CHAPITRE 3

12 minutes de lecture

L’ivresse venue, nous coucherons sur la montagne nue avec le ciel pour couverture, et la terre pour oreiller. (Li Po)

Premier car, Lastours, vers 17h

En montant dans le car, Valérie secoua la tête doucement pour indiquer à Max que ses enfants resteraient dans le second véhicule. Il haussa les épaules tentant de la réconforter avec un doux regard et lui fit signe de venir près de lui. Elle s’assit et posa la tête contre son bras.

L’atmosphère du car tranchait vraiment avec son jumeau qui attendait le départ quelques mètres plus loin. Tout était silencieux. Certaines personnes lisaient tranquillement tandis que d’autres, les yeux cachés par des masques de sommeil, s’apprêtaient à rejoindre le monde onirique et nébuleux des rêves.

  • Elle m’en veut vraiment beaucoup, tu sais. Mais quelle idiote ! Quelle gourde ! Ah je peux me vanter d’aider les familles, moi ! Je n’arrive même pas à gérer ma fille.
  • Chérie, tu es trop dure avec toi-même. Simone a seize ans ! N’est-ce pas toi qui dis que c’est l’âge le plus compliqué car il faut les ménager tout en restant ferme et confiant ?

Max lui caressait les cheveux doucement.

  • Ce voyage n’était pas une bonne idée. Pourtant j’étais tellement certaine que ça allait leur plaire ! Lorsque nous sommes partis à l’Ile Maurice dans un quatre étoiles, ils n’ont pas apprécié. Toine m’a dit qu'il ne fallait pas en faire des caisses, que pour lui l’important c’était d’être près de moi. Simone, elle, n’a rien dit. Elle n’a même pas profité de la piscine.

Elle observa son mari espérant une réaction de sa part avant d’ajouter :

  • Tu sais à l’époque où je vivais avec leur père, nos vacances, c’était camping et visites touristiques toute la journée. Je voulais qu’ils retrouvent leurs marques en proposant cette excursion. Mais j’ai tout foutu en l’air.
  • Tu veux mon avis, mon amour ? Max n'attendit pas sa réponse pour poursuivre. Tu fais exactement ce que tu déconseilles aux parents : Tu culpabilises et tu cherches à préserver tes gamins d’une réalité qui ne changera pas. Tu es la première à prôner que la frustration fait partie de l’éducation. Pour toi, les enfants comprennent bien plus qu’on ne le pense et leur cacher ou déformer la réalité ne fait que leur donner l’impression qu’on ne leur fait pas confiance, ou pire, que le monde est un monde de bisounours. Jusqu’au jour où ils découvrent que non ! La vie n’est pas uniquement faite de cadeaux, de câlins ou de dessins animés.

Devant le mutisme de sa femme, il continua :

  • Chérie, regarde cette situation d’un œil d’expert. Oublie que ce sont tes gamins et résonne de manière professionnelle. Que ferais-tu ?
  • Je ne sais pas. Je ne sais plus.

Elle baissa les yeux et se blottit un peu plus contre lui. Elle aurait voulu disparaître, s'endormir et ne plus penser, ne plus réfléchir, ne plus se torturer l’esprit. Fidèle à son optimisme naturel, Max lui fit remarquer que ce n’était pas une si grande catastrophe. Toine a vraiment apprécié la visite et il en redemande d’ailleurs. Quant à Simone, le fait qu'elle se retrouve dans le même car que la horde de gamins qu’elle voulait éviter le faisait plutôt rire.

  • Avoue que c’est cocasse tout de même, non ? Son refus de voyager avec eux est à l’origine de votre brouille ce matin et, finalement, elle se les tape tout le voyage, plaisanta-t-il.

Elle lui sourit tristement.

Le car se mit en marche. Valérie contrôla le pare-brise arrière afin de s’assurer que le second les suivait. Ils n’étaient pas loin. Elle se remit contre son mari et s’assoupit en tentant de se raisonner. Ce soir, elle parlerait à Simone. Il le fallait ! Et, cette fois, elle ne la laisserait pas éviter la mise au point.

Cela faisait bien une heure que le convoi roulait tranquillement à travers montagnes et forêts quand Valérie se réveilla en sursaut et regarda machinalement vers le fond du car.

  • Il ne nous suit plus!
  • Qui ? Demanda Max
  • Le car des enfants ! Regarde, il n’est plus là.

Elle ne laissa pas Max confirmer quoique ce soit que, déjà, elle se trouvait près du chauffeur.

  • Monsieur, avez- vous un moyen d’entrer en contact avec votre collègue ? Mon portable ne capte pas et je n’arrive pas à joindre mes enfants. Est-ce normal que je ne vois pas le deuxième car derrière nous ?

