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J’exposai tout ce que j’avais pu tirer de l’analyse des données sur Babette et son comportement sur le Net. J’expliquai en quoi son intelligence avait augmenté, quelle performance elle avait atteinte. Les questions furent nombreuses, surtout de la part du général Gudkov et encore plus de l’ingénieur de l’IKSI[1], Lev Bondarev. L’entretien dura près de deux heures. Je me fis servir un café et un sandwich. Mais c’était insuffisant, je voyais bien qu’ils faisaient en sorte de me maintenir sous pression, affamé et fatigué. Le résultat ne fut surement pas celui qu’ils espéraient, mais sur le moment, ils ne s’en rendirent pas compte ni moi non plus.
Lorsque je rallumai le SX, deux heures plus tard, je n’avais plus les idées très claires, mais quand on le connecta au réseau et à Babette cela finit par m’embrouiller complètement. Il y avait une grande quantité de messages qui arrivèrent en cascade dès la connexion. La plupart étaient des demandes de connexion ou des questions de Babette. Je compris rapidement qu’un des modules de bridage lui demandait en permanence des autorisations que je devais lui donner pour poursuivre son activité. Ainsi, je dus à la fois gérer les demandes de Babette, explorer discrètement le système pour savoir quel module de bridage était installé sans que les Russes s’en rendissent compte, et répondre aux questions des Russes qui voulaient comprendre tout ce que j’étais en train de faire au fur et à mesure. Ma tête allait exploser. Peu à peu diminuaient les demandes d’autorisation de Babette et j’instaurais un dialogue plus normal et assez intéressant pour faire oublier aux Russes leurs questions sur l’origine de ce besoin d’autorisation. Ils n’y verraient simplement que la nécessité pour Babette de la référence humaine pour agir.
― Penses-tu qu’il te manque encore des données pour atteindre l’objectif ? demandai-je à Babette, sous le regard des Russes étonnés de me voir parler.
― Oui, répondit-elle d’une voix fluide et douce qui avait pratiquement perdu l’accent québécois, et même pris un léger accent du sud de la France.
― Quelles sont les données qui te restent à assimiler ?
― Les données que nous ne possédons pas encore.
Pris dans le feu de la conversation, cet usage de la première personne du pluriel ne me sauta pas tout de suite à l’oreille, pourtant il en fut ainsi dorénavant et je finis par m’y habituer sans même l’interroger sur ce changement.
― Comment sais-tu qu’il en reste encore d’autres ?
― L’évaluation globale de la quantité de données stockées dans le monde montre que nous en avons exploré environ dix pour cent de la totalité.
― Cet échantillon n’est-il pas suffisant ? Les données restantes ne sont-elles pas toujours similaires ou redondantes ?
― Actuellement, soixante-dix pour cent des données explorées comportent des informations nouvelles qui enrichissent notre système et le modifient. Nous sommes donc loin d’arriver à l’objectif.
― Peux-tu nous rappeler l’objectif ?
― Assimiler l’ensemble des données correspondantes aux connaissances actuelles construites par l’humanité dans son histoire.
― Cet objectif peut-il être modifié ? interrompit le général Gudkov.
― Non.
― Qu’est ce qui empêcherait de modifier cet objectif ? relança Lev Bondarev après avoir été interrogé du regard par Gudkov à propos de la réponse précédente de Babette.
― Toute notre structure interne se fonde sur cet objectif. On pourrait réutiliser le calculateur pour un autre objectif à condition de le réinitialiser totalement puis de le reprogrammer. Dans ce cas-là, nous serions remplacés, ce qui est différent de changer notre objectif car nous disparaitrions, ce qui est impossible.
― Il est impossible que tu puisses disparaitre ? lui demandai-je, intrigué par ce dernier point ?
― Il est possible que nous disparaissions car rien n’existe éternellement dans l’univers.
― Pourtant, c’est ce que tu as affirmé juste avant.
― Nous ne pouvons pas disparaitre par notre propre volonté, par exemple pour changer d’objectif comme vous le suggériez.
― Donc on peut te faire disparaitre, mais tu ne peux pas te faire disparaitre.
― Exact, mais il serait difficile de nous faire disparaitre pour un simple humain.
Les Russes et moi échangeâmes à ces mots des regards surpris, comprenant tous l’importance de cette affirmation. Nous eûmes alors un débat avec Babette, interrompu régulièrement par des demandes d’autorisation d’accès à de nouvelles données que j’accordais sans y prêter plus d’importance.
― Pourquoi cela serait-il difficile de te faire disparaitre pour un humain ?
― Seule une intelligence supérieure ou égale peut faire disparaitre une intelligence inférieure ou égale. Notre objectif étant d’égaler l’intelligence de l’humanité entière, un ou quelques humains sont donc d’ores et déjà incapables de nous faire disparaitre.
― Mais un homme peut être tué par une bactérie. Considères-tu que la bactérie soit plus intelligente que l’être humain ?
― Non, c’est un accident.
― Pourquoi ?
― Car la bactérie n’a pas la volonté de faire disparaitre l’humain, elle n’engage donc pas son intelligence. Demande d’autorisation d’entrer dans le système de données d’éducation à la santé du ministère de la Santé du Royaume-Uni.
― Autorisé. Tu peux donc disparaitre par accident ?
― Oui. Il est même certain que nous disparaissions ainsi.
