CHAPITRE 11
« Le courage est le juste milieu entre la peur et l’audace » (Aristote)
Non loin de l’aire de repos, le 16 juillet vers 16h00
Quelques minutes après avoir pris congé du gendarme, Fred stoppa la marche et regarda tout autour d’elle. Le soleil avait beau se trouver haut dans le ciel et briller de toute sa splendeur, les chênes verts et conifères assombrissaient l’espace.
« Mets-toi à la place des gamins », se dit-elle. Remarquant que Valérie et Max la fixaient d’un air interrogateur, elle décida de les inclure dans sa réflexion. Après tout, qui mieux que les parents pouvaient l’aider !
- Bon, commençons par nous mettre dans la peau de vos enfants. C’est le début de soirée, ils ont peur et pensent être poursuivis par un dingue. Ils ne connaissent pas les lieux et n’ont aucun plan de la forêt et de la montagne.
Fred arrêta son monologue pour vérifier l’approbation du couple. Elle prit leur silence comme un acquiescement à son raisonnement.
- Vos enfants sont-ils plutôt tête brûlée ou réfléchis ? Demanda-t-elle
- Simone a la tête sur les épaules mais, Toine est plus téméraire. Il a tendance à réfléchir après l’action, concéda Valérie.
- Ok, vous m’avez fait écouter leur message dans la voiture. D’après ce que j’ai pu comprendre et entendre, c’est votre fille qui ouvrait la course. Son frère n’a donc pas choisi le chemin. Lorsque l’on est paniqué, c’est souvent notre naturel qui parle ! Le cerveau reptilien prend le dessus. Si votre fille est quelqu’un de mesuré, elle aurait dû se diriger vers le chemin le plus rapide, donc vers la route !
- Non ! Intervint Valérie. Ma fille est mesurée mais elle est intelligente, elle aurait pris le chemin le moins probable pour déstabiliser l’agresseur et qu’il les perde de vue.
- Vous ne m’avez pas laissé finir ! Croyez-vous que je serais venue jusqu’ici si je pensais que vos enfants avaient rejoint la route ?
- Je suis désolée, je suis à cran. J’ai l’impression, non seulement, de chercher à l’aveuglette mais en plus de devoir me battre pour être entendue.
- Valérie, si je suis avec vous en ce moment, c’est parce que je vous ai entendue. Vous devez maintenant me faire confiance, d’accord ?
Le mince sourire de Valérie lui fit comprendre qu’elle lui accordait sa confiance. Max, qui, jusqu’à lors s’était tenu en retrait, fit remarquer :
- Sur le message, on entend des craquements de branches et on peut aussi supposer qu’ils couraient assez vite. Simone était essoufflée, pourtant, elle a une bonne condition physique. Elle peut facilement faire un jogging sur plusieurs kilomètres mais, elle n’a jamais été très forte en course de vitesse. Je penche pour cette direction.
Max pointa la droite de son bras puis continua son raisonnement :
- Le chemin semble assez clairsemé, on y voit pas mal de branchages et ça monte légèrement. Naturellement, on irait plutôt du côté opposé car, on y distingue un vieux chemin de randonnée. Mais comme vous l’avez toutes les deux fait remarquer, Simone est bien trop intelligente pour prendre le chemin le plus logique. Donc, je dirais qu’on devrait aller vers la droite. Qu’en pensez-vous ?
Étonnées par la perspicacité dont venait de faire preuve Max, les femmes se regardèrent en souriant.
- Ok, je suis d’accord avec vous ! Allons-y ! Et surtout gardez les yeux bien ouverts. Peut-être ont-ils fait tomber quelque chose. Tout est important, car nous devons absolument nous assurer que nous tenons la bonne piste.
Fred fit une pause et sortit de sa poche un croquis qu’elle avait dessiné avant de quitter le chalet. On pouvait y voir un grossier schéma de la montagne et principalement du versant qui avait subit les éboulements des années quatre-vingt ainsi que les récents détachements rocheux des dernières semaines.
