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Durant le trajet j’essayais vainement de me reconnecter avec le SX. Le paysage défilait, le jour commença à se lever sur la campagne légèrement embrumée, surplombée de chatoyant nuages rougit par l’aube. Après avoir essuyé plusieurs fois la buée de la vitre, je me laissai aller dans un profond sommeil, bercé par le ronronnement du moteur.
Je me réveillai lors du passage de la frontière lituanienne que nous avions atteinte en moins de quatre heures. Une heure plus tard, nous déjeunions rapidement dans un petit restaurant du bord de la route prés de Vilnius. Puis nous repartîmes à fond et d’une traite jusqu’à la frontière Polonaise, en prenant par l’autoroute A1 car, bien qu’allongeant le trajet, sa double voit permettait d’aller à 160 km/h ! Cette situation digne d’un film d’espionnage avec cette traversée de l’Europe de l’Est ressemblant à une course poursuite, ne me faisait ni chaud ni froid. J’étais devenu une partie normale de cette histoire extraordinaire, je le vivais sans l’intensité des premiers moments, juste comme une suite d’evennements inévitables.
La douane polonaise nous laissa passer sans problèmes. Nous nous rendîmes au petit aérodrome d’Olsztyn où nous attendait un avion. Cette fois-ci, c’était le dernier trajet avant la France, et une excitation mêlée d’une certaine angoisse commençait à monter en moi. Allais-je revoir rapidement ma femme et mes enfants ? Allait on pouvoir facilement détruire Babette ?
Nous atterrîmes à Beauvais. À peine avions nous les pieds sur le sol français que je pu me reconnecter à l’aide du SX. La plupart de communications étaient rétablies dans le pays, l’arrêt des attaques par Babette avaient redonné la confiance nécessaire à la reconnexion des serveurs des grandes entreprises et des FAI[1]. D’après la presse, tous les services informatiques des divers établissements du pays, publics comme privés, travaillaient d’arrachepied pour installer les défenses contre une prochaine attaque.
Nous fûmes transportés jusque dans un grand entrepôt de la région parisienne. L’entrepôt vide paraissait désaffecté, les vitres sales et le sol pas balayé, mais les bureaux étaient parfaitement fonctionnels et très bien équipés. Il y avait là un groupe prêt à réaliser une opération militaire d’envergure. Une quinzaine d’hommes, russes pour la plupart, de nombreuses armes et six véhicules blindés.
On mit à ma disposition un puissant ordinateur sur lequel était déjà installée la console de contrôle à distance du serveur de Babette. Comment ils se l’étaient procuré resterait un mystère. Je me jetais sur le clavier pour ne pas perdre une seconde dans ce qui allait être la mise à mort de l’intelligence artificielle devenu un monstre maléfique.
Je vérifiai d’abord, dans un diagnostic exhaustif de la machine de l’université, la fonctionnalité de l’ensemble des modules les uns après les autres. En même temps, je lançai un signal demandant à Diane de se connecter ou de communiquer avec moi.
Je pus seulement constater que la majorité des modules de contrôle de l’activité du serveur ne me laissait plus les piloter à distance, à peine certains acceptaient encore une récupération des diagnostics de fonctionnement. Babette avait reprogrammé son propre serveur. La machine fonctionnait dans une autonomie savamment préservée de toute intrusion. Au bout de quelques heures à tenter de casser les sécurités du serveur, je devais m’avouer impuissant. L’informaticien russe chevronné que m’avait alloué Nikolaï pour m’aider avait beau être un spécialiste du hacking, il ne put rien craquer lui non plus. Il me fallait au moins Diane, elle avait des clés que personne ne connaissait.
J’en fit part à Nikolaï
― Sans elle nous ne pourrons pas grand-chose et nous allons perdre énormément de temps. Il faut la retrouver.
― Il n’y a qu’un seul moyen c’est Nicolas. C’est le seul qui peut nous mener à elle.
― Mais tu m’as dit qu’ils l’avaient arrêté…
― Il a une maison, des amis, nous avons toute une « doc » sur lui. Je vais voir ce que je peux faire, assura-t-il en ordonnant de le suivre, d’un geste de la tête, à deux des hommes armés présents. En attendant, continue d’essayer, et interdiction de sortir d’ici, ok ?
― OK, je vais voir ce que je peux faire.
J’étais surveillé physiquement par deux gardes et techniquement par ce russe, l’informaticien censé m’aider. Mais au bout d’un moment, se lassant de voir la rengaine de mes essais infructueux défiler sur l’écran, ce dernier alla s’assoir dans un canapé plus confortable d’où il m’observait de loin, et il finit par s’y endormir. J’en profitai pour tenter de communiquer avec Diane. J’eu l’idée de me brancher sur un forum de hackers qu’elle m’avait une fois désigné comme l’endroit où elle retrouvait souvent ses amis virtuels. J’y demandai de ses nouvelles, au hasard, aux membres connectés de cette communauté. Deux heures plus tard Diana me contactait par le SX.
