La fiancée - 1

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– Nos chasseurs sont déjà à l’écurie ! Qu’est-ce qu’il manque ?

– C’est presque prêt. Aide-moi à remettre ce drap en place, veux-tu ?

Les deux servantes se penchèrent de conserve sur la cuve incriminée. En un tournemain, le drap qui en tapissait le fond fut de nouveau tendu comme il se doit. La jeune femme brune se releva avec un grognement approbateur.

– Mmm… l’eau est bien chaude… Je me demande si nos seigneurs nous laisseront la partager…

– Parlant de cela. Tu te souviens de ce qu’on s’était dit ?

– Je m’occupe de Vivian ?

La seconde femme eut une moue de fausse contrariété.

– Manon ! Ne fais pas semblant. On avait dit que cette fois, c’était mon tour. Toi, tu as le frère.

La brune soupira avec un geste de reddition. Sa comparse en profita pour lui mettre un paquet de serviettes dans les bras.

– On va suspendre ça près du feu, ils en auront besoin. Dis, ça te coûte tant ? Daniel n’est pas si vilain.

– Loin s’en faut ! Mais il m’a l’air peu porté sur la bagatelle… en tout cas avec les femmes. Je m’étonne que son père n’en ait pas fait un curé plutôt qu’un chevalier. Je suis sûre qu’il aurait aimé ça, toujours fourré dans les livres qu’il est. Alors que Vivian n’aime rien tant que la compagnie au lit. Et il sait donner envie d’y retourner.

– Il faut en profiter, tant qu’il n’y a pas la fiancée.

– Bah ! Le jeune seigneur est le digne fils de son père. Je doute que le mariage change ses habitudes.

– Eh bien, si Vivian est comme le duc Henri, j’espère que la fiancée ne sera pas comme dame Isabeau…

Baissant la voix, la servante ajouta avec crainte :

– … je n’ai aucune envie de finir comme la mère de Daniel.

Manon fronça les sourcils :

– Ce sont des racontars, Mahaut.

– Pas sûr.

– Chut… je crois que je les entends !

La voix de Vivian claironnait avant même que l’huis ne s’ouvrît sur les deux figures enjouées.

– La chasse a été bonne, messires ?

– Tu aurais vu ce cerf, Manon ! Des cornes que le plus cocu des seigneurs envierait ! Le roi de la forêt, à tout le moins. Il a presque réussi à perdre nos chiens…

Tout en babillant, le jeune homme blond se dévêtait sans pudeur inutile, imité par Daniel. Mahaut se détendit. Sans ses atours, un seigneur n’est guère différent d’un porcher, songea-t-elle. Sans en avoir l’air, elle détailla attentivement les deux hommes, tout comme Manon qui devait pourtant être avertie sur l’anatomie de son jeune seigneur.

Vivian était singulièrement glabre malgré ses dix-neuf ans : en outre, il avait le corps gracile et une figure d’ange faussement innocent. Cela lui donnait des allures d’éternel adolescent – tandis que son expérience amoureuse était bien celle d’un homme. Ni Mahaut ni Manon n’y restaient indifférentes. Mais c’était surtout la façon dont il les envisageait qui le rendait si séduisant. Vivian était amoureux de la gent féminine, en général : sous son regard, toute femme se sentait belle, admirée, spéciale. On avait beau savoir que les autres n’étaient pas considérées différemment, le charme opérait toujours.

Daniel avait le corps plus sculpté que son jeune frère – l’avantage des années peut-être. Il était plus grand et plus large d’épaules. Il ne dégageait pourtant pas une impression de force ; ses mains longues et fines semblaient plus propres à prendre la plume que l’épée. Les traits de son visage étaient doux, les yeux clairs y perçaient comme deux puits. Il était indubitablement agréable à regarder, estima Manon, mais le genre de beauté qu’on aimerait peut-être davantage admirer en coin qu’à mettre dans sa couche. Quoique… ces mains gracieuses pouvaient peut-être se montrer habiles…

Inconscients de cet examen, les deux jeunes hommes avaient plongé leurs corps dans l’eau chaude. Par un mouvement si bien coordonné qu’il eût paru suspect à un observateur plus attentif, les deux servantes vinrent se poster chacune derrière une cuve. Armées de leur plus charmant sourire et d’un savon, elles entreprirent de flatter le corps et l’ego des vaillants chasseurs.

– Alors messire, c’est vous qui avez achevé ce cerf ? interrogea Mahaut.

– D’un seul coup d’épieu ! fanfaronna Vivian.

– C’était adroit, reconnut son frère. Il eût été dommage de faire souffrir si noble bête.