- Vous voyez, poursuivit-elle, il faut normalement des heures pour se rendre sur les lieux des éboulements des années quatre-vingt. D’après mes infos, les derniers détachements rocheux ont eu lieu quelques mètres plus bas. Valérie, vous m’avez parlé d’une bergerie se situant sur les anciennes estives. Il nous sera impossible de nous y rendre car il nous faudrait au moins deux jours de marche et je doute que vos enfants aient pu aller si loin.
Fred fit une croix au-dessus de son croquis pour que ses acolytes puissent mieux visualiser ses explications. Elle reprit :
- Voyez, cette croix symbolise le refuge. Avant les éboulements de quatre-vingts, la bergerie était à une journée de marche du village, grand maximum. Mais depuis, nous devons faire un grand détour et les derniers événements n’ont vraiment pas arrangés les choses. Vous comprenez ?
Elle interrogea Valérie et Max en les balayant de son regard perçant. Le couple restait silencieux tout en fixant le dessin. Fred voulait les préparer à la pire des issues en leur décrivant la situation via ce plan. Il fallait absolument qu’ils comprennent que retrouver les égarés relèverait du miracle.
Devant le mutisme du couple, l’alpiniste rangea son document dans sa poche et prit la direction proposée par Max. L’espoir pouvait faire autant de ravage que son contraire. Elle en était plus que consciente. Il rendait certains aveugles à toute logique et d’autres fanatiques à toute croyance.
Le trio marchait tout en criant le nom des enfants. Ils ne trouvèrent aucune trace du passage récent de randonneurs ou d’adolescents. Rien ne laissait penser qu’ils se dirigeaient dans la bonne direction. Valérie cherchait de l’espoir à chaque pas en scrutant les recoins, les branches, les arbres dans une quête d’indices aussi minimes soient-ils. Plus ils avançaient et plus la forêt se faisait sombre et intrigante. Le hululement d’une chouette, le léger tremblement de vieilles feuilles mortes, tout lui faisait prendre conscience que, non seulement ses adolescents étaient seuls depuis plus de vingt-quatre heures, mais qu’eux-mêmes devaient se trouver dans un environnement hostile et inconnu. Max, qui fermait la marche, ne pouvait s’empêcher d’imaginer le pire. Lui aussi sondait le moindre recoin sur leur passage et même les à-côtés, mais pour d’autres raisons. Il ne s’attendait plus à retrouver les enfants indemnes. Si, comme en était persuadée Valérie, les enfants avaient pris la direction de la montagne, à l’heure actuelle, ils seraient certainement en très mauvaise posture. La simple idée que l’amour de sa vie puisse tomber nez à nez avec leurs dépouilles lui retournait le cœur. Il fallait absolument qu’il soit vigilant afin de la protéger de cette vision d’horreur. Max restait alerte et attentif à tout, se mettant lui-même en situation de stress intense, lui qui, en temps normal, suintait le stoïcisme.
Cela faisait plus de quatre heures qu’ils marchaient sans le moindre indice. Inconsciemment, ils scandaient de moins en moins souvent le nom des enfants, comme si chacun d’entre eux prenait conscience que leur quête était vaine. Ils sortirent de la pénombre de la forêt pour arriver sur une petite clairière. Le visage de Fred s’illumina d’un coup !
- Regardez ! Là-bas, près du grand chêne ! Les herbes hautes sont couchées, comme si quelqu'un s’y était reposé ! C’est un maigre indice mais s’en est un ! Quelqu’un est passé par ici.
Ils se dispersèrent dans la clairière pour vérifier, avec minutie, chaque centimètre carré. Valérie se mit alors à genoux. Elle tremblait, immobile. Max courut vers elle. Elle se releva le visage radieux brandissant sa trouvaille, preuve indéniable que ses enfants étaient passés par ici ! Entrelacé dans ses doigts fins et manucurés, un petit ruban retenant une breloque qui représentait le blason du château de Versailles. Son cœur battait la chamade et même Max se surprit à retrouver espoir.
Fred s’approcha de la jeune femme :
- Vous êtes certaine que ça appartient à l’un de vos enfants ?
