Le chien - 2
Deux mois plus tard, Daniel contracta la rage. Cela commença par des difficultés à avaler sa nourriture, puis des nausées. De violents maux de tête lui arrachèrent des gémissements. Quelques heures plus tard, une fièvre intense l’envahit, il se mit à crier et à s’agiter sur sa couche tant et si bien que ses plaies se rouvrirent. On dut l’attacher, le temps de refaire ses bandages. Le père Simon lui administra une potion de pavot qui finit par l’apaiser.
Le duc s’opposa tout d’abord à ce que Vivian lui rende visite. Mais celui-ci réclama son frère tant et si bien, pleurant et criant comme il ne l’avait pas fait depuis sa petite enfance, que le duc finit par céder. Il l’accompagna jusqu’à l’oratoire où l’on soignait Daniel. Prévenu de la venue du duc, le père Simon vint les accueillir.
Daniel était plus calme à présent, sous l’effet de la drogue. Il marmonnait des mots sans suite, le visage brillant de fièvre, le regard halluciné. Le cœur du duc se tordit lorsqu’il vit l’état de son fils aîné. L’image du corps empoisonné de sa mère, Iris la Rouge, s’imposa brusquement à son esprit. Il eut un frisson, mais son visage resta impassible : il ne devait pas laisser voir sa douleur à Vivian. Celui-ci en revanche éclata en sanglots.
– Sois fort, fit Henri en posant une main ferme sur l’épaule de son fils. Un duc doit maîtriser ses sentiments.
Vivian hoqueta.
– Est-ce qu’il va mourir ?
Le duc reporta les yeux sur père Simon. Vivian suivit son regard, et le prêtre se retrouva sous le feu conjugué des prunelles bleues. Il hocha tristement la tête.
– Je n’ai vu personne survivre à la rage.
– Je ne veux pas ! cria Vivian. Je ne veux pas ! Daniel !
Echappant à l’emprise de son père, l’enfant se précipita vers son frère et lui saisit le bras. Mais Daniel resta sans réaction. Vivian se mit à le secouer avec désespoir.
– Tu vas lui faire mal, protesta père Simon.
– Ça suffit, Vivian, fit le duc. Il saisit la main de son fils et l’écarta brusquement de la paillasse. Merci pour vos soins, mon père, ajouta-t-il à l’intention du chapelain.
Ce dernier s’inclina légèrement, et déclara :
– Daniel est entre les mains de Dieu à présent.
Le duc hocha la tête, et jeta un dernier regard à l’adolescent alité. Sans Daniel, c’était sans doute Vivian qui serait en ce moment même en train d’agoniser sur cette couche ; malgré sa peine, le duc se disait qu’il valait sans doute mieux que les choses soient comme elles l’étaient. Il ne pouvait pas se permettre de perdre son héritier, et Daniel n’était après tout qu’un enfant illégitime.
***
La duchesse avait fini par céder à l’impulsion de rendre visite à Daniel. Elle était obsédée par l’image du garçon se jetant sur le chien pour arrêter son élan au moment où il allait bondir sur son fils. Sans savoir si elle le redoutait ou le désirait, elle avait besoin de constater de ses propres yeux qu’il allait mourir.
Quand elle pénétra dans l’oratoire, deux paires d’yeux la fixèrent : ceux de bois peint de la Vierge au-dessus de l’autel, et ceux d’une servante à son pied. Isabeau reconnut Blandine, la forte femme qui avait assisté à l’agonie de son ancienne rivale. Quand elle la vit, la servante eut un geste de défense comme pour protéger Daniel, accompagné d’un regard accusateur. Mais Isabeau ne s’en soucia guère : elle n’avait d’yeux que pour l’adolescent étendu, désormais plongé dans l’inconscience, si pâle et si immobile que seul le très lent mouvement de sa poitrine laissait deviner qu’il respirait encore. Elle contempla ce corps maigre et nerveux, à la musculature naissante, ce visage qui avait déjà perdu de sa rondeur d’enfance ; ses traits s’accusaient dans une tournure qui le faisait de plus en plus ressembler à son père. « Presque un homme », songea la duchesse. « Quel dommage. » Pourtant, au remord poignant qu’elle éprouvait en regardant le garçon agonisant se mêlait à un sentiment doux et piquant comme une liqueur amère. C’était la satisfaction. Daniel avait toujours existé comme une épine dans sa chair, faisant sans cesse revivre sous ses yeux la femme envoûtante qu’avait été sa mère, et le crime qui était le sien. A présent il allait disparaître, et le passé pourrait être enterré à jamais ; son fils resterait le seul et indiscutable héritier du duc.
