La nuit des sorcières - 2
Ce soir-là, un vent chaud balayait le château comme le souffle d’une bête. Le crépuscule étendait une ombre curieusement orangée, comme avant un orage.
Laurine brossait les cheveux de Jehanne. Dénoués, ceux-ci lui arrivaient jusqu’aux hanches et couvrait la robe de nuit blanche comme une vague sombre.
– C’est lune rousse ce soir, fit Laurine. La nuit des sorcières.
Jehanne leva les yeux vers la fenêtre ouverte, et vit en effet le globe lumineux apparaître derrière l’horizon, énorme, plein, d’une étrange teinte rougeâtre.
– Quand j’étais petite, fit Jehanne, j’avais entendu les servantes au comté dire par une nuit semblable que les morts allaient revenir.
– Je me souviens. Vous étiez restée toute la nuit éveillée…
– … dans l’espoir de voir ma mère.
Jehanne secoua tristement la tête.
– Tout ça n’est que billevesées.
– Peut-être. Il n’empêche, personne ne me fera sortir par une nuit pareille. Cette lumière est à vous glacer le sang.
– Personne ne te le demande, ma douce Laurine, rassure-toi ! Couchons-nous maintenant, nous ne verrons pas la nuit passer.
En quoi Jehanne se trompait.
Elle s’endormit vite pourtant, mais fut tourmentée par un cauchemar. Elle avait parfaitement conscience qu’elle rêvait, mais ne parvenait pas à s’éveiller. Elle entendait des cris, et se levait pour déterminer leur provenance ; mais au fur et à mesure qu’elle se rapprochait de leur source, elle sentait sa terreur grandir jusqu’à l’insoutenable, elle aurait voulu fuir en sens inverse, mais c’était impossible, son corps ne lui obéissait pas. C’était un enfant qui criait, elle pouvait le distinguer à présent. Elle descendait les marches de la tour, lentement, comme un fantôme. Dehors, c’était plein jour, mais le château était désert comme si la peste y était passée. Elle longeait les communs aux toits de chaume, jusqu’à une porte, une porte comme les autres, mais c’était là d’où provenaient les pleurs. Elle pleurait elle aussi, elle ne voulait pas ouvrir cette porte, mais sa main se tendait vers la poignée comme sous l’emprise d’un sortilège. Quelqu’un la prit soudain par les épaules ; elle poussa un hurlement et s’éveilla.
– Chut, chut, grogna une voix à son oreille.
Elle était bien devant les communs, mais c’était la nuit, une nuit surnaturellement éclairée par la lumière sanglante de la lune. L’homme qui l’avait prise par les épaules était Daniel.
Jehanne s’essuya les joues : elles étaient mouillées de larmes. Elle tremblait comme une feuille ; les cris de l’enfant résonnaient comme un écho dans sa tête. Elle ne pouvait pas détacher le regard de la porte vers laquelle elle avait tendu la main.
– C’est fermé, marmonna la voix de Daniel dans son dos. Cette pièce a été condamnée il y a longtemps. Pourquoi êtes-vous venue ici ?
– Je… Je ne sais pas. Je crois que je rêvais.
– Je me disais bien. Vous aviez l’air somnambule.
Elle se tourna vers lui, et eut un regain de frayeur : il avait l’air tellement étrange, les yeux démesurément ouverts, on aurait dit que la lune s’y reflétait comme dans ceux d’un chat. Allons, elle avait les nerfs en pelote ; elle allait se recoucher et voilà tout. Elle ouvrit la bouche pour annoncer son intention, mais au lieu de cela, elle dit :
– Qu’est-ce qui s’est passé dans cette pièce ?
Daniel eut l’air pensif un instant. Jehanne crut qu’il allait répondre qu’elle avait rêvé et que cet endroit n’était qu’un débarras oublié. Mais il dit :
– Une femme y est morte. Mais c’était il y a longtemps. Plus de vingt ans.
