Chapitre 24 L’université d’Heifi
Quelques jours après cet épisode plus que houleux, tout était rentré dans l’ordre. Étrangement, apprendre à quel point la situation était dangereuse m’avait quelque part soulagé. Je ne me faisais plus de film, n’imaginais plus rien et me sentais devoir assumer tout ça du mieux que je pourrais.
Diane s’était remise au travail dès le lendemain. Nicolas et moi aussi, tout en gardant une froide distance, mais sans agressivité, pour le bien de tous.
Je reçus un mail qui me parut inhabituel, une demande d’audience de la part du département de recherche et développement d’une entreprise chinoise. La raison me semblait confuse, mais j’en imputais la raison aux difficultés de traduction des langues orientales. J’acceptai, en casant le rendez-vous rapidement, avant que ne commence la phase d’implémentation des modules de sécurité que nous étions en train de construire et qui ne me laisseraient plus le temps par la suite.
Les deux Chinois étaient accompagnés d’un traducteur français. Lorsqu’ils entrèrent dans mon bureau, je sus d’emblée qu’ils n’avaient pas grand-chose à voir avec des scientifiques. On aurait dit des caricatures d’agents secrets dans une mauvaise série d’espionnage des années soixante-dix. L’un portait un costume trop étroit, une chemise blanche assortie d’une cravate fine en cuir noir et l’autre un pantalon de cuir dans lequel était glissé le bas de son pull fin de laine synthétique jaune ocre au grand col roulé. Ses muscles saillants à travers le tissu moulant et sa tête d’abruti me firent supposer un garde du corps.
Je sentis, dès leur entrée dans mon bureau, qu’ils amenaient avec eux de nouveaux problèmes. Après d’obséquieuses salutations et présentations, le traducteur m’exposa les raisons de cet étrange rendez-vous données en chinois par l’homme à la cravate. Il se disait être un conseiller culturel et de coopération, envoyé par l’ambassade pour représenter l’University of Science and Technology of China de la ville d’Heifi.
― Monsieur Constantin, nous sommes là dans le but de prendre un premier contact avec vous. Nous avons entendu parler du projet d’intelligence artificielle et il nous a fortement intéressés. Nous aimerions associer une université chinoise à ce protocole de recherche.
― Je suis désolé, annonçai-je d’emblée, mais cela ne va pas être possible, pour la bonne raison que ce projet est stoppé et a de fortes chances de ne jamais redémarrer.
Après la traduction, le visage de mon interlocuteur resta de marbre, comme si je ne lui avais pas répondu.
― Nous avons eu connaissance des problèmes de votre projet. Nous sommes aussi là pour trouver des solutions. Un partenariat doit avoir des bénéfices réciproques, n’est-ce pas ?
Je ne voyais pas bien ce qu’il allait m’offrir, mais quoi que ce fut, je n’en avais aucune utilité. Cependant, à la fois par politesse et par curiosité, ainsi que pour ne pas avoir à me justifier, je décidai de le laisser exposer ses propositions pour mieux m’en débarrasser par la suite.
― Je vous écoute, dis-je d’un ton obséquieux et faussement intéressé.
― Si vous ne pouvez plus poursuivre vos recherches en France, nous vous proposons de transférer le projet au sein de notre université qui vous offrira toutes les infrastructures et tous les financements dont vous aurez besoin. De même, nous prendrons en charge votre rémunération et tous les frais d’expatriation vous concernant, les vôtres et ceux votre famille.
― Pour l’instant cela me parait impossible, car j’ai encore des liens avec mon université de rattachement. Mais peut-être que dans un futur proche, je vous recontacterai.
― Pourquoi cela n’est-il pas possible actuellement ?
― Car le projet ne m’appartient pas, c’est celui de mon laboratoire et de l’université. Je ne peux pas l’emporter avec moi sans l’aval de mes supérieurs !
― Vous allez donc faire les démarches pour obtenir cette autorisation, nous pourrons vous y aider, nous avons des contacts au plus haut niveau de décision.
― Oui, ce n’est pas si simple, mais je vous tiendrai au courant, soyez-en sûr.
― Comment puis-je en être sûr ?
La question me paraissait étrange et bien trop insistante, mais je gardais mon calme.
― Vous pouvez en être sûr parce que je vous le dis. Ne vous inquiétez pas, votre proposition est très intéressante, je vous donnerai très vite des nouvelles.
― Nous n’avons pas de temps à perdre monsieur Constantin. Nous ne pouvons pas laisser mener à terme le projet sans que nous y soyons associés. Il n’en va pas seulement de l’avancée de la science ou de soucis d’université. Il en va aussi de politique internationale.
― Écoutez, je ne vois pas bien à quoi vous faites allusion et je n’ai pas de temps à y accorder. Ce projet est franco-français, ce n’est pas une équipe internationale. Donc je vais devoir vous laisser, mais soyez sûr que je resterai en contact, précipitai-je ma réaction pour en finir.
― L’équipe est française, mais le projet et ses enjeux sont d’envergure internationale. Mon gouvernement est très attentif à son développement et très intéressé par une participation. Nous mettrons tous les moyens nécessaires pour cela.
― J’entends bien et j’en suis très honoré. Mais, hélas, les choses doivent avancer à leur rythme…
― Non, je ne crois pas que vous entendez bien, monsieur Constantin. Et nous préférons que les choses avancent à notre rythme. Je vous le répète, nous en avons les moyens. Nous pouvons vous proposer des conditions extrêmement favorables pour que vous acceptiez.
― Très bien, nous en reparlerons donc la prochaine fois. Merci d’être venus, conclus-je en me levant pour mettre un terme à l’entretien par quelques poignées de main.
