Chapitre 19 L’étau se resserre

6 minutes de lecture

Le temps n’avait pas d’importance ni de sens. Les jours passaient comme des semaines ou même des mois. Ma vie avait tellement changé. Sa substance avait changé, elle était devenue un algorithme passionnant, une suite mathématique qui se répète éternellement en inventant de nouveaux nombres incroyables. Une réalité qui construisait une fiction, presque science-fiction, le rêve d’un adolescent et de toute une vie. Enfermé dans un travail acharné, j’avais enfin trouvé toute la liberté imaginable. Je vivais mon « rêve éveillé » pleinement, sans chef, sans commission d’éthique, sans femme et sans enfants ! Le jour, aux côtés de Diane, je construisais une machine qui pouvait révolutionner le monde et l’histoire de l’humanité. La nuit, avec Michelle, j’érigeais un amour que même le plus romantique des puceaux ne ressentirait pas pour sa première fois. Je me laissais aller, enfin, à la vie, sans résistance, sans tension, seulement dans l’élan qui m’emportait vers des jours meilleurs. La fin n’existait pas, cela durerait toujours…

Pourtant la réalité me rattrapa durement.

Le projet était sur le point d’entrer dans sa phase finale, Babette près de naitre. Darley me fit appeler par sa secrétaire. Étrangement, il ne m’avait pas envoyé de courriel. Dès mon entrée dans son bureau, il me parut comme angoissé, gêné. Ses phrases, ses gestes, n’avaient rien de franc ni de convivial.

― Assieds-toi, nous avons pas mal de choses à nous dire, commença-t-il.

― Merci, comment vas-tu ?

― Ça va, merci. Toujours débordé avec les examens de licence et master, le foutoir de cette université est toujours aussi grave. On passe son temps à perdre du temps ! dit-il en souriant.

― Je suis bien content de ne pas avoir à m’en occuper cette année !

― Oui, tu y as échappé de justesse, mais justement il faut qu’on en parle aussi. Tu veux un café ?

― Non, merci. Je viens d’en prendre un, après je suis trop stressé.

― Bon, je ne vais pas tourner autour du pot. Il faut que nous ayons une sérieuse discussion.

― Ok, Ok, qu’est-ce qui se passe ?

― Actuellement, on est en train de revoir les services de tout le monde. L’arrêt du projet Babette a foutu pas mal de bordel. Donc tu comprends que tu vas faire partie des plus concernés par le chamboulement.

― D’accord, alors comment voyez-vous les choses à la Direction ?

― Avant de commencer, il faut que je te demande quelque chose. Mais je ne veux pas que tu le prennes mal, c’est juste pour comprendre un peu ce qui se passe.

― Pas de soucis, vas-y, jouons franc jeu comme d’habitude, ironisai-je.

― Je veux vraiment que cette discussion se passe bien, d’accord ? Donc, ne commence pas sur ce ton. Et effectivement, je vais être franc et direct. Alors voilà, sur le papier tu as un projet en arrêt, pas de direction de doctorant, pas de charge de cours. Donc à priori, à part quelques articles en cours, je ne vois pas trop ce que tu as à faire. Or, certains dans le labo pensent que tu travailles autant sinon plus qu’avant. Alors les gens se posent des questions, tu comprends.

― Les « gens »… ironisai-je de nouveau.

― Oui, bon, tu me comprends, les collègues s’interrogent. Ils se demandent ce que tu peux bien faire. Si après ce coup dur, tu ne passais que prendre ton courrier et profiter de ton temps libre en dehors de la fac, les gens râleraient, mais ils le comprendraient parfaitement. Là, tout le monde se demande ce que tu fabriques, certains vont même jusqu’à dire que tu viens bosser la nuit ! Évidemment, personne ne le pense sérieusement, mais ils aiment exagérer, faire courir des bruits, tout ça, tu comprends, non ?

― Pas vraiment, dis-je avec la ferme intention de le faire chier. De quoi parles-tu, là ? Quelle est ta question ? J’en profite, tu m’as dit que tu allais être direct et franc ! Alors je te pose des questions franches, tu vois ?

Évidemment, je jubilais de le faire tourner en bourrique. Mais d’un autre côté, j’essayais de tourner autour de lui, comme un boxeur qui cherche la faille. Il fallait que je sache à quel point il se doutait de quelque chose. J’étais au fond de moi extrêmement mal à l’aise.

― Je n’ai pas vraiment de question, reprit-il. Mais toi, que peux-tu me dire ? Tu bosses sur quoi en ce moment ? Pourquoi tu viens autant au labo ?

