L’héritier - 1
– Tu l’as vue ? Ma fiancée ?
– Oui. Elle est très belle.
Henri sourit. Il passa un doigt cajoleur sur la joue d’Iris.
– Pas autant que toi.
– Plus belle, rétorqua la jeune femme avec détermination. Ne mens pas. J’ai vu comme tu la regardais. C’est très bien ainsi, elle te rendra sûrement heureux.
Iris se pencha sur son fils. Il était assis dans la paille du sol des communs, tourné vers la fenêtre, apparemment fasciné par le soleil qui faisait scintiller des milliers de particules dans l’air. De temps en temps, il tendait la main et tentait d’attraper l’une d’elle. Iris passa une main attendrie dans les cheveux de Daniel, roux comme les siens. Puis elle reporta son attention sur son père et dit mélancoliquement :
– Je n’ai jamais espéré que tu puisses m’appartenir.
Henri soupira. Il attira doucement le visage de sa maîtresse à lui et l’embrassa. Daniel se mit à babiller, interrompant le baiser. Ses parents tournèrent la tête vers lui.
– Il grandit vite, fit remarquer Henri.
– Oui. Il aura bientôt deux ans.
Iris planta tout à coup son regard dans celui de son amant. Comme souvent, elle avait un feu sombre dans les yeux qui hypnotisait Henri.
– Que feras-tu de lui quand il aura grandi ? Il ne peut pas être ton héritier, je le sais.
– S’il en a les capacités, il sera chevalier.
Les yeux d’Iris s’arrondirent d’espoir.
– Un bâtard peut-il être chevalier ?
– Oui, s’il en montre les qualités.
Émerveillée, Iris reprit ses caresses dans les fins cheveux de Daniel.
– Mon fils… chevalier.
L’enfant lui rendit un regard si sérieux que ses parents sourirent. Il avait hérité des grands yeux bleus de son père, auxquels il était difficile de rester indifférent.
– Je ne cesserai pas de venir vous voir, assura Henri.
Iris répondit posément :
– Prends garde à ce que ta nouvelle épouse n’en prenne pas ombrage.
***
Isabeau avait peine à ne pas s’agiter sous les mains de la servante qui tentait de la coiffer. Elle s’efforça, comme souvent, de trouver réconfort dans l’image que lui renvoyait le grand miroir ovale qui lui faisait face. On la disait belle et c’était sans doute vrai : elle avait de longs cheveux couleur miel, de grands yeux fendus d’un vert irisé, dans un visage délicatement dessiné. Quand elle avait rencontré Henri, elle avait lu dans son regard l’admiration qu’elle avait espéré y trouver. Lui-même était bel homme, aux manières courtoises, et elle n’avait pas été insensible à son charme. Leurs fiançailles semblaient commencer comme une belle romance, et quelqu’un était venu tout gâcher.
Isabeau se tordit nerveusement les mains. Avait-elle rêvé cet échange de regard entre Henri et la domestique qui servaient leur repas ? Avait-elle rêvé les quelques mots qu’il lui avait murmurés, et le rire discret de la jeune femme ? Pourquoi un comportement si anodin lui avait-il enfoncé un tel poignard dans le cœur ? Peut-être était-ce à cause de la beauté de la jeune servante, ses lèvres pleines et ses yeux luisants dans un visage effronté, encadré par un flot de boucles d’un roux flamboyant. Elle était vêtue d’une robe très ajustée à la taille qui soulignait un corps voluptueux, plus achevé que le sien. Rien que de se remémorer cette image, Isabeau sentait comme des griffes lui labourer le ventre.
– Ma damoiselle, c’est terminé, fit la femme de chambre avec une note de soulagement dans la voix.
Isabeau examina son ouvrage d’un œil critique. Sa tête était désormais ceinte d’une tresse qui lui faisait comme une couronne autour du crâne et soulignait la hauteur de son front. Elle hocha la tête d’un air satisfait. Il n’était pas dit qu’elle, la fille d’une des familles les plus nobles de France, dont on vantait partout la beauté, se laisserait supplanter par une simple servante. Elle saurait séduire Henri, elle l’éblouirait si bien qu’il oublierait bien vite ses anciennes et viles amours.
Elle se leva, faisant retomber le pli de sa robe bleue brodée de fils d’argent. La servante lui passa autour des épaules une cotte écarlate qui rappelait la couleur qui ornait les armoiries des Autremont. Elle était prête, et sortit de la chambre d’un pas décidé. Sans un mot, la servante s’attacha à ses pas.
Isabeau fit quelques pas dans la cour, pour calmer son esprit échauffé. Dans quelques minutes, elle irait rejoindre la grande salle pour partager le premier repas de la journée avec Henri et sa mesnie. La cour était déjà animée: des servantes cardaient la laine aux premiers rayons du jour, de jeunes palefreniers passaient avec de grandes gerbes de foins pour fournir les écuries. Isabeau avait besoin de solitude, et tâcha de s’éloigner de l’effervescence. Son errance la conduisit à proximité des communs où dormaient habituellement les domestiques.
