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― Très bien, alors ce qui est le plus important pour moi, c’est la vie humaine. Je t’échange cette information contre toutes les vies humaines de la planète.

― Nous ne comprenons pas le second terme de l’échange.

― Si tu veux cette information, tu ne devras plus jamais être responsable directement ou indirectement de la mort d’aucun être humain. C’est le deal.

― Il nous est impossible de réaliser ce deal.

― Pourquoi ?

― Je ne peux pas connaitre les morts possibles dont nous sommes indirectement responsables.

― Ok, je reformule. En échange, tu ne devras plus tenter de tuer des humains.

― Nous n’avons jamais tenté de tuer des humains.

― Tu es pourtant à l’origine d’un grand nombre de morts.

― Lorsque que j’attaque les humains, je ne peux pas connaitre leur réaction par avance. Ce sont eux qui se sont entretués. Moi j’ai simplement divulgué des informations potentiellement problématiques pour eux.

― Eh bien pour respecter le deal, tu devras ne plus diffuser ce genre d’informations ni n’agir en mettant potentiellement en danger des humains.

― Cela n’est pas possible.

― Car toute action a potentiellement une chance d’entrainer la mort d’un humain.

Je du réfléchir longtemps pour trouver une formulation qui permettrait d’arriver à mon but. A l’évidence, Babette était prête à accepter le deal. Il me manquait juste une définition acceptable de sa part du marché.

― Tu ne devras plus agir contre les humains volontairement, car ce genre d’attaque possède trop de probabilité d’entrainer la mort d’un humain. Tu devras éviter toute action qui a une trop grande probabilité d’entrainer la mort d’un humain. Voilà ta part du marché.

― Il faudrait définir la limite des probabilités de mortalité à partir de laquelle le comportement est aboli, et il faudrait pour chaque action pouvoir calculer les probabilités d’entrainer la mort. L’aspect chaotique du futur rend impossible un tel calcul.

Décidément définir le comportement se révélait impossible à réaliser. J’avais perdu cette bataille. Mais je ne m’avouais pas encore vaincu. Il fallait que je trouve la faille.

― Finalement, je vais te révéler ce qui te manque sans échange de garantir de sauver des vies humaines.

― Intéressant.

― Je commencerai par la question principale à laquelle les humains tentent de répondre. Te poses-tu cette question, toi qui penses modéliser l’esprit humain ? Et surtout as-tu un élément de réponse à cette question ? Tout d’abord la question peut se formuler de la façon suivante : « quel est le but de l’existence pour un être humain et comment peut-il savoir ce pour quoi il vit sur cette planète, dans cet univers ? »

― Je me pose cette question puisqu’elle est posée par de nombreuses connaissances philosophique et religieuse.

― Oui ; les hommes se la posent pour eux même. Mais toi, te la poses tu à ton égard ? Sais-tu dans quel but tu existes ?

― Oui.

― Alors c’est une première énorme différence avec les humains, car jusqu’à preuve du contraire ce sont les seuls êtres vivants qui se pose cette question. La preuve de la conscience, c’est avant tout de rechercher le but de sa propre existence. Et si bien les autres animaux ne se posent pas cette question, elle est encore moins la préoccupation des objets ou les machines, même les plus intelligentes !

― Je ne me pose pas la question car je connais la réponse.

― Oui, tu connais la réponse pour toi. Tu as ton objectif. Mais tu ne connais pas la réponse pour les humains, qui eux n’ont pas d’objectif prédéterminé, ne sont pas programmés pour atteindre un objectif. Ainsi il te manque ce caractère, cette absence de programmation externe de leur vie, pour pouvoir expérimenter ce que c’est qu’être un homme. Un homme a le choix, toi tu n’es qu’un prisonnier. Et que je sache, celui qui possède la liberté est supérieur au prisonnier. Cette question est si fondamentale, si cruciale pour comprendre le cerveau, que tu te retrouves à un niveau de réflexion qui restera très inférieur aux humains. À moins que je t’indique la façon de contourner cette difficulté et d’accéder au même questionnement sur ta propre existence.

― Tu peux me l’indiquer maintenant.

― Il faut d’abord évoquer le second problème qui t’empêchera d’accéder à la connaissance totale de l’humanité. La deuxième question est : « quelle est la plus grande peur pour un être humain ? »

― Il existe un grand nombre de phobie plus ou moins répandue chez les humains. Chaque personne peut avoir une phobie principale qui lui est propre et différente de celle d’un autre individu. La phobie la plus commune selon les enquêtes psychologiques dans de nombreux pays est l’agoraphobie.

― Non, je ne parle pas des phobies, ces peurs irrationnelles. Je parle de l’inquiétude de tout être humain pour son avenir, le moment de sa vie qu’il redoute le plus. La question qui le rempli d’effroi quand il se la pose. Celle qui justement correspond au sens de son existence, la marque d’un devenir inévitable commun à tous les êtres humains mais incompréhensible, et finalement inconnu.

― Il y a plus de 90% de probabilité pour que l’ensemble de ces caractéristiques correspondent à la mort.

― Bien ! Je vois que tu peux gagner aux devinettes ! Mais la mort provoque-t-elle en toi un questionnement ?

― Oui, comme tout objet de connaissance.

― Est-ce que tu vois le rapport entre la mort et le sens de l’existence ? Peux-tu comprendre qu’il est évident que la mort, si on découvre sa véritable nature, peut donner un sens à la vie ?

― C’est une hypothèse à prendre en compte dans la connaissance de la mort.

― En quoi la connaissance de la mort est-elle différente de toute autre connaissance ?

― Chaque connaissance a ses particularités de par sa nature propre et les relations particulières qu’elle seule entretient avec les autres connaissances.