― Mais qu’est-ce que tu t’imagines ? Babette, c’était toute ma vie depuis dix ans. J’ai bossé comme un dingue, sans m’arrêter, sans prendre de vraies vacances. J’en ai même bousillé ma vie de famille. Et tu voudrais que je change d’habitude du jour au lendemain ?

Je laissai un blanc, et son visage étonné me montrait qu’il essayait de se mettre dans ma situation, de me comprendre.

― Bien sûr, je comprends. Mais j’ai du mal à imaginer ce que tu fous dans ton bureau pendant des heures. Tu montes une stratégie pour convaincre la commission ? J’ai appris que tu avais contacté Jean Marie, de Nice, à ce propos.

― Non, je laisse tomber. J’ai baissé les bras en ce qui concerne la commission.

― Mais alors ? Tu fais « quoi » de tes journées ?

― Mais c’est « quoi » ces questions ? Toi, que crois-tu que je fasse, que je fabrique de la cocaïne ? Que je prépare le holdup du siècle ? Allez, dis-moi tout, qu’est-ce que tu en penses ? Qu’est-ce que je peux faire de mal dans ce putain de bureau ?

Je le questionnai en retour en élevant le ton et en prenant l’air offusqué pour mettre la pression. Cela me laissait du temps pour réfléchir à la manière de me justifier.

― Non, rien de tout ça. Moi, je ne pense rien. Mais c’est ce con de Dalembert qui… enfin bref. Oublie ça, ce n’est rien du tout.

― Comment, « oublie ça » ? Tu me dis que c’est cet enculé de Dalembert qui raconte des trucs sur moi et après que je dois l’oublier ?

― Non, rien… mais ça va, restons-en là. Dalembert était juste venu me voir avec des doutes sur tes activités. Je sais bien qu’il est con et qu’il te cherche toujours des noises, mais c’est bon, il n’est plus jamais revenu depuis. Une fois, je lui ai même demandé s’il avait de nouvelles informations et il m’a répondu que finalement tout lui paraissait normal, qu’il s’était fait des idées.

― Ok, alors restons-en là, effectivement, rétorquai-je soulagé de n’avoir rien à justifier.

Je savais bien qu’il m’avait testé, qu’il avait voulu me tirer les vers du nez, mais, finalement, il ne savait rien et ne devait pas vraiment se préoccuper beaucoup de moi. J’étais pour l’instant rassuré. Mais vint ensuite la deuxième partie de la conversation.

― Maintenant, nous devons parler de choses sérieuses : ton activité au sein du laboratoire. Apparemment, tu n’as pas de projet en vue, il faut donc te trouver de nouvelles occupations. En y réfléchissant bien, je me suis dit que tu pouvais peut-être associer ton équipe à celle de Florence Brugeau de Bordeaux III. Tu as déjà travaillé avec elle et vous paraissez bien vous entendre. Elle monte une recherche sur les implications sociologiques de l’utilisation de l’intelligence artificielle dans les grandes entreprises. Qu’en penses-tu ? Elle a besoin d’un pôle scientifique, elle et son labo représenteraient la partie sociologie et un chercheur en philosophie de Poitiers serait aussi intéressé par le projet de recherche. Je me suis dit que cela ne te demanderait pas tant d’investissement. C’est intéressant et cela te permet de faire une transition avant de retrouver un projet plus costaud. Qu’en dis-tu ?

― Ça m’a l’air sympa, effectivement. Je vais la contacter pour voir ce qu’il en est.

― Il y a aussi un autre problème. Les cours aux étudiants de licence. Il faudra que tu reprennes ce que tu faisais il y a deux ans. Le prochain semestre Langlois s’en va.

J’acceptai aussi, et il en fut ainsi pour toutes les autres propositions qu’il me fit ensuite. Il parut s’en étonner un peu, mais quelque part, je savais qu’il était soulagé par ma bonne volonté. De mon côté, je pensais que si je lui faisais ainsi plaisir, il ne chercherait pas à en savoir plus sur mon travail au laboratoire. Le seul problème, c’est que le temps que je passerai dans ces activités serait du temps en moins pour le projet Babette. Cela me laissait cependant encore quelques semaines avant que ne s’ajoutent ces nouvelles contraintes. Ce serait surement suffisant pour terminer la phase test sur le serveur et si tout allait bien, pour lancer Babette sur le réseau.

Annotations

Vous aimez lire philippemoi ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0