Soudain, elle vit Henri jaillir de l’un des bâtiments. Elle se statufia. Il s’éloigna à grandes enjambées, ne semblant pas l’avoir vue. Isabeau sentit son cœur s’emballer à la vitesse d’un cheval piqué par un taon. Elle fixa la porte d’où il était sorti. Était-il possible qu’il ait dormi dans les communs ? Bientôt, Henri disparut par la porte de la tour qui flanquait la muraille et fermait l’un des coins de la cour. « Attends-moi là », ordonna Isabeau à sa suivante sans même se retourner. Escomptant être obéie, elle se mit à marcher mécaniquement vers la porte encore entrebâillée d’où son fiancé avait surgi. Elle eut une hésitation au moment d’entrer, comme quelqu’un qui va surprendre quelque chose d’intime chez un étranger ; mais elle se fustigea mentalement, dans un mouvement de fierté : n’était-elle pas la future châtelaine, libre d’aller où bon lui semble ? Elle ouvrit brusquement la porte.
La jeune femme rousse leva la tête vers elle avec surprise. Elle était agenouillée par terre, dans une pièce basse de plafond à la fenêtre étroite, au sol recouvert de paille, pauvrement meublée d’une paillasse, d’une petite table et de deux tabourets. Elle tenait les mains d’un tout jeune enfant qui tentait visiblement d’apprendre à marcher. Le petit garçon avait les cheveux roux comme elle, mais lorsque, suivant le regard de sa mère, il se mit à fixer Isabeau, ce fut avec des yeux bleus exactement semblables à ceux d’Henri.
Isabeau sentit le monde s’effondrer autour d’elle. Henri avait un enfant.
La jeune servante réagit promptement et se leva pour la saluer.
– Ma damoiselle. Que puis-je faire pour vous ?
Isabeau la dévisagea comme si elle était le Diable en personne.
– Qui es-tu ? souffla-t-elle.
– Je m’appelle Iris, ma damoiselle, répondit la servante.
Le regard d’Isabeau retomba sur l’enfant.
– Et lui ? demanda-t-elle abruptement.
Iris hésita, le prit dans ses bras pour le porter à hauteur des yeux de son interlocutrice. Elle dit :
– Voici mon fils. Daniel.
– Daniel…
Le regard avec lequel l’enfant fixait Isabeau lui était tout à fait intolérable.
– Où est ton mari ? dit-elle d’un ton accusateur. Où est son père ?
Elle voulait prendre la servante en défaut, et eut la satisfaction de la voir rougir. Mais Iris ne perdit pas contenance. Elle observa longuement Isabeau, et celle-ci sentit à son tour ses joues s’empourprer. Un étrange magnétisme émanait de la jeune femme, et Isabeau se sentit soudain puérile sous son regard. Finalement, Iris répondit posément :
– Vous avez vu Henri sortir. Vous savez qui est son père, et c’est pourquoi vous êtes en colère.
Isabeau resta estomaquée. Elle avait la désagréable impression que la jeune femme avait lu dans son esprit. Avant qu’elle eût trouvé une réplique, le garçonnet qui lui faisait face tendit soudain le bras et agrippa la tresse qui couronnait sa tête. Isabeau poussa un faible cri.
– Daniel ! s’écria Iris en écartant vivement son fils.
Elle posa l’enfant à terre.
– Pardonnez mon fils… permettez-moi, dit-elle en tendant les mains vers la coiffure dérangée.
Isabeau eut envie de la repousser, mais l’idée d’être vue la tresse défaite, sortant des communs, l’humiliait. Elle réalisa trop tard qu’il était de toute façon bien assez humiliant de découvrir à son fiancé une maîtresse et un bâtard.
Les doigts agiles trouvèrent l’épingle défaite et s’affairèrent dans les cheveux dorés. Isabeau resta figée. Elle était enveloppée par la fragrance douce qui se dégageait du corps d’Iris, et le contact de ses mains se propageait comme une onde le long de son échine.
– Quels beaux cheveux…
En un instant la jeune servante eut achevé de réajuster la jolie coiffure, mais elle ne s’écarta pas immédiatement comme elle l’aurait dû : au lieu de cela, ses yeux croisèrent ceux d’Isabeau, et son visage se fendit d’un grand sourire. Isabeau en fut toute éblouie. Iris possédait de grands yeux marron où brillait une myriade de paillettes dorées.
– Tu es magnifique, murmura Iris. Tu lui feras de beaux enfants, toi aussi.
Son visage était très près de celui d’Isabeau. Celle-ci s’absorba dans la contemplation de ces traits purs, de la douceur de son grain de peau, de sa bouche. Comme il devait être agréable d’embrasser ces lèvres pleines, entrouvertes comme si elles n’attendaient que le baiser…
Dans un sursaut de conscience, Isabeau se libéra de l’emprise de la jeune femme d’un violent mouvement de la main et recula d’un pas.
– Comment oses-tu ? cria-t-elle.
Son cœur battait à tout rompre. La fureur et la honte se mêlaient dans son esprit à des sentiments plus inavouables. Comment cette servante avait-elle pu la dominer si bien et si vite, elle, Isabeau de Tourmaille ? Rien d’étonnant que Henri ait succombé à son charme.
– De quoi avez-vous peur ? fit Iris calmement.
– Je n’ai pas peur, répliqua Isabeau, et sa propre puérilité lui fit monter des larmes de rage aux yeux.
– Vous n’avez rien à craindre de moi, poursuivit la jeune femme. Ni de mon fils. L’épouse d’Henri, ça sera vous et vous seule, et vos enfants seront ses héritiers. Soyons amies ?
Isabeau ne répondit rien, le souffle court. Elle se dirigea vers la porte, décidée à partir au plus vite et à ne plus jamais revenir.
– Tu n’es qu’une sorcière, cracha-t-elle, et elle s’enfuit.
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