment.

― Mais tu te fous encore de moi, j’ai appelé au labo. Ils m’ont dit que tu étais sorti vers trois heures de l’après-midi. C’est quoi cette histoire ? Hein ? Il ne manquait plus que tu me caches des choses ! cria-t-elle.

― Mais non, je suis sorti, mais je suis repassé ensuite. Qu’est-ce que tu vas imaginer ? tentai-je lamentablement de m’expliquer.

― Qu’est-ce que je vais imaginer ? Non, mais tu t’es vu ? Tu dis n’importe quoi, tu mens comme tu respires avec une tête d’imbécile, et moi je ne dois rien imaginer ? Tu… me… fais… chier ! hurla-t-elle en mettant son visage à quelques centimètres du mien.

― C’est vrai papa, t’es vraiment bizarre, comme toute à l’heure dans le jardin… rajouta Julie.

― Toi, rentre dans ta chambre, ce ne sont pas tes affaires, lui rétorquai-je.

Elle me regarda méchamment puis, comme souvent, monta bruyamment l’escalier et claqua la porte de sa chambre.

― Bon, tu vas me dire ce qu’il se passe, oui ou non ? Tu me rends folle, tu comprends, je te jure que ça va mal tourner ! menaça Jocelyne.

Je n’en pouvais plus, je ne sais pas mentir. Je me sentais mal, j’étouffais. J’allai m’assoir dans le salon.

― Bien, écoute, je vais t’expliquer. Tout ça, c’est un malentendu. Il n’y a absolument rien de grave. Je suis dans une énorme merde au labo. C’est très grave, je ne sais plus quoi faire. Cet après-midi, je n’en pouvais plus, alors je suis sorti et je me suis fait un ciné pour oublier.

― N’importe quoi, « ce n’est pas grave », « c’est très grave »… et encore ce labo de malheur ! Mais là, ton excuse, elle est foireuse. On voit que tu mens, et ça m’énerve ! Dis-moi la vérité ou je te jure que je pète tout dans cette baraque !

― Okay, mais ne va pas penser à mal. Ce que je t’ai dit, c’est la vérité. Je n’en pouvais plus des problèmes du labo. Je suis allé au cinéma avec une étudiante que j’ai croisée par hasard…

― Que… quoi ? Une étudiante ? Par hasard ? Mais tu me prends vraiment pour une débile, là ! Eh bien, il ne manquait plus que la tromperie pour finir de détruire notre couple, dit-elle froidement.

Elle ne me parla plus du tout les jours suivants, la goutte avait fait déborder le vase. Elle prit contact avec un avocat.

C’était une catastrophe, j’étais désemparé. Mon couple s’effondrait sur un malentendu, tout comme un autre malentendu en avait fini avec mon projet de recherche. Je perdais pied, tout cela n’avait pas de sens. J’avais l’impression de ne pas être du tout responsable de mes échecs, de n’y être pour rien. Tout cela semblait une injustice du destin, une persécution sans raison contre moi, contre ma vie tout entière. Je touchais le fond.

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