– Une femme ? C’est un enfant que j’ai entendu.
Il tourna la tête ; son visage fut soudain plongé dans la pénombre.
– Je crois que vous devriez retourner vous coucher.
– Oui, sans doute, murmura Jehanne.
De fait, elle n’avait pas la moindre envie de rester ; il lui faisait peur, ce soir, Laurine avait raison, elle n’aurait jamais dû sortir, elles auraient dû pousser le verrou avant d’aller au lit. Elle se détourna vivement et s’élança vers la tour, retenant une envie de courir : elle avait l’impression de sentir son regard dans son dos, et le chemin lui parut interminable. Enfin, elle s’engouffra dans la tour et grimpa quatre à quatre l’escalier en colimaçon, pour s’abattre hors d’haleine contre la porte de bois ouvragée de sa chambre. Quand elle la poussa, elle vit qu’une chandelle avait été allumée. Elle trouva Laurine debout, la mine anxieuse ; en la voyant, elle poussa un soupir de soulagement et se précipita pour l’étreindre.
– Jehanne ! Tu m’as fait peur. Où étais-tu passée ? Sortir à une heure pareille !
Jehanne la serra dans ses bras, sans rien dire ; une question venait de s’imposer à son esprit. Elle se demandait soudain ce que faisait le chevalier dehors au milieu de la nuit – il n’avait pas l’air somnambule, lui. Elle n’avait même pas songé à lui poser la question.
***
Le lendemain, comme d’habitude, il faisait à peine jour lorsque Jehanne dévala la volée de marche qui menait à la petite cour. Le soleil pointait à nouveau et répandait sa lumière comme pour faire oublier la nuit précédente au plus vite. La jeune fille se demandait déjà si elle n’avait pas rêvé l’intégralité des évènements de cette étrange nuit, y compris le moment où elle avait cru s’éveiller. Il lui paraissait absurde, à présent qu’elle était à nouveau pleinement maîtresse d’elle-même, qu’elle ait pu marcher en somnambule jusqu’aux communs et croiser le chevalier au milieu de la nuit, avec cette figure insolite où brillaient des yeux de chat.
La cour était déserte. Jehanne se dirigea résolument vers la porte des communs où elle s’était arrêtée : la venue du jour avait dissipé les fantômes, elle n’avait plus peur. Elle posa la main sur le loquet et tenta de pousser la porte.
Elle était verrouillée.
Daniel le lui avait dit. Elle n’avait pas rêvé cela, au moins.
Jehanne resta un moment indécise. Il était inutile d’insister ; et de toute façon, elle était sûre que l’intérieur serait décevant.
Elle pivota et ses yeux se posèrent sur la chapelle ducale. Elle en fit le tour, d’un pas plus tranquille ; elle ne rencontra pas âme qui vive. Personne ne devait être pressé de se lever après la nuit des sorcières.
Son pas s’interrompit devant la petite porte voisine de la résidence du chapelain, qui menait à la bibliothèque. Jehanne la poussa doucement, et elle s’ouvrit avec un léger grincement, comme la protestation d’une bête que l’on réveille.
Comme à l’ordinaire, à cette heure de la journée, la bibliothèque était encore sombre. Jehanne laissa ses yeux s’habituer, les oreilles en alerte : elle percevait un souffle régulier, mais pas le moindre froissement de page ou de tissu. Au bout d’un moment, elle distingua la silhouette de Daniel recourbée sur la table : il dormait, le nez dans le grand livre posé devant lui. Jehanne s’approcha, suffisamment près pour observer son visage. Le sommeil avait détendu ses traits et lui donnait un air juvénile ; il avait l’air tellement… inoffensif. Cela ne pouvait pas être le même homme qu’elle avait croisé quelques heures plus tôt, sous la lumière glauque de la lune rousse. Et pourtant, c’était la première fois qu’elle le surprenait endormi au matin, comme s’il était bel et bien resté debout toute la nuit.