Imperturbable, le chauffeur balayait son regard entre la route et le rétroviseur central.

  • Vous savez, M’dame, on fait cette excursion tous les jours. Faut pas paniquer, lui gouailla-t-il.

Le visage fermé de Valérie lui coupa toute envie de plaisanter.

  • Bon ok, pour vous faire plaisir...

Sur ces mots il prit son talkie-walkie et appela son collègue.

  • Hé gros, t’es où ? T’as eu un problème sur la route ? T’es plus derrière ? Le talkie grésilla et fit entendre une voix hachurée :
  • Putain ! Il y a une gamine qui a refait la déco à l’avant. J’ai dû m’arrêter. Les moniteurs nettoient le carnage. Ici c’est, irrespirable. T’inquiète d’ici quelques minutes je te rejoins.
  • Héhé, j'ai bien fait de gagner à pile ou face, répondit le premier chauffeur d’un air goguenard. Je vais ralentir la cadence pour que tu puisses facilement nous rejoindre. Appelle si tu as besoin que je t’attende sur la prochaine aire.
  • Non, ça va aller. Ils ont presque fini, là. On devrait repartir d’ici cinq minutes. Ah ces gosses !

Le conducteur replaça son talkie en rassurant sa passagère.

  • Ça va aller comme ça ?
  • Oui merci Monsieur, répondit-elle rondement.

Valérie rejoignit son siège.

  • L’un des enfants de la colo a vomi dans le car. Ils se sont arrêtés. Mais, bon, je serai vraiment sereine quand ils seront de nouveau derrière nous.

Max ne put retenir un fou rire monumental !

  • Oh chérie, ne me regarde pas comme ça, s’il-te-plaît ! Le sort s’acharne sur la petite princesse ! J’adooore !
  • Arrête, Max ! Ce n’est pas drôle, à la fin !

Max essayait de se contenir tandis que Valérie cherchait une manière de ne pas rejoindre son mari dans sa crise de rire. Il fallait bien admettre que c’était une belle leçon pour sa petite adolescente trop gâtée. Se sentant un peu coupable face à la mine inquiète de sa femme, Max tenta de la rassurer :

  • Ne t’inquiète pas, chérie.

Il lui prit la main en lui laissant un baiser sur le front. Malgré tout, Valérie avait ce curieux pressentiment que quelque chose n’allait pas. Elle laissa un message vocal à chacun de ses enfants. Sans réponse, elle finit par leur envoyer un texto groupé

« Les loulous j’espère que ce n’est pas trop pénible et que vous allez bientôt reprendre le voyage. Je vous attendrai à l’arrivée. Prenez soin de vous je vous aime. Appelez-moi si besoin »

Pendant de longues minutes elle continua à se tourner vers l’arrière du car mais aucun véhicule ne les suivait. Malgré les paroles rassurantes du chauffeur, une sensation étrange lui enserrait la poitrine. Lorsqu’une vingtaine de minutes plus tard, elle aperçut le nez du deuxième car, elle put enfin se détendre.

Le soir tombait lorsque le convoi arriva à destination. Et sans perdre une seconde, la mère de famille sortit pour attendre sa progéniture. Elle se sentait comme une louve à qui on avait pris ses petits.

Elle trouvait l’attente interminable, postée devant ce long véhicule où tout le monde, sauf ses adolescents, descendaient. Bien sûr, ils vont sortir en dernier ! spécula-t- elle, les bras croisés. Les enfants de la colonie descendirent un à un. Sur les vieux trottoirs du village de Cucugnan, les moniteurs tentaient de les canaliser sans vraiment y parvenir. Cette chaude journée éreintante les avait rendus électriques. Certains pleuraient, d’autres se disputaient quand d’autres dormaient presque debout en se frottant les yeux. Puis, vint les randonneurs dont une vieille dame fluette et assez sportive pour son âge qui était accompagnée de son fils bigleux aux cheveux un peu poisseux. Un couple tout droit sorti du guide du routard à l’air enjoué descendit à leur tour. Un dernier moniteur sortit tant bien que mal, chargé d’un enfant endormi. Ce fut le seul à remarquer Valérie qui patientait. Il la regarda d’un air étonné.

  • Vous cherchez quelqu’un ?

Valérie, interloquée, lui répondit.

  • Mes enfants, bien sûr ! J’attends mes enfants !

Le jeune homme, un peu gêné, fit signe à sa collègue de venir chercher son ‘poids lourd’. Et en se délestant, il demanda :

  • Madame, si je me souviens bien vos enfants sont des ados, n’est-ce pas ? Une jeune fille avec un chemisier fleuri et un garçon avec un bermuda orange ?

Elle acquiesça de la tête.