Le chapelain, père Simon, apparut. La servante releva la tête et posa un regard plein d’espoir sur lui. Qu’espérait-elle ? se demanda Isabeau. Personne ne survit à la rage. Mais ces gens du peuple semblaient croire que les hommes de Dieu pouvaient réaliser tous les miracles.
Le prêtre se pencha sur le garçon, posa la main sur son front, sa poitrine, tâta le pouls. Il marmonna quelques mots qui semblaient le début d’une prière. Puis il déclara :
– Il ne passera pas la nuit. Je reviendrais ce soir lui donner l’extrême-onction.
Des larmes apparurent dans les yeux de Blandine. Etrange, songea la duchesse, comme elle avait pu s’attacher à ce garçon. Ses yeux à elle restèrent secs. Elle accompagna le père Simon jusqu’à la porte, et s’éclipsa.
***
Quelques heures plus tard, Blandine assistait aux derniers sacrements administrés à Daniel par le prêtre. Quelques domestiques l’entouraient, mais ni le duc ni la duchesse n’était redescendu. Blandine pleurait cette fois sans retenue, Daniel ne pouvant plus le voir. « Que dirais-tu si tu voyais cela, Iris ? » murmura-t-elle à voix très basse. Elle avait l’impression d’assister une deuxième fois à la mort de son ancienne amie. L’horrible sentiment d’impuissance qui lui avait étreint le cœur revenait aujourd’hui avec une force redoublée. Dieu pouvait-il être si cruel, qu’il lui prenne le fils après avoir pris la mère ?
Sa tâche terminée, le prêtre se leva et partit. Un à un, les autres domestiques quittèrent la pièce. Une servante posa une main compatissante sur l’épaule de Blandine :
– Tu devrais aller dormir, lui dit-elle d’un ton conciliant.
– Je vais rester, déclara Blandine. Je dormirai ici.
La servante sembla sur le point de protester, mais elle finit par hocher la tête et répondit :
– Je vais t’apporter une paillasse et une chandelle.
Quelques minutes plus tard, Blandine installait sa couche à côté de celle de Daniel. Elle posa la chandelle à terre, qui vint éclairer d’une lumière vacillante le visage du garçon, fixe comme celui d’un gisant.
– Bonne nuit, Blandine, fit la servante qui lui avait apporté la paillasse.
– Bonne nuit, Gisèle, marmonna Blandine.
La servante s’éloigna. Au même moment, la lumière de la chandelle vint faire miroiter une paire d’yeux à côté de Daniel. Un museau muni de longues moustaches apparut, et un chat entreprit de grimper nonchalamment sur le corps du garçon.
– Qu’est-ce que tu fais là, toi ? Va-t’en, fit Blandine en tentant de chasser le félin de la main. Celui-ci eut un vague miaulement de protestation, et sitôt que Blandine se fut écartée, revint s’installer en rond sur l’estomac de Daniel. Blandine reconnut alors le chat que Daniel avait protégé de Vivian quelques jours plus tôt. C’était un gros matou de dix ans, au poil fourni hésitant entre le blanc sale et le jaune. Il fixait Blandine d’un œil morne, mais celle-ci ne s’y trompait guère : il la mettait au défi de le déloger à nouveau.
– Bah, quelle importance après tout ? Marmonna Blandine. Il n’y a plus que nous pour le veiller, hein ?
Elle s’autorisa même à caresser légèrement le matou sur le haut de crâne ; celui-ci ferma les yeux et se mit à ronronner de satisfaction.
Blandine s’allongea sur sa paillasse et prit la main de Daniel, encore étonnamment tiède. Elle se croyait incapable de dormir, mais sentit soudain l’épuisement retomber sur elle ; un engourdissement l’envahit, et elle finit par s’assoupir sans même en avoir conscience.
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