Elle se redressa, et son pied vint involontairement frapper le pied de table, produisant un petit bruit mat. Daniel cligna des yeux, puis releva la tête et posa un regard embrumé sur Jehanne. Une mèche malmenée pendant son sommeil pointait vers le plafond de manière assez comique.
– Pardon. Je ne voulais pas vous réveiller.
Daniel se gratta la tête d’un air perplexe comme s’il avait des difficultés à se souvenir où il était. Il considéra le manuscrit ouvert devant lui, puis sourit.
– Le Livre des œuvres divines. Pas étonnant que je me sois endormi dessus.
Jehanne fut choquée.
– C’est un grand livre ! Ne reportez pas la faute sur Hildegarde. Vous ne pouvez vous en prendre qu’à vous-même de vous être endormi.
– Quelle sévérité ! Je croirais entendre le père Simon.
Il plaisantait encore. Il prenait tout à la légère. Elle voulait le bousculer, elle voulait lui demander ce qu’il faisait dehors au milieu de la nuit, elle voulait lui demander comment il savait, pour la femme morte. Après tout, il y a vingt ans, il devait être encore très jeune, il ne devait pas avoir plus de…
Elle ouvrit la bouche, pétrifiée par l’idée qui venait de la saisir.
– Vous allez bien ? fit Daniel d’un ton un peu inquiet – elle devait avoir une drôle d’expression.
– L’enfant… c’était vous ?
– Quel enfant ?
Mais il s’était mis à rougir et à détourner les yeux, et elle était persuadée qu’il savait très bien de quoi elle parlait.
– Celui que j’ai entendu. Celui qui pleurait dans cette pièce des communs, devant laquelle nous nous sommes croisés.
Il secoua la tête, sans dire vraiment ni oui ni non. Elle essaya de capturer son regard, mais ses yeux se dérobaient encore.
– Vous faites de drôles de rêves, finit-il par dire.
– Ce n’était pas qu’un rêve, s’emporta-t-elle. Vous le savez très bien.
Avant que le chevalier ait pu répondre, un toussotement se fit entendre derrière eux. Ils se tournèrent d’un même mouvement vers l’entrée : Laurine se tenait là, embarrassée comme si elle avait surpris une scène intime, et Jehanne se surprit à rougir comme si c’était effectivement le cas.
– Pardonnez-moi, damoiselle, dit-elle d’une voix timide, la duchesse a demandé à vous voir.
– Déjà ? s’étonna Jehanne.
***
A la demande de la duchesse, Jehanne faisait parfois des travaux de couture ou de tapisserie en sa compagnie. En réalité, elle s’était aperçue assez vite que la duchesse entendait par là faire son éducation. Tout en s’appliquant à ses travaux d’aiguille, Isabeau lui prodiguait moult conseils sur la façon de tenir un château, de diriger les serviteurs, et de se conduire avec un mari.
Mais ce jour-là, la duchesse se montra étonnamment peu loquace. Elles étaient assises côte à côte et brodaient de concert sans un mot. Jehanne s’étonnait de cette attitude, mais elle n’osait pas entamer elle-même la conversation. La duchesse l’intimidait. En réalité, c’était même plus fort que ça : avec elle, Jehanne ressentait toujours une peur instinctive, une tension qu’elle ne s’expliquait pas bien. Peut-être était-ce sa trop grande beauté. Peut-être était-ce la politesse onctueuse de ses paroles qui semblait toujours couver quelque menace sous-tendue.
Mais ce silence était encore pire. Elles ne se regardaient pas, mais Jehanne sentait l’œil inquisiteur de la duchesse l’observer dans le coin de sa vision périphérique. Elle avait comme la sensation qu’un serpent glissait nonchalamment le long de son échine, et s’attendait à chaque instant à le sentir frapper.