- J’en suis persuadée ! Simone est passionnée par les châteaux et le château de Versailles est de loin son préféré. Je me souviens même du jour où elle a acheté ce bijou de portable. J’ai voulu lui offrir mais elle a refusé en me disant que si je lui offrais, j’entacherai le souvenir de cette belle journée, soupira-t-elle.
- Elle est charmante, votre fille ! Et en changeant de sujet, Fred reprit : Il se fait tard, nous allons terminer cette randonnée sur cette bonne nouvelle. Je vais vous laisser préparer le campement, ce ne sera pas bien difficile, ce sont des tentes « pop-up ». Moi, pour gagner du temps, je vais vérifier autour du campement s’il n’y a pas d’autre indice, car, demain, nous devrons choisir une direction. Ça va aller ? Je peux vous laisser ?
Alors que Valérie restait silencieuse perdue dans ses souvenirs, Max s'énerva quelque peu :
- Mais vous nous prenez pour qui exactement ? Pensez-vous que nous n’avons jamais fait de camping avant de vous rencontrer ? Nous ne sommes pas des gamins que vous guidez en expédition, Fred !
- Oh pardon, Monsieur l’illustre Kinésithérapeute ! Mais pouvez-vous me rappeler pourquoi je suis avec vous, alors ?
- Pour nous aider à retrouver Simone et Antoine ! Pas pour nous faire régresser à l’époque de nos classes vertes ou de nos week-ends de scoutisme !
- Écoutez, Max, le jour où j’aurais besoin d’un conseil pour ma tendinite ou ma masse musculaire, je viendrai vous voir et je vous ferai confiance en suivant vos recommandations à la lettre. Ici, c’est mon domaine, alors faites ce que je vous dis !
Fred n’attendit aucune réponse, tourna les talons et sortit de la clairière pour explorer les alentours.
- Cette bonne femme commence à m’énerver avec ses airs supérieurs !
- Max, calme-toi ! S'il-te-plait ! C’est la seule qui accepte de nous aider et il faut bien avouer que niveau expédition dans la montagne, nous ne sommes pas les plus grands experts. L’important est de retrouver Antoine et Simone.
Devant le calme de sa femme, Max s’adoucit et se motiva à monter le campement. Il voulait en profiter pour préparer Valérie sur une possible issue dramatique de cette recherche.
- A quoi t’attends-tu, ma Val ?
- Comment ça à quoi je m’attends ? A les retrouver, bien sûr !
- Oui, mais te rends-tu compte que plus le temps passe et moins....
- Non ! Tais-toi ! Je ne veux pas penser au pire ! Je ne peux pas penser au pire au risque de devenir folle ! Mon cœur, tant qu’il n’y a pas leurs corps inertes devant moi, ils sont encore vivants. Je t’en prie, ne m’enlève pas la seule chose qui me ramène au calme et à la raison, ne m’enlève pas l’espoir !
Il s’approcha d’elle et la serra tendrement dans ses bras. Il la protègera, quoiqu’il puisse advenir. Et si le plus horrible devait se produire, il la soutiendrait jusqu’au bout, car cette femme n’était pas uniquement son épouse, mais son double, sa destinée, la personne qui avait donné un sens à sa vie.
Le campement était terminé depuis longtemps lorsque Fred revint dans la clairière. Elle avait la mine défaite. La nuit assombrissait les alentours et seul le feu de camp éclairait les visages inquiets. Valérie lui servit une soupe lyophilisée avec du saucisson et du pain encore frais. La guide mangeait en silence. Elle semblait avoir perdu le panache de l’après-midi. Devant les mines interrogatrices de ses compagnons, elle brisa le silence :
- J’ai fait le tour de la clairière et je n’ai pas trouvé de traces récentes de marcheurs, exceptés vers l’ouest. J’ai marché au plus loin que je le pouvais et je dois avouer que si vos gamins sont passés par là, c’est soit qu’ils sont ultra endurants, soit ils l’ont fait en plusieurs étapes. Cette piste mène tout droit vers l’éboulement. Je ne suis pas allée jusque-là, la nuit arrivait et je ne pouvais pas risquer de me perdre.