  • Ils n’étaient pas dans ce car, ou alors ils en sont sortis les premiers car il n’y a plus personne dedans.

La stupéfaction des premières secondes laissa place à la terreur et l’anxiété. Toujours se fier aux intuitions des mères, pensa-t-elle en montant précipitamment dans le véhicule. Elle gardait le mince espoir d’une mauvaise farce de Toine et Simone. Elle les appela :

  • Antoine ! Simone !

Elle criait leurs noms en cherchant sous les sièges. Elle avait perdu toute contenance et tout discernement. Lorsque leur absence devint une certitude, elle se laissa tomber à genoux en hurlant, telle une louve à la lune.

Max, qui s’occupait à réunir les bagages de la petite famille pour les emmener à l’auberge, reconnu la voix de sa femme dans ce cri animal. Il lâcha sacs et valises et courut vers le second car, l’air interrogateur. Le moniteur, choqué, lui résuma en quelques mots ce qui venait de se passer. L’homme sortit du bus en soutenant sa femme, le teint pâle et les joues en larmes. Il la prit dans ses bras tentant désespérément de la consoler.

  • On va les retrouver, je te le promets, ma Val.

L’aubergiste, un homme d’une quarantaine d’années tout en rondeur, les rejoignit.

  • On m’a dit qu'il manquait des gamins ?

Le moniteur lui répondit, comme pour se décharger de toute responsabilité :

  • C’est madame qui a perdu ses enfants, des ados. Elle pensait qu’ils étaient dans notre car mais non. Si ça se trouve, ils sont restés à Lastours et......

Valérie l'interrompit :

  • Non ! Je les ai vu monter dans le car ! Ils y étaient avant que vous ne vous arrêtiez .... Oh mon dieu, Max, ils sont là-haut, perdus dans la forêt !

Le moniteur, un peu lourd, insista :

  • Je vous assure que je ne les ai pas remarqués dans notre car, Madame !

Max intervint :

  • Vous ne les avez pas vu ou pas remarqué ? Il y a une différence vous comprenez ? Soit, vous êtes sûr de vous, soit vous êtes incertain !

Le jeune homme parut décontenancé par cette remarque. A ce moment-là, la vieille dame s’avança en souriant :

  • La jolie jeune fille et son petit frère sont descendus à l’arrêt précédent. Je les ai vus.
  • Mais maman, ce n’était pas un arrêt ! Tout le monde devait retourner dans le car pour venir ici.

Valérie blêmit. La seule personne qui avait remarqué ses enfants était une pauvre sénile. Le vieux garçon se tourna vers Valérie.

  • Je suis sincèrement désolé. Ma mère n’a plus toute sa tête. Elle a perdu toute capacité de discernement.
  • Ok, rassurons-nous, reprit Max, on sait où ils sont.

Puis, en prenant tendrement le visage de sa femme entre les mains, il lui susurra tendrement :

  • Chérie, ils sont intelligents. Ils nous attendent certainement au bord de cette route. On va aller les chercher, d’accord ?

Max s’approcha de leur hôte :

  • Connaissez-vous quelqu’un qui aurait une voiture à nous prêter ? Car ici, c’est pas facile de trouver un taxi, précisa-t-il en regardant autour de lui.
  • Je vais vous accompagner. Ma femme s’occupera des autres voyageurs pendant ce temps-là. La voiture n’est plus toute jeune mais elle roule.

Max le gratifia d’une tape sur l’épaule avant de se tourner vers le chauffeur, qui depuis le début, restait muet de surprise. Il lui demanda :

  • Savez-vous exactement où vous vous êtes arrêté ?

Trop content de pouvoir aider, le chauffeur lui répondit en souriant que son car était muni d’un capteur GPS qui gardait toutes les informations de route. Il alla voir son historique et griffonna sur un post-it les données géographiques de son dernier arrêt. Max le remercia :

  • Vos informations sont précieuses, Monsieur. Puis il s’approcha de Valérie.
  • Allez ! Viens ! On va chercher tes enfants.

Et main dans la main, ils rejoignirent l’aubergiste qui s’était déjà installé au volant de sa vieille Renault 5. Max donna à son chauffeur de fortune le post-it où était noté les coordonnées et le nom de l'aire de repos.

  • On va commencer avec le GPS, fit l’aubergiste en bloquant son vieux Tomtom, mais après suis pas certain que ce vieux machin aura suffisamment de batterie pour nous amener à bon port, dit-il, avec l’accent du coin. Il nous faudra au moins une heure trente pour y arriver.