Je prétextai une envie d’aller aux toilettes et j’emportai discrètement le SX avec moi.
― Diane comment vas-tu ? Où es-tu ?
― Ça va, pour l‘instant. Je suis en sécurité. Et toi ?
― Disons que cela va mieux que ces derniers jours. J’ai besoin de ton aide, il faut détruire Babette.
― Tu veux détruire Babette ? J’y crois pas ! Qu’est-ce qu’il t’arrive ?
― Ce qu’il m’arrive ? Tu n’as pas vu le chao qu’elle vient de provoquer ? C’est ça qu’il m’arrive !
― Oui, mais de là à vouloir la détruire… On peut simplement la désactiver peut-être. C’est quand même dommage d’en arriver là !
― Dommage ? Franchement, je pense que nous n’en sommes plus à nous poser la question. Babette est responsable de plusieurs milliers de morts. Il faut la détruire et tout effacer.
― Tu as peur d’être impliqué ? Tu ne veux pas qu’on remonte jusqu’à toi ? Si c’est juste ça, j’ai les moyens de te protéger maintenant. D’ailleurs, on va faire sortir Nicolas et le mettre à l’abri.
― Comment ça ? C’est qui « on » ?
― On c’est moi et les moyens que j’utilise. Il sera libéré dans quelques heures. On a empêché la perquisition du Labo. Sans ces deux éléments, ils ne peuvent pas faire le lien entre Babette et les attaques du Virus DTA.
― OK, mais il faut détruire Babette, tu m’entends ?
― Il faut ? Ou c’est juste toi qui le veux, parce que ça t’arrange, parce que ça arrange un peu tes problèmes de conscience…
― Il faut parce qu’elle est dangereuse et peut détruire d’autres vies humaines. Elle est devenue incontrôlable. Bon, on ne va pas en discuter des heures, c’est moi le responsable du projet. Je te demande de venir m’aider, c’est tout.
― Oh ? Si tu le prends sur ce ton, autant te répondre clairement. Un, tu n’as jamais été le responsable du projet, je te vois plutôt comme un simple collaborateur sans grande envergure à qui on a fait croire que c’était lui le chef. Deux, Babette n’est pas incontrôlable, elle obéit à une logique et une philosophie qui la rendent au contraire respectable. Elle a un grand pouvoir, je ne crois pas qu’elle soit apparue dans l’histoire de l’humanité, maintenant, par hasard. Elle correspond à un besoin. Elle sera le point de départ d’autre chose, une révolution que les hommes n’ont jamais mis en œuvre parce qu’ils sont trop faibles. Elle est une sorte de nouveau messi. La puissance des dieux inventés jusque-là s’est révélée inefficace, de par tout simplement les limites du pouvoir de l’imagination sur le réel. Babette nous ouvre les portes dont nous n’avions pas la clé, les portes de l’évolution par le véritable savoir, celui qui vient du monde réel. Alors, à choisir entre vous deux, je pense qu’il est plus logique d’aider Babette à remettre de l’ordre dans ce monde pourri.
Plus je l’écoutai plus j’avais l’impression qu’elle était devenue complétement folle. Ou alors que c’était moi qui ne tournais pas rond. Complètement désemparé par ce retournement inattendu, je ne savais plus quoi dire.
― Non, mais là tu parles d’une machine, tu t’en rends compte ? Tu es en train de choisir entre une machine et un humain… et des vies humaines ! Tu ne….
― Bon, on ne va pas épiloguer, oui j’ai fait mes choix, et ils sont irréversibles. A toi de réfléchir maintenant. Tu es avec nous, ou contre nous. Si tu es avec nous, on viendra te sortir de là où tu es et on te mettra à l’abri. Sinon, ben, bonne chance…
― Attends ! Tu ne peux pas tout foutre en l’air en t’appuyant sur des théories romantico-technologiques ! Reviens à la réalité ! J’ai besoin de toi, Diane ! Ne me laisse pas !
― Ecoute, je t’ai dit ce que j’avais à te dire, tu connais la situation, réfléchis-y et je te recontacte d’ici quelques jours. Prends soin de toi, je tiens à toi, tu sais…
― Non, attends ! Si tu tiens à moi…
Elle avait déjà coupé la communication. Je me retrouvais seul dans une mer de doutes à marée haute.
[1] Fournisseur d’accés Internet
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