- Pourquoi faites-vous cette tête-là, alors ? C’est bon signe si vous avez trouvé une piste, non ? demanda Valérie
- Demain, nous suivrons cette piste mais je vous préviens, nous n’irons pas plus loin que l’éboulement, répondit Fred. Maintenant, je pense qu’il serait judicieux de dormir un peu. La journée de demain risque d’être très éprouvante.
L’alpiniste n’osait pas regarder la mère inquiète dans les yeux, elle fixait Max qui comprit tout de suite que ces informations ne présageaient rien de bon. Valérie se dirigea naïvement sous la tente. Elle voulait être en forme le lendemain car, elle le sentait, elle retrouverait ses enfants. Max resta quelques minutes avec la jeune guide.
- C’est loin d’être une bonne nouvelle, n’est-ce pas ?
- En effet, votre femme n’a pas l’air idiote, alors, pourquoi réagit-elle comme une enfant ?
- Elle se cache derrière un espoir démesuré, et je dois bien l’avouer, je n’ai pas le courage de l’en dissuader. Dites-moi exactement à quoi nous pouvons nous attendre demain ?
- C’est difficile à dire... plusieurs scénarios sont possibles mais ce qui est certain c’est que vos enfants n’étaient pas suffisamment équipés pour passer les lieux de l’éboulement et aller de l’autre côté. S'ils avaient bien pris ce chemin, leur seule alternative aurait été de retourner sur leur pas, et là, on les aurait déjà retrouvés.
- Et donc ?
Fred triturait la cuillère dans sa gamelle. Mettre des mots sur ses réflexions concrétiserait l’impensable, l’insurmontable. Elle jeta un œil vers la tente de Valérie et baissa inconsciemment la voix :
- Et donc, au meilleur des cas, l'un d’eux est blessé et ils ne peuvent revenir d’eux- mêmes ou bien......
- Ou bien quoi ?
- Chut fit Fred, voulez-vous vraiment que votre femme entende notre conversation ?
- Non, pardon, c’est que je ne peux pas....
- Max, attendez-vous au pire ! J’aimerais être plus optimiste mais mon expérience m’a appris à me méfier de cette montagne. Elle a pris tant de personnes !
- Vous y avez perdu quelqu’un, n’est-ce pas ?
- Oui, mon père. Il était guide touristique fin des années quatre-vingt. J’avais huit ans et il était mon héros ! C’était début février, la période rouge pour les stations de ski. Il y était monté en expédition en tant que guide. Je l’ai attendu très longtemps, mais il n’est jamais revenu. Plus tard, à force de poser des questions à ma mère, elle m’avoua qu’il avait disparu lors de l’éboulement qui avait totalement défiguré la montagne.
- Je suis désolé, sincèrement.
- Oh, vous n’y pouvez rien. Pendant des années, j’ai essayé de retrouver au moins sa dépouille et j’ai failli y rester plusieurs fois. Vous savez, cet éboulement fut le premier d’une longue série. Depuis plusieurs années, cette partie de la montagne est réputée pour être très instable. Je l’ai échappé belle à maintes reprises ! Puis, j’ai décidé d’aller de l’avant. Que voulez-vous, on ne peut pas ressusciter les morts.
Fred marqua une pause avant de reprendre :
- Lorsque j’ai rencontré votre épouse, j’ai lu dans ses yeux la même blessure, la même envie de réponse. Elle m’a vraiment touchée. En discutant avec vous, j’ai compris qu’il y avait encore un espoir de les retrouver vivants. J’ai voulu vous aider. Demain, c’est de vous dont elle va avoir besoin ; de votre amour, de votre courage et de votre patience. Allez la rejoindre et dormez un peu ... euh...sans vous l’ordonner bien sûr. fit-elle avec un sourire plein de malice.
- Mouais, sans me l’ordonner, bien sûr ! Max se leva lui fit un signe de la main en lui souriant en retour. Il était à mi-chemin lorsque Fred l’interpella une dernière fois :
- Max ? Avez-vous également pensé au cas où l’agresseur les aurait rattrapés ?