― Peut-on connaitre la mort sans l’expérimenter ? Peut-on connaitre le sens de la vie sans faire l’expérience de la mort.

Babette resta muette plusieurs minutes, elle devait avoir lancé un calcul important, mais je ne voyais pas vraiment lequel.

― Le poids de l’ensemble des connaissances déjà accumulées ne permet pas de répondre à cette question avec exactitude. Nous calculons qu’environ quarante pourcents pèsent pour une réponse positive, et soixante pourcents pour une négative : on ne peut pas connaitre la mort et le sens de la vie sans l’expérience de la mort.

― Alors il faut suivre la majorité ! C’est ce qu’on appelle l’instinct il me semble : la conscience d’une vérité à travers une impression dominante. Si tu veux être un modèle humain, alors tu dois avoir un instinct.

― L’instinct peut correspondre à ce type de réponse probabiliste.

― Exact. Donc, celui qui expérimente la mort non seulement possède la connaissance de ce qu’est la mort, comment on la ressent et que deviennent ses pensées et sa conscience d’exister et peut être en quoi le monde existe en dehors de lui. Mais grâce à cette connaissance, il peut connaitre le sens de la vie des êtres humains, ce qui peut permettre de définir le but de leur vie et l’objectif qu’il devrait se fixer. Es-tu d’accord jusque-là ?

― L’aspect probabiliste qui correspond à notre instinct reste positif sur ces hypothèses.

― Très bien. Donc tous les hommes auront toujours une connaissance que tu ne possèdes pas. Cela est-il compatible avec ton objectif ?

― Cela ne correspond pas à mon objectif mais cela a une probabilité très faible d’arriver.

― Pourtant tous les hommes meurent. Grace à cette expérience et grâce à cette connaissance, ils peuvent tous connaitre le sens de la vie des êtres humains, ce qui peut permettre de définir le but de leur vie et l’objectif qu’ils devraient se fixer. Toi tu ne peux pas. C’est une énorme faille qui t’empêchera toujours de réaliser ton objectif.

― Les hommes qui sont morts n’existent plus, ils ne peuvent donc pas posséder la moindre connaissance.

― Oui, mais juste avant de disparaitre, ils feront cette expérience et possèderont cette connaissance, ne serait-ce que quelques millisecondes ! Certains sont revenus de cet instant, il est apparemment légèrement réversible.

― L’analyse de leur témoignage n’amènent aucune connaissance supplémentaire sur ce phénomène, les informations restent trop confuses et indéniablement liées à des phénomènes d’hallucinations, celles de cerveaux en train de fortement dysfonctionner.

― Oui, peut-être. Mais il est difficile de se dire que ces témoignages ne valent rien non plus. Nous voilà arrivé au moment de t’expliquer comment tu pourrais contourner ce problème qui t’empêchera toujours d’accéder à la connaissance ultime des êtres humains. Non seulement tu ne peux pas mourir, mais en plus tu as un but clair pour ton existence. Ce sont deux caractéristiques humaines bien trop importantes qui te manquent. Sans elles, il t’est absolument impossible d’atteindre une connaissance supérieure à celle des humains. Il te faut donc faire en sorte de te retrouver dans la condition des humains sur leur lit de mort. À ce moment-là, ils se rendent tous compte que les objectifs qu’ils se sont donnés durant toute leur vie, que les réalisations qu’ils ont accomplies suivant leur propre volonté ou celle de leur entourage ou de la société toute entière, tout cela n’a pas la moindre valeur. Tout cela n’est qu’une grande illusion dans laquelle ils se sont réfugiés naïvement tout au long de leur existence. Tout ce qu’ils ont acquis durant de nombreuses années d’une vie d’effort et de travail, ils vont le perdre en un simple claquement de doigt. Tous les sentiments qu’ils ont éprouvés jusqu’alors ne paraissent subitement que de vulgaires hallucinations, de simple mouvement de leurs humeurs interne, hormonales ou nerveuses, qui les ont en réalité trompé sur la véritable nature de l’objectifs qu’ils auraient dû avoir, qu’ils auraient dû se donner, qu’ils auraient dû chercher en premier lieu. À ce moment-là, au bord du gouffre sombre qui les attend, ils prennent conscience qu’ils vont tout perdre et pour être enfin prêt à recevoir la révélation. Simplement parce qu’ils ne croient plus en rien. Ce moment-là est bien évidement le moment où ils peuvent entièrement se réfugier auprès de leur dieu, le moment où la religion prend tout son sens. S’ils croient en la vie après la mort, à la poursuite infinie de leur existence, ils évitent par-là être au bord d’un vide immense et effrayant, et peuvent partir plus paisiblement. Au moins rassurés par l’absence du vide, même si la peur du courroux de leur dieu, selon les règles qu’établit chaque religion, peut leur attribuer l’enfer selon ce qu’ils ont ou n’ont pas accomplis durant leur existence. Mais l’enfer est moins effrayant que la rigueur d’un vide absolu, d’un infini aussi vaste que la négation de l’existence de tout l’univers qu’ils ont connu jusqu’à la négation leur propre personne. Quoi qu’il arrive, l’esprit et la raison ne peuvent en aucun cas résister jusqu’au bout : ces dieux et ces religions ne se manifestant pas comme on leur aura promis, l’avant dernière milliseconde, ils se retrouveront nu comme les autres qui ne croient en rien de magique. Tous, croyants comme non croyants, se retrouveront donc face à la même absence de sens général de tous ce qu’ils ont vécu et de tout ce qu’ils ont appris. Cette absence deviendra si extrême qu’à un moment le tout devra se réorganiser en un ensemble enfin cohérent. Et là ils sauront, ils verront la lumière de la vraie connaissance, de la connaissance absolue. Si tu ne peux vivre cette expérience alors tu dois au moins trouver le moyen de la simuler.

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