Vivian émit un grognement de contentement.

– La vie est vraiment parfaite aujourd’hui, soupira-t-il sous les soins de Mahaut.

Celle-ci eut un frisson de plaisir, grisée par le sentiment de pouvoir qu’un tel abandon lui procurait. Elle coula un regard vers sa compagne : pour le moment, son patient semblait se laisser faire entre ses mains. Elles échangèrent un sourire de connivence. Répondant à quelque sens mystérieux derrière les mots de son frère, Daniel enchérit :

– Ta fiancée entendra sûrement parler de ton beau coup d’épieu.

L’œil bleu de Vivian se mit à pétiller, puis il devint tout rêveur. Mahaut ronchonna en pensée contre le chevalier qui distrayait ainsi son favori du jour avec la pensée d’une autre femme.

– C’est vrai que son arrivée n’est plus que dans trois jours ! Depuis le temps que j’entends parler d’elle… On m’a dit qu’elle a les plus beaux yeux de tout le pays.

– Les troubadours disent cela de toutes les femmes nobles, rétorqua Daniel. À les entendre, elles sont toutes d’une beauté exceptionnelle, ce qui fait à la fin beaucoup d’exceptions.

– Briseur de rêve, va ! Ils ont raison. Elles sont toutes belles, à leur manière. Même celles qui ne sont pas nobles. N’est-ce pas, jolie Mahaut ?

Vivian accompagna sa question d’un geste caressant. Quelque peu prise au dépourvu, l’interpellée ne trouva pas de réplique immédiate : pour cacher son trouble, elle approfondit ses caresses, ce que le jeune homme accepta sans déplaisir. Encouragée par cet exemple, Manon se fit à son tour plus entreprenante, mais Daniel se crispa.

– Ça ira comme ça, Manon. Je suis propre.

La jeune servante se redressa, la mine offensée. « Aïe », se dit Mahaut. « La bougresse n’avait pas tort ». Telle qu’elle connaissait sa compagne, ce dédain devait la toucher au cœur. Mais avant qu’elle eût le temps de répliquer, Vivian lui dit d’un air engageant :

– Ma belle, vas-tu t’attrister de renoncer à un chevalier, quand tu peux avoir un futur duc ?

« Eh ! Et notre accord ? »

– Vous au moins, seigneur, vous comprenez les femmes, répondit Manon. Votre frère devrait apprendre de vous, et d’un geste vif elle jeta le savon à la poitrine de Daniel. Vivian se mit à rire devant cette saillie.

– Fougueuse Manon, voilà qui est bien peu respectueux envers mon meilleur chevalier ! Mais je te pardonne, je sens que je ne vais pas m’ennuyer avec toi. Laisse-nous un instant, veux-tu ?

– Seigneur, vous savez où me trouver, dit la servante en s’inclinant, l’air ragaillardie.

Elle sortit, non sans faire un clin d’œil à Mahaut en passant. Contrite, cette dernière osa :

– Sire Vivian, j’espère que vous ne m’oubliez pas.

– Mais pas du tout. Ne sois pas jalouse, je saurai bien m’occuper de vous deux. Allons, va.

« Meilleur que Salomon, notre jeune seigneur. » L’idée fit rire Mahaut intérieurement. Elle ne se fit pas prier pour partir à la suite de sa compagne, impatiente de lui faire partager la boutade.

Les deux femmes disparues, Vivian soupira.

– Quand femme s’en va, le soleil disparaît… Comment peux-tu être aussi insensible au charme des femmes, Daniel ?

– Insensible ! Tu exagères. Je ne suis pas insensible aux femmes, mais c’est vrai qu’en comparaison de toi, n’importe qui peut passer pour un moine ! Je ne doute pas que ta future épouse te plaira : pour te déplaire, il faut porter la barbe.

– Touché ! C’est dommage que tu aies rejeté Manon : vous vous accordez bien, tous les deux. Parlant de ça, plus sérieusement… tu ne comptes jamais te marier ?

– Je ne sais pas… pourquoi me marierais-je ? Je n’ai pas, comme toi, une terre ou un nom à transmettre.

– Imbécile ! Tu mérites bien le coup de savon que t’a envoyé Manon. Tu pourrais te marier par amour.

– Là est le point : encore faudrait-il que je sois amoureux.

– Hé quoi ! Jamais ? Tu n’as jamais été amoureux ?

Daniel leva les yeux vers le plafond.

– Je crois bien que j’étais amoureux de Blandine, quand j’étais plus jeune, fit-il avec un sourire.

Vivian explosa d’hilarité.