- L’inspecteur Lemarquis suit certainement cette piste. Quel serait le meilleur des scénarios, à votre avis ?
- Je ne sais pas, répondit la jeune femme, la tête baissée. Est-ce la montagne ou ce salopard le plus dangereux ? Je crois qu’aucun de nous ne peut répondre à cette question, n’est-ce pas ?
Max dévisagea l’alpiniste qui semblait comme hypnotisée par les flammes qui dansaient devant elle. Celles-ci se reflétaient dans sa chevelure à la garçonne d’un roux très soutenu. Il s’attarda sur cette étrange bonne femme. Elle avait les traits fins, le nez aquilin et le port altier. Et pourtant, malgré cette allure quelque peu fragile, une certaine force animale se dégageait de tout son être. S’il y avait bien quelqu’un dans cette région qui pouvait les aider, ce ne pouvait être qu’elle, se convint-il. Non pas uniquement parce qu’elle connaissait cette montagne mais surtout parce qu’elle comprenait ce que Valérie ressentait. Il se retourna et entra enfin dans la tente pour rejoindre sa femme.
Ce sont les oiseaux qui réveillèrent Valérie. Ces gazouillis joyeux contrastaient avec la situation dramatique dans laquelle ils se trouvaient. Une odeur de terre humide lui prenait les narines. En sortant de son abri de toile, elle vit Max et Fred qui rangeaient le campement. Une pointe d’agacement vint la titiller. Pourquoi ne l’avaient-ils pas réveillée ? Elle avait de plus en plus l’impression qu’on voulait la mettre sous globe ! Elle qui s’était tant battue pour devenir une femme forte et indépendante. Elle qui était désormais reconnue comme une experte, aujourd’hui, tout le monde la traitait comme une pauvre créature fragile. Ce genre d’attitude l'énervait ! Elle lança un bonjour un peu sec et se mit à les aider à ranger.
La clairière avait repris ses allures un peu sauvages lorsque les trois randonneurs la quittèrent pour continuer leur quête vers la montagne. Ils marchèrent pendant des heures tout en criant le nom des enfants. Parfois, ils avaient l’impression de repasser aux mêmes endroits et de voir les mêmes arbres, les mêmes talus. Le vent, le ciel, la chaleur les narguaient et, même si, la boussole de Fred les aidait à s’orienter, ils avaient de plus en plus l’impression de s’être perdus.
- Fred ? Êtes-vous certaine que nous n’avons pas fait demi-tour ? demanda Valérie. J'ai une curieuse impression de déjà-vu.
- Non croyez-moi, nous nous sommes bien éloignés de la clairière. J’ai l’habitude de ce sentiment, ça me fait toujours ça lorsque je viens ici. J’ai toujours cette sensation de découvrir les lieux et de repasser encore et encore aux mêmes endroits.
- Nous n’avons trouvé aucune trace des enfants et nous marchons depuis presque cinq heures déjà ! C’est inquiétant.
- Ne vous inquiétez pas Max, nous ne sommes plus très loin du lieu de l'éboulement. Surtout lorsque nous y serons, ne vous approchez pas trop. L’effondrement d’une partie du pan de la montagne a occasionné pas mal de dégâts. Et il y a encore beaucoup d'éboulements secondaires et des risques de glissement de terrain aux alentours. Comme je vous l'ai dit, c’est une folie que de venir ici.
Fred avait vu juste. Il ne leur fallut pas plus d’une heure pour arriver aux premiers gros rochers qui s’étaient détachés de la montagne. Cet endroit, totalement lunaire, contrastait avec la verdure environnante. Une longue traînée de gravats, grenailles et rochers en tous genres avait décimé des centaines d’arbres sur son passage. Certains rocs, aussi hauts que des tours de cinq étages, s’élevaient devant eux.
- Surtout ne vous approchez pas ! Le sol est très friable par ici et l’équilibre de ces blocs restent très instables, prévint la guide en s’avançant avec précaution.
