La fiancée - 4
Le jour était à peine levé quand Jehanne s’éveilla. Se dirigeant vers la fenêtre, elle vit la pâle lumière blanche de l’aube recouvrir d’une clarté sans couleur le paysage environnant : la ville de Combelierre nichée dans la vallée, les eaux brillantes des deux rivières, la Sourde et la Vivace, et au loin, les champs sur les vallons parsemés de fermes et de minuscules villages. Elle resta un instant captivée dans sa contemplation, sa longue chemise de nuit lui tombant sur les chevilles. Puis la voix endormie de Laurine s’éleva :
– Vous êtes déjà levée, ma damoiselle ?
Elle bâilla et s’étira, faisant froufrouter les draps du grand lit à baldaquin. Jehanne et Laurine dormaient ensemble presque toutes les nuits depuis l’âge où elles buvaient au sein de la même nourrice. Encore une douce habitude dont il faudrait se défaire, songea Jehanne, quand elle serait mariée.
– Vous vous levez aussi tôt que les domestiques, fit remarquer Laurine en s’extirpant du lit. Hé, il ne fait pas chaud.
Elle s’empressa de prendre une couverture et la passa autour des épaules de Jehanne.
– C’est gentil, Laurine, mais je vais m’habiller directement.
Elle eut une hésitation.
– J’irais bien voir mon père… Mais il n’est sans doute pas encore levé et je ne veux pas le fatiguer. J’ai envie de faire un tour, tant que la cour est calme.
Laurine coula un regard par la fenêtre : dans le coin visible de la cour, seul un chien errait vaguement dans la petite cour encore plongée dans la pénombre.
– Pour être calme… Voulez-vous que je vous accompagne ? Les Autremont considèrent peut-être cela plus correct…
– Non merci. Je ne vais pas commencer maintenant à renoncer aux libertés que j’avais au comté : je me promène sans chaperon, autant qu’ils s’y habituent.
Laurine eut un sourire qui vint éclairer plus que jamais sa figure angélique.
– Voyez, vous êtes déjà la duchesse ici. La robe bleue ou la robe brune ?
***
Un peu plus tard, Jehanne descendait les marches de la tour et débouchait sur la petite cour secondaire. Un serviteur sortit des communs et la salua d’un air un peu surpris : les nobles résidents du château ne se levaient ordinairement que pour la messe, qui n’était pas avant une bonne heure. Jehanne fit le tour du donjon et parvint à la cour principale, où elle avait été accueillie la veille en grande pompe. Un rayon de soleil surmonta enfin les murailles et vint toucher son œil. Éblouie, elle se détourna et se dirigea vers l’endroit qu’elle avait repéré : une partie un peu en retrait de la cour, surplombée d’un auvent de bois. Trois cibles de pailles y étaient alignées pour le tir à l’arc ; se trouvaient aussi là des poteaux et un mannequin de bois lacérés de coups de lames. C’était un lieu d’entraînement, à l’abri des intempéries. Il avait aussi pour Jehanne l’avantage d’être relativement à l’abri des regards, sans quoi, elle n’aurait pas eu la hardiesse d’y amener son arc et quelques flèches. Elle recula d’une dizaine de pas et plaça l’une d’elle contre la corde. Elle souleva lentement l’arme jusqu’à ce que la flèche soit alignée avec son œil et visa en même temps qu’elle tirait la corde ; dès que l’arc fut bandé au maximum, elle relâcha les doigts. La flèche fila avec un sifflement et vint se ficher dans la cible avec un bruit mat. Jehanne savoura un instant ce moment. Elle adorait le tir à l’arc, cet effort lent et concentré d’où résultaient la vitesse et la puissance de la flèche. Rien ne lui procurait une satisfaction plus vive que le moment précis de l’impact du projectile sur la cible. Elle encocha une seconde flèche et tira de nouveau. Le tir fut meilleur, plus proche du centre ; elle s’autorisa un sourire fier.
– Joli tir, fit une voix près d’elle.
Elle sursauta et se retourna brusquement. Devant elle semblait s’être matérialisé un homme en tunique sombre, qui contrastait avec le roux de ses cheveux. Il s’était arrêté à un bon mètre d’elle, mais elle était tout de même stupéfaite de ne pas l’avoir entendu approcher.
– Ma parole, vous êtes un homme-chat.
L’individu eut un léger rire, Jehanne s’aperçut soudain qu’il était très bel homme, particulièrement lorsqu’il souriait. Il semblait aussi plus jeune qu’elle ne l’avait cru tout d’abord, sa tenue austère l’avait trompée. Des taches de rousseur constellaient le haut de ses joues, sous des yeux bleus pétillants fendus en amande. Il portait un livre sous le bras, d’une façon un peu gauche comme s’il essayait de le dissimuler dans son dos.
– Pardonnez-moi, ma damoiselle, je ne voulais pas vous effrayer.
Il inclina légèrement le buste.