Au bout d’un moment, la duchesse posa son ouvrage sur l’escabelle devant elle, puis se leva. Elle se dirigea vers Jehanne, se posta derrière elle et posa les mains sur ses épaules. D’un geste sec, elle fit glisser la robe d’un côté pour dénuder l’épaule gauche, puis fit de même avec l’épaule droite. Jehanne était si stupéfaite qu’elle resta comme une poupée immobile entre ses mains. Isabeau la relâcha, fit le tour du tabouret où était assise Jehanne et planta son regard dans le sien, comme pour le sonder. Jehanne retrouva enfin la parole.
– Qu’est-ce que vous faites ?
Sa voix lui parut ridiculement aigüe, presque un couinement.
– Il ne t’a pas laissé de marque, marmonna la duchesse comme pour elle-même, mais ça ne veut rien dire.
– Mais de quoi parlez-vous ?
– Je vous ai vus, la nuit dernière. La nuit de la lune rousse. Il t’a attirée jusqu’à lui, n’est-ce pas ? Je l’ai vu poser les mains sur toi. Tu as crié.
– Daniel ?
Elle se mordit aussitôt les lèvres. Pourquoi n’avait-elle pas pu tenir sa langue ? Mais de toute façon, il ne servirait à rien de nier, puisqu’elle les avait vus, sans doute depuis sa fenêtre. Personne ne dormait-il donc cette nuit-là ?
– J’étais somnambule. Le chevalier n’a fait que me prendre par les épaules, pour m’éveiller.
La duchesse pinça les lèvres.
– Sorcellerie, dit-elle. Le somnambulisme est toujours lié à un envoûtement.
Jehanne sentit ses joues s’enflammer, comme si c’était elle qu’on accusait.
– Mais pas du tout, protesta-t-elle. Je rêvais. Le chevalier n’y est pour rien.
– Ne sois pas naïve. Pourquoi crois-tu que cela t’est arrivé une nuit de lune rousse ? Pourquoi crois-tu qu’il était précisément sur ta route à ce moment-là ? Est-ce qu’il ne t’a pas paru bizarre ?
Jehanne resta muette une seconde, puis elle dit :
– Non, pas du tout.
Mais c’était trop tard, son hésitation avait été trop perceptible, et elle sut aussitôt que la duchesse ne la croyait pas. Elle tenta désespérément de se défendre :
– Il ne m’a rien fait, je vous assure ! Nous ne sommes pas restés ensemble plus de quelques minutes.
Elle entendait sa voix trembler et sentit qu’elle aggravait son cas. Le regard de la duchesse se fit plus doux, et elle dit d’une voix bienveillante, comme à une enfant :
– Ne t’inquiète pas, ma chérie. J’en parlerai au père Simon. Nous te protégerons.
– Mais je n’ai pas besoin d’être protégée.
Elle s’emportait, elle allait bientôt dépasser les limites du respect. Elle s’écria :
– Vous le détestez parce que… parce que…
Elle se maîtrisa juste à temps.
– Parce que quoi ? fit la duchesse, et cette fois, la tension dans sa voix était distincte.
Parce qu’il est le fils de votre époux, parce que sa vue vous rappelle à chaque fois qu’il a aimé une autre femme que vous.
Mais elle ne pouvait pas dire ça, d’autant plus que c’était vrai, elle voyait la petite douleur dans le regard de la duchesse à présent. Blessure d’orgueil ou blessure d’amour, elle n’aurait pas su le dire. Sa colère retomba comme un soupir.
Elle se leva et dit :
– Veuillez m’excuser. Je voudrais me retirer.
– Faites donc, fit la duchesse en se rasseyant sur son escabelle, d’un ton à nouveau parfaitement lisse, comme indifférent.
Jehanne regarda son profil pur, son front serein, ses mains fines qui reprenaient l’ouvrage de broderie comme si de rien n’était. Elle sortit vivement.
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