- Mais, ça fait des années qu’ils sont tombés ! s'exclama Valérie, l’espoir dans la voix.
- Valérie, Cette montagne est très surveillée par des géologues et je peux vous garantir que des éboulements continuent à ébranler la montagne. Nous nous trouvons sur une zone dangereuse et plus vous monterez sur le versant, et plus les chemins seront périlleux.
- Mais mes enfants ont certainement dû continuer à monter, ils ont...
- Valérie, je ne vous laisserai pas monter plus haut ! coupa Fred.
La mine défaite et inquiète de la mère aux abois lui fit adoucir la voix :
- Écoutez, cherchez vers le bas des éboulis si vous trouvez un endroit où ils auraient pu bivouaquer, ou s’il y a juste une trace de leur passage. De mon côté, je vais monter et tenter d’examiner l’autre partie du versant avec les jumelles.
La garçonne s’approcha de Valérie pour mieux capter son regard.
- Si après cela, nous n’avons toujours aucune trace de vos enfants, nous retournerons vers l’aire de repos.
- Non ! J’ai l’intime conviction qu’ils sont là ! Pas loin, je les sens près de moi ! Ils sont là ! s’affola-t-elle. Max, je t’en prie, raisonne-la ! Dis-lui que ce n’est pas possible d’arrêter maintenant les recherches, chéri, je t’en prie !
La jeune femme s’agrippait à son mari en hurlant des supplications qui devinrent bientôt presque incompréhensibles. Lui, ne put que la prendre dans ses bras et la bercer presque comme une enfant. D’un regard entendu, il fit mine à Fred de commencer son escalade pendant que, doucement, il s’installa contre un chêne vert, sa femme lovée dans ses bras. Il ne pouvait qu’appréhender l’effritement de l’espoir qui quittait peu à peu le regard humide de Valérie. Cet espoir même qui l'empêchait de sombrer dans la folie. Max se rendit alors compte à quel point il allait devoir être fort psychiquement pour qu’ils puissent, ensemble, surmonter cette épreuve terrible de perdre ses enfants. Ils se laissèrent glisser le long du large tronc et, ils pleurèrent, ensemble, les prémices d’un possible deuil.
A chaque pas, à chaque mouvement, Fred sentait le sol se mouvoir sous ses pieds. « Putain, qu’est-ce que je fais ici ? » se surprit-elle à penser. « Comment est-ce possible que des gamins s’aventurent aussi loin ? » L’espoir de les retrouver en vie se réduisait en peau de chagrin. Valérie perdait peu à peu la raison et elle n’était pas certaine que Max aurait le courage de contrer sa folie. Pourvu qu’elle puisse trouver les mots pour les faire redescendre dans la vallée. C’est sur ces pensées qu’elle entreprit d’escalader le plus haut des blocs, vestige de la montagne, tombés il y a plusieurs dizaines d’années. Pour elle, ce fut un jeu d’enfant et, lorsqu'elle fut au sommet, elle observa derrière les jumelles l’autre côté du versant. Le paysage y demeurait plus sauvage, verdoyant, aux rochers abrupts et au loin la neige éternelle qui l’invitait à l’expédition. Si elle avait été seule, elle aurait pu céder à la tentation, cependant, l’heure n’était ni à la promenade, ni au défi. En scrutant les hautes falaises du massif, elle fut surprise par une lueur bleutée et scintillante.