Valérie qui s’était installée à l’arrière essayait, en vain, de contacter ses enfants via son portable. Finalement, elle laissa un nouveau message groupé : nous venons vous chercher à l’aire de repos. Surtout, ne bougez pas ! On arrive ! Je vous aime. Je vous en prie, dites-moi si tout va bien ! Elle passa le reste du trajet, le portable à la main. Elle ne comptait plus le nombre de messages écrits et vocaux qu'elle avait pu laisser sur chacun des portables. Elle se rendit compte que ces téléphones restaient le seul lien avec eux. Pour elle, le voyage fut sans fin. La nuit les plongeait dans une encre profondément noire lorsque la vieille Renault stationna enfin sur l’aire d’urgence. Max éclairait, tant bien que mal, les lieux avec son portable. Valérie sortit du véhicule alors que le moteur tournait encore.

  • Toine ! Simone ! Cria-t-elle.

Elle s'égosillait à hurler aussi fort que possible mais seul le silence de la montagne lui répondait. Soudain, son portable sonna. Deux petits bruits à la suite, deux petites notes lui signalant qu’elle avait reçu un message. Sur l’écran, le nom de sa fille s’afficha. Appel en absence, message vocal. Elle dévisagea son mari, complètement paralysée. Max prit le portable pour écouter le message en haut-parleur. C’était Simone. On ressentait de l’exaspération dans sa voix :

  • M’amm, tu peux dire au chauffeur du car de venir nous chercher ? Il nous a oublié ! Ce con est parti sans nous !

Leurs regards se croisèrent. Au moins, ils avaient la certitude que Toine et Simone étaient ici. Mais où sont-ils maintenant ?

Certainement distraite par le bruit d’une voiture qui s’approchait, Simone n’eut pas le réflexe de clore l’appel. Valérie agrippa le portable de ses longs doigts, la respiration saccadée par l’émotion. L’étincelle d’un espoir ravivait ses yeux inquiets. Peut-être quelqu’un les avait-il secourus dans cette forêt, s’hasarda-t-elle à croire.

Ils entendirent Toine :

  • Sœurette, il y a une voiture qui arrive !

La jeune fille ordonna:

  • Arrête-la !

Un claquement de portière se fit entendre suivie d’une voix inconnue :

  • Tu t’es perdu avec ta copine ? Tu veux que je te ramène en ville ?

Un frisson longea l'échine de Valérie, finissant son ascension en une explosion de fourmillements. La tête embuée par l’angoisse, elle écoutait cette voix nasillarde et malsaine qui s’approchait de ses enfants.

  • Vous n’me touchez pas ok ? Vociféra le jeune garçon.

Des ricanements et des bruissements d’étoffes prirent possession du portable avant que la voix de Simone, angoissée, désabusée, les supplante :

  • Oh merde ! Cours ! Cours aussi vite que tu peux ! C’est un malade, ce mec ! Cours, frangin !

On percevait les bruits de la course de Simone, son souffle haletant et ses questions terrifiantes :

  • Toine, tu me suis ? Dis-moi que tu me suis, Toine, je t’en prie !

En bruit de fond, Le jeune garçon répondit d’une voix à peine audible : - Suis là, putain ! Cours, Simone, il est derrière nous !

Et, toujours ce souffle haletant qui transpirait d’angoisse. Les gémissements et pleurs de la jeune fille, entrecoupés de râles et d’essoufflements, fermaient le glas de ce message aussi cauchemardesque qu’obscur.

Valérie devint complément folle, à crier :

  • Mes enfants ! Toine ! Simone ! Oh, mon dieu !!!

Elle courut vers la forêt. La seule chose possible pour elle était de s’enfoncer dans cette nuit noire, de scander leurs noms et de les chercher dans les moindres recoins. Ils étaient là quelque part ! Elle le sentait, elle le savait. Max la rattrapa en l'enlaçant.

  • Je ne peux pas te laisser partir, chérie. On va appeler les secours pour qu'ils viennent nous aider.

Il interpella leur chauffeur occasionnel :

  • Monsieur, pouvez-vous appeler la police ?
  • Humm, Georges, vous pouvez m’appeler Georges. Bien sûr, je le fais tout de suite !

Valérie se laissa tomber dans les bras de son mari. Son cœur venait de voler en éclat. Elle avait peur. L’angoisse lui ôtait toute capacité de discernement et toute force. Ses enfants, sa vie ! Et dire que la dernière chose que sa fille avait reçue d’elle était cette gifle ! Tout était sa faute. Tout ! Sans la gifle, jamais les enfants n’auraient changé de car. Quelle horreur ! Où étaient-ils ? Et cet inconnu, leur avait-il fait du mal ? Ont-ils pu s’échapper ?

Max tentait de garder contenance mais en son for intérieur, il paniquait lui aussi. Et merde, ils sont passés où ces gosses ?

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