– Je suis le chevalier Daniel, pour vous servir.
Jehanne salua en retour, consciente qu’elle n’avait guère besoin de se nommer. Elle était un peu surprise : elle avait pris le jeune homme pour un clerc, vêtu comme il l’était, avec son codex. C’était sans doute un chevalier peu fortuné, d’ailleurs, il n’avait pas donné de nom de famille : peut-être était-il issu de la paysannerie, comme cela arrivait parfois. La situation était un peu étrange : quelqu’un aurait dû être là pour les présenter l’un à l’autre. Sans doute prit-il aussi conscience de cette incongruité, car il fit mine de se retirer :
– Je vais vous laisser vous entraîner.
– Je vous chasse ? Vous étiez venu lire ?
– En cette saison j’aime à m’installer ici, l’endroit est ordinairement désert à cette heure. Mais je peux lire aussi bien dans la bibliothèque du chapelain.
– Une bibliothèque ? Pourrais-je la voir ?
– Bien sûr. Père Simon en laisse l’accès à tous et à plus forte raison aux châtelains.
Jehanne n’était pas encore châtelaine, mais elle ne releva pas.
– Que lisez-vous donc ?
Avec une infime réticence, le chevalier lui tendit l’ouvrage. C’était un codex de taille modeste, à la reliure de cuir sombre. Jehanne sourit.
– Le Roman de Silence. Je ne savais pas que les chevaliers lisaient des romans.
– Je ne savais pas que les nobles dames tiraient à l’arc, répliqua son vis-à-vis sur le même ton.
Il lui rendit son sourire avec malice. Piquée – quoique le trait fut équitable –, Jehanne ne peut s’empêcher de rétorquer :
– Les dames aussi peuvent en avoir l’usage. Mon père aime donner l’exemple des reines et des grandes dames qui participaient aux croisades et aux batailles, comme Aliénor d’Aquitaine.
– C’est un homme ouvert d’esprit. Je doute que le duc partage ses vues.
– Vous croyez ? fit Jehanne avec inquiétude.
Une de ses plus grandes craintes était que l’on restreigne les libertés qu’elle possédait au château comtal, qui étaient bien plus étendues, elle le savait, que celles de la plupart des nobles dames.
– Oui, mais ne vous en faites pas. Vivian vous laissera faire tout ce que vous désirez.
Elle fut un peu étonnée de l’entendre parler du fils de son seigneur si familièrement, mais ne releva pas.
– Parlant de votre père, va-t-il mieux ?
Bien sûr, il avait dû assister à la scène au banquet, réalisa-t-elle, mais elle n’avait pas dû le remarquer.
– Je l’ignore, messire. Il doit dormir encore.
Peu incline à s’étendre sur le sujet, elle enchaîna :
– Pourriez-vous me montrer cette bibliothèque ?
Elle se demanda si elle poussait trop loin l’audace, mais il accepta gracieusement de lui servir de guide.
Il la fit contourner la chapelle ducale contre laquelle était adossée la demeure du chapelain et ouvrit une petite porte dans le mur.
La pièce était assez sombre à cette heure de la journée, quelques rares rayons trouvant leur chemin côté est dans d’étroites ouvertures. Les étagères et les meubles apparaissaient comme de grandes masses sombres où se devinaient les reliures des ouvrages.
– Vous arrivez à lire par cette pénombre ?
– Je n’ai pas besoin de beaucoup de lumière.
La jeune fille s’avança. Il devait bien y avoir là une centaine de livres, sans compter les rouleaux qui débordaient des coffres.
– Mon père a une bibliothèque, mais elle est loin d’être si fournie, fit-elle, émerveillée.
– Il n’y a pas que des désavantages à venir au château des Autremont, répondit le chevalier d’une voix amusée.
Jehanne se sentit embarrassée : son déplaisir à quitter sa terre natale était-il donc si évident ?
A ce moment, une voix retentit dans le dos de Daniel.
– Je me doutais que je te trouverais déjà là – oh, bonjour, damoiselle Jehanne.
Les deux jeunes gens se tournèrent vers l’arrivant : c’était un prêtre au visage lunaire et aux épais sourcils blancs, qui à cet instant se fronçaient avec désapprobation.
– Bonjour, mon père, répondit Jehanne, un peu embarrassée. Elle savait qu’elle n’aurait pas dû être surprise en compagnie d’un homme seul, surtout par un prêtre. Elle ajouta aussitôt :
– Sire Daniel me montrait votre belle bibliothèque.
Le compliment fonctionna. Le prêtre sourit et parut momentanément oublier l’inconvenance de la situation.
– Je fais venir des copies de tout le royaume. Aimez-vous lire, damoiselle Jehanne ?
– Oui mon père. Le château des Beljour possède également sa bibliothèque, quoique plus petite.
– Hé bien, vous allez vous entendre avec le chevalier.
Les deux jeunes gens se sourirent. Jehanne n’avait pas vraiment de doute là-dessus.
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