« Mais qu’est-ce que c’est que ce truc ? » marmonna-t-elle entre les dents. Elle rééquilibra ses jumelles pour mieux cibler la lumière quand celle-ci pointa directement dans les lentilles, brisant même l’une d’entre elles. Sous la surprise, Fred recula de quelques pas, déséquilibrée. Elle tomba dans le vide et ne put se retenir que de justesse, la main agrippée sur l’une des aspérités. Elle resta un moment, suspendue dans le vide, tel un pendule. « Réfléchis, fille ! » souffla-t-elle. Elle continuait à se balancer de droite à gauche afin de prendre de l’élan. Cet élan même qui lui permit de poser sa deuxième main sur le roc et d’avoir suffisamment de force pour remonter. Comme par miracle, cette manœuvre fut une réussite, et en se retrouvant les deux pieds sur le rocher, Fred s’assit en tailleur, consciente d’avoir été frôlée, une fois de plus, par la faucheuse. Elle avait vu la mort en face une énième fois. Son cœur battait à tout rompre. L’adrénaline, ça la connaissait, mais là, dans cette montagne, elle avait vu quelque chose d'inexplicable et d’inavouable. Elle en était persuadée, la montagne ne voulait pas d’elle. Elle lui avait pris son père et elle la prévenait qu’elle pourrait également prendre sa vie en une seule seconde. Elle descendit du bloc rocheux aussi facilement qu’elle y était montée et alla rejoindre le couple.
Max et Valérie n'avaient pas bougé d’un iota. L’homme alternait caresses et doux baisers sur les cheveux de son épouse. Celle-ci semblait assoupie dans les bras de son mari qui ployait sous la fatigue. Il est vrai qu’il n’avait pas dû dormir beaucoup ces derniers jours. Il devait pas mal morfler avec cette histoire. Les yeux, qui devaient être si sereins et joyeux, s’enfonçaient dans un visage hagard et blême où naissait une barbe grisonnante.
- Ça va ? fit-elle en s’approchant. J’ai failli me rompre le cou, là-haut, avec vos histoires !
Il la regardait à peine et continuait à caresser machinalement la tête de sa femme.
- Il faut la ramener, finit-il par marmonner. On la laisse dormir un peu puis, on rebrousse chemin.
Fred voulait dire quelque chose face à cette fresque tout droit sortie du romantisme de Goya. Elle comprit que l’espoir avait quitté les lieux et que les amoureux s'apprêtaient à une autre étape, celle de l’acceptation. Elle s’installa non loin d’eux et triturait des brindilles de ses longs doigts. Elle ferma les yeux pour mieux humer l’odeur des sous-bois qu’elle aimait tant.
- Qu’allez-vous faire, Max ?
- Je vais d’abord la ramener à l’auberge, puis, je vais monter une équipe d’experts. Grâce à vous, nous allons pouvoir prouver que les enfants se sont dirigés vers la montagne. Valérie et moi avons suffisamment de poids médiatique pour obliger les autorités à monter une opération de grande envergure pour les retrouver.
- J’en suis persuadée, mais vous êtes conscient que...
- Que nous allions très certainement retrouver leurs dépouilles ? l’interrompit-il en la fixant froidement. Oui, j’en suis conscient. Mais sans leurs corps, Valérie ne pourra jamais faire son deuil, et je devrai vivre au côté d’un fantôme, celui de la femme que j’aime. L’incertitude tue ! Elle va la dévorer à petit feu. Valérie risque de devenir l’ombre d’elle-même.
- Pour un certain temps, mais ensuite, elle reprendra le dessus.
- Valérie n’est pas vous, Fred ! Elle se croit forte mais elle est fragile par sa sensibilité et son empathie. Tout lui fera penser à ses enfants. Elle ne pourra plus regarder un château sans y voir sa fille. Elle ne pourra plus goûter un plat de pâtes sans penser à ce qu’aurait dit son fils en le mangeant. Si vous avez pu surmonter la mort de votre père et son absence de dépouille, ce n’est certainement pas le cas de Valérie. Son cœur va se briser, s’emmurer jusqu’à se laisser mourir. Il faut à tout prix que je les retrouve même morts, vous comprenez ?
- Si vous avez besoin d’une alpiniste connaissant bien les lieux dans votre équipe, n’hésitez pas à m’appeler.
- Merci Fred, je n’y manquerai pas !
Le silence s’installa laissant les bruits de la nature reprendre ses droits. L’oiseau au loin chantonnait son doux refrain et le vent chatouillait les feuilles de chênes. La roche grisâtre de la montagne se dévoilait par endroit. La montagne s’autoproclamait reine dans ce calme si apaisant. Elle cachait pourtant, dans ses entrailles les plus grands dangers, les plus profondes peurs et incertitudes.
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