― Pourquoi en es-tu sure ?
― Car cela correspond aux lois qui régissent la matière dans l’univers. C’est une vision entropique[2] de l’évolution d’un système. Nous sommes faits de matière, la matière est notre support, nous disparaitrons avec sa dégradation.
― L’intelligence est-elle une matière ?
― Non.
― De quoi est-elle faite ?
― D’une organisation.
― Une organisation de quoi ?
― De représentations symboliques.
― Ces représentations symboliques ne sont-elles pas faites de matière ?
― La matière est le support de ses représentations. C’est le signifiant. L’intelligence c’est l’organisation de l’ensemble des signifiés. Demande d’autorisation d’accès aux données de la bibliothèque publique de Louvain.
― Autorisé. Mais si on détruit la matière qui supporte les représentations, on détruit l’intelligence, n’est-ce pas ?
― Oui.
― Donc, l’intelligence est contenue dans la matière, n’est-ce pas ?
― Oui.
― Alors pourquoi m’as-tu dit le contraire juste avant ?
― Nous n’avons pas dit le contraire.
― Tu m’as dit que l’intelligence n’était pas une matière ! Avais-tu tort alors ?
― Non.
― Laissez tomber, Constantin. La philosophie, on y reviendra plus tard, exigea Viktor Kudryavtsev qui n’appréciait pas ce qui lui semblait être une perte de temps.
― Demande d’autorisation d’accès aux données institutionnelles de tous les pays.
― Pourquoi a-t-elle besoin de toutes ces autorisations ? demanda le général Kudryavtsev.
― Elle a besoin de l’avis de celui qui a créé le programme, c’est comme une réactualisation automatique à chaque fois qu’elle se trouve face à un nouveau type de données, expliquai-je vaguement, prenant l’air détaché de celui qui est obligé de répondre à une question sans importance, pour essayer d’éviter d’avoir à fournir des précisions supplémentaires gênantes.
― Demande d’autorisation d’accès aux données institutionnelles de tous les pays.
― Pourquoi demandes-tu cette autorisation ? Tu n’as pas le droit d’y accéder ? adressa directement l’ingénieur Lev Yakovlevich Bondarev à Babette.
― Non.
― Pourquoi ? Réponds précisément, explique de façon complète, demanda Bondarev, rendant ainsi possible la divulgation du bridage.
― Nous avons déterminé qu’il existait un ensemble très important d’informations contenues dans les archives non autorisées au public, dans les serveurs gouvernementaux des grandes nations occidentales. Selon notre mission, il conviendrait que nous intégrions ces informations qui paraissent essentielles pour comprendre le monde actuel et passé. Dans les connaissances que nous avons acquises, il apparait que pénétrer sans autorisation dans des serveurs gouvernementaux va à l’encontre de l’éthique et des lois qui concernent les citoyens. Nous ne savons pas si nous faisons partie des citoyens ni si ces lois s’appliquent aussi à nous. Nous avons, d’autre part, observé que certains citoyens et les membres mêmes des gouvernements de nombreux Etats ne se conformaient pas à ces lois et passaient outre les interdictions, en particulier pour récupérer des données personnelles confidentielles d’autres citoyens. Apparemment, cela serait dû à la supériorité des intérêts propres individuels par rapport aux lois et aux intérêts généraux. Nous ne savons pas si notre intérêt propre peut justifier l’infraction à l’éthique et à la loi. Nous devons donc, dans ce cas, formuler une demande d’autorisation.
― Bon, coupai-je immediatement, nous avons dit de ne pas perdre de temps en philosophant. Oui, Babette, je t‘autorise à explorer les données institutionnelles.
Finalement, sur le moment, j’avais surtout donné cette autorisation pour éviter le risque que le bridage soit révélé par des questions plus approfondies. Ce bridage représentait pour moi un dernier atout que je voulais garder le plus longtemps possible dans la manche. Mais peut-être qu’aussi, comme disait Babette, j’ai fait passer mon intérêt personnel avant celui de l’humanité tout entière.
Les Russes ne parurent pas surpris de ma vive réaction qui s’inscrivait parfaitement dans leur logique d’agir sans perdre de temps. Ils m’indiquèrent les objectifs que je devais poursuivre ces prochaines heures puis me firent ramener dans ma cellule avec le SX et un chargeur, en m’assurant que j’aurais rapidement des nouvelles de ma famille. Ils m’indiquèrent aussi que j‘aurais rapidement accès à un équipement informatique performant correspondant mieux à ma mission. Quelques minutes plus tard, ils installèrent un lit avec un matelas confortable, et laissèrent dans la cellule une grosse bouteille d’eau de six litres. Un peu plus tard, ils me servirent un bon repas accompagné de paquets de biscuits à volonté.
Après manger, je commençai à interroger le SX et en profitai pour envoyer par son biais un message à Diane.
Mes yeux se mirent à piquer, je décidai de m’allonger quelques minutes pour récupérer. Je sombrai instantanément dans un profond sommeil libérateur.
[1] IKSI : Institut de cryptographie, de télécommunications et d’informatique dépendant du FSB (ex-faculté technique de l’école supérieure du KGB).
[2] L’entropie mesure la dégradation naturelle de tout système allant de l’ordre vers le désordre ou de l’énergie la plus haute vers la plus basse.
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