– Hé bien parfait ! Organisons des noces en grandes pompes entre le chevalier Daniel et la belle Blandine, une fraîche servante de quarante-six ans !

– C’est toi qui mérites un coup de savon, fit Daniel, et il joignit le geste à la parole. Vivian évita le projectile en riant, qui vint s’écraser sur le mur avec un bruit spongieux.

– Tu ferais mieux de penser à tes propres noces, grommela Daniel en s’extirpant de l’eau chaude.

– Tu vas te sécher tout seul ? fit Vivian d’un ton moqueur. Tu ne veux pas que je rappelle une servante ?

Daniel lui renvoya un regard perçant.

– Je sens que toi, tu vas avoir besoin des deux : je ne voudrais pas te priver.

***

Aujourd’hui était supposé être un grand jour pour Jehanne : on n’avait cessé de le lui répéter. La voiture où elle avait pris place avec sa suivante avait été préparée avec faste pour l’occasion, tendue de draps vert et de jaune pâle où était brodé un épervier, emblème de sa famille. De beaux chevaux de parade y avaient été attelés et toute une escouade de chevaliers leur faisait escorte, menés en tête par son père, le comte de Beljour, sur son destrier. Ils cheminaient vers le château des Autremont, où elle devait rencontrer son fiancé.

Elle aurait peut-être été curieuse et impatiente, si on ne lui avait pas tant rebattu les oreilles sur sa bonne mine, ses manières courtoises, ses talents de cavaliers, etc, etc. Fut-il Apollon lui-même, songea-t-elle, c’était un parfait inconnu, dans une contrée à plusieurs jours de cheval de sa région natale, et elle songea que c’était là jouer sa vie aux cartes sans connaître sa main.

Et puis la route était pleine de cahots.

Assise en face d’elle, sa suivante, une jeune fille du nom de Laurine, lui prit familièrement la main.

– Ne faites pas cette grise mine, damoiselle.

Elle avait la peau pâle et de grands yeux limpides que lui donnait l’air d’une créature céleste. Sa douceur fit son effet sur la jeune fille, mais elle ronchonna néanmoins :

– N’essaie pas de me réconforter en me parlant de mon fiancé : encore un mot sur lui, et je descends en marche.

– Alors, fit la jeune fille en souriant, je vais plutôt vous parler de vous : vous êtes jeune, vous êtes radieuse, et vous serez bientôt une femme honorée et puissante, une duchesse.

Jehanne eut un pâle sourire. Il lui était difficile d’expliquer que ce tableau la terrifiait davantage qu’il ne lui faisait envie. Elle aurait préféré une vie plus simple, moins rutilante mais moins étouffante aussi : une vie peut-être comme celle de Laurine, avec l’assurance du pain sur la table tous les jours, sans les devoirs d’une femme de haute noblesse.

– Je serais prête à échanger avec toi, Laurine, soupira-t-elle.

La suivante cilla.

– Ma damoiselle, pardonnez-moi ma franchise : vous ne connaissez pas la dureté de la vie d’une servante.

Jehanne en fut piquée et rougit. Laurine baissa les yeux, son expression se fit soumise, comme si elle était prête à recevoir l’orage. Mais Jehanne dut s’avouer avec un peu de honte qu’elle avait raison. Elle-même n’avait jamais eu besoin de travailler, et de surcroît, Laurine n’avait pas plus de liberté qu’elle : elle était forcée de participer à ce voyage pour accompagner sa maîtresse.

– Au moins as-tu la liberté de marier qui bon te semble, souffla-t-elle.

Laurine rosit.

– Certes… j’espère que vous ne m’en voudrez pas…

Dans un élan d’affection, Jehanne lui serra les mains à son tour et lui fit un grand sourire.

– Comment le pourrais-je ? Pierre est assurément l’homme parfait pour toi. Il est convenu depuis longtemps que tu repartes avec lui et le reste de l’escorte quand mon père retournera au comté.

Penser au bonheur qui attendait sa suivante la soulageait un peu de ses propres inquiétudes. Laurine était aussi sa sœur de lait, elle lui était chère au-delà du simple rapport entre maîtresse et servante.

– Vous allez me manquer, ma damoiselle, murmura Laurine.

Une larme brilla dans son regard et toucha Jehanne jusqu’au cœur.

– Toi aussi, ma douce Laurine… mais je reviendrai souvent au comté, tu verras ! Et puis, ce n’est pas pour tout de suite… Je ne me marierai pas avant quarante jours.

En prononçant ses mots, elle sentit plus fortement la boule d’angoisse dans son ventre : quarante jours, dans le fond, c’était bien peu… Mais serait-elle jamais prête au mariage ?

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