― Monsieur Constantin, nous comprenons que dans votre situation, il vous paraisse impossible d’accéder à notre proposition. Cependant, vous ne pouvez pas non plus la rejeter sans prendre de gros risques. Nous devons trouver un accord qui vous arrange, car ne pas trouver d’accord vous serait très préjudiciable.
― Préjudiciable ? Dans quel sens ?
― Dans tous les sens que vous pouvez imaginer, monsieur Constantin. Pour votre carrière, pour celle de vos collaborateurs, pour le projet lui-même que vous devriez cette fois vraiment abandonner.
― Je vous l’ai dit, ce projet est pour l’instant à l’arrêt, il a de fortes chances d’être abandonné. Dans ce cas, je vous contacterai, promis, nous définirons mieux notre collaboration.
― Oui, monsieur Constantin, ce projet est « officiellement » à l’arrêt. Mais s’il avait repris sous une autre forme et que cela venait à s’ébruiter en haut lieu, que se passerait-il ? Dans ce cas, je pense que vous regretteriez de ne pas avoir accepté notre collaboration. Nous saurions vous protéger de ce genre d’aléas et de bien d’autres encore plus difficiles à gérer. Parfois, l’amour de la science peut amener à commettre des erreurs stratégiques. Nous ne sommes pas si regardants en Chine, ce qui compte pour nous, c’est le résultat. Et nous pouvons vous offrir un cadre d’une sécurité absolue qui n’est peut-être pas votre cas actuellement.
Je me rassis lentement en regardant le visage toujours aussi impassible de mon interlocuteur. Il m’offrait, à l’évidence, une porte de sortie honorable sans qu’il ne soit fait mention d’une quelconque accusation directe. Mais la menace était belle et bien sous-entendue. L’astuce, c’est que si j’y répondais, cela revenait à admettre ma culpabilité. Je me sentais pris au piège. Appeler Nicolas à la rescousse me traversa l’esprit, mais ne pouvant absolument pas imaginer sa réaction et ses conséquences, je ne pouvais pas prendre ce risque. Le Chinois me laissa patiemment prendre le temps de la réflexion, très certainement sûr de sa position de force. Je finis par tenter une sortie de cet imbroglio.
― Je ne comprends pas bien où vous voulez en venir, mais je vais écouter votre proposition.
― Voilà qui est tout à fait raisonnable, je vous en remercie, annonça-t-il hypocritement pour éviter toute humiliation, même si c’était le dernier de mes soucis. Comme je vous l’ai dit, nous sommes prêts à vous offrir tout ce dont vous aurez besoin au niveau matériel. De même, nous pourrons vous proposer une prime d’expatriation à la hauteur de 30 000 dollars pour couvrir le voyage de votre famille et le déménagement de votre foyer, ainsi qu’un excellent salaire à la hauteur de vos compétences. Qu’en pensez-vous ?
― Cela me parait très correct, répondis-je en masquant ma surprise face à cette prime qui me paraissait bien trop élevée. Et à quel salaire évaluez-vous mes compétences ? interrogeai-je curieux, bien que je fusse sûr de refuser.
― Nous sommes bien conscients qu’il ne s’agit pas seulement de vos compétences scientifiques que nous devons rémunérer. Nous devons aussi compenser les difficultés de l’expatriation ainsi que le courage qu’il vous faut pour prendre la décision de quitter votre laboratoire dans de telles conditions.
― Oui, je vous écoute…
― Nous pensions qu’un salaire de vingt-mille dollars par mois serait correct. Nous y ajouterons une prime annuelle d’ancienneté de soixante-dix mille dollars au bout de deux ans, pour vous fidéliser, m’annonça le traducteur qui avait du mal à traduire le dernier mot.
Il avait bien présenté son offre, d’abord des avantages conséquents qui pouvaient déjà m’intéresser pour terminer par un coup de massue, une somme faramineuse censée me faire sauter sur l’occasion. Le tout assorti d’un contexte menaçant. Pourtant, je ne pouvais pas accepter dans ma situation, sans compter le manque de confiance que générait l’attitude de ces deux personnages. J’avais assez d’ennuis avec les Russes sans m’en donner davantage avec des Chinois ! Mais comment m’en débarrasser sans entrainer d’autres problèmes ? Ils ne me donnaient pas l’impression de pouvoir négocier quoi que ce soit si je refusais leur offre. La seule possibilité, c’était de gagner du temps. Même si je ne savais pas à quoi cela pourrait me servir, cela me parut être la seule alternative, je ne pouvais pas céder.
― Messieurs, je ne m’attendais pas à une offre aussi généreuse. Mais vous comprendrez que, vu la hauteur des sommes proposées, cela puisse me paraitre excessif et que cela me demande de vérifier que vous avez réellement les moyens que vous évoquez. Je ne peux pas vous croire simplement sur parole. Qui est votre supérieur ?
― Comme nous vous l’avons dit, nous travaillons pour l’ambassade.
― Pourrais-je alors m’entretenir avec l’ambassadeur lui-même ?
― Bien entendu, nous vous obtiendrons un rendez-vous dès cette semaine si vous le désirez.
La conclusion inespérée de cette affaire me soulagea au plus haut point. Même si je m’inquiétais encore plus en me rendant compte qu’ils leur paraissaient naturel que l’ambassadeur lui-même puisse être impliqué directement dans mon affaire, ce qui montrait l’importance que la chine accordait à ce projet…
Nous nous saluâmes et ils repartirent sans faire davantage d’histoires. Je n’en revenais pas. Cela me laissait donc quelques jours pour trouver une solution. En attendant, je retournai à mes activités de recherche.
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