L'épervier - 1

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Aujourd’hui était jour de grande agitation. Les serviteurs s’affairaient dans tout le château, aérant les draps, refaisant les lits, préparant l’âtre des cheminées, nettoyant les écuries, emmagasinant les réserves de nourriture au cellier. Car le château allait accueillir de nombreux visiteurs pendant les prochains jours, à commencer par la famille et la mesnie presque au complet des Beljour. La même effervescence régnait en contrebas, à Combelierre, où les invités en surnombre trouveraient à se loger. La semaine serait faste pour la prospérité de la ville, et les commerçants s’y préparaient avec fièvre.

Jehanne avait compté : dans sept levers de soleil, elle se mariait. Peut-être était-ce parce qu’elle se préparait depuis si longtemps à ce jour, elle se sentait comme anesthésiée. Une seule idée la faisait bondir : aujourd’hui, elle revoyait son père, ses frères, et tous ceux qui l’avaient entourée.

Vivian aussi comptait les jours. L’arrivée de la famille de Jehanne ne manquait pas de lui causer quelques inquiétudes : Jehanne allait-elle se plaindre de sa conduite ? Et si le comte lui-même prenait l’initiative de rompre leur engagement ? Jehanne et lui ne s’étaient plus guère adressé la parole depuis le jour où elle l’avait surpris avec Laurine. L’entente qui paraissait auparavant si facile, si naturelle entre eux, avait laissé place à une courtoisie froide qui le rendait malheureux. Il avait cru pouvoir séduire Jehanne, et maintenant il était clair qu’elle allait à l’autel contrainte et forcée.

Dans l’après-midi, enfin, la longue colonne de cavaliers se laissa apercevoir du haut des murailles d’où Jehanne avait quasiment passé la journée à guetter. Elle poussa un cri de joie et se précipita dans sa chambre afin que Laurine l’apprête comme il se doit. Vivian la regarda dévaler les escaliers et traverser la cour en toute hâte : la joie transfigurait son visage, et il s’aperçut par contraste combien il avait été morne et triste ces derniers jours.

Une heure plus tard, le roulement des sabots des chevaux se faisait entendre contre le pont-levis. La mesnie des Beljour envahit la cour principale si bien que celle des Autremont dut reculer. Le comte de Beljour mit pied à terre le premier ; il avait l’air ragaillardi depuis la dernière fois que Vivian l’avait vu – il avait gardé l’image de l’homme souffrant du cœur qui avait fait un malaise pendant le banquet. Sa figure souriante sous sa moustache grise balaya du regard l’assemblée ; le duc eut un mouvement pour lui souhaiter la bienvenue, mais il fut devancé par Jehanne qui, sans souci du protocole, se détacha de la foule pour sauter au cou de son père. Vivian vit sa mère froncer les sourcils avec désapprobation, mais lui-même eut un petit pincement de jalousie : jamais sa relation avec son père n’avait été si tendre ni primesautière. Deux autres jeunes cavaliers, richement vêtus eux aussi, descendirent de cheval, et Vivian les observa avec curiosité : il devinait qu’il s’agissait des frères de Jehanne, qu’il n’avait encore jamais rencontrés. Le plus grand, large d’épaule et de poitrine, affichait un air arrogant qui masquait mal le peu d’assurance qu’il avait au milieu du château des Autremont : c’était Stéphane, le second de la fratrie. Jehanne le salua avec une politesse qui paraissait singulièrement peu chaleureuse après l’accueil qu’elle avait réservé à son père. En revanche, elle étreignit avec affection son jeune frère Aubin, bien frêle en comparaison de Stéphane, qui lui tapota maladroitement le dos en réponse. Il avait une attitude très gauche comme s’il ne savait que faire de tous ses membres, et son regard ne cessait de se porter vers le sol comme s’il craignait de croiser le regard de quelqu’un. Il était supposé avoir seize ans mais en paraissait facilement deux de moins. Vivian avait entendu beaucoup de rumeurs peu flatteuses à son sujet : on le croyait à demi fou, ou singulièrement dépourvu de l’intelligence la plus élémentaire. Jehanne devait connaître aussi ces rumeurs, et après avoir étreint Aubin elle porta un regard fier sur les personnes alentour, comme pour bien marquer à tous qu’elle n’avait pas honte de son frère. Vivian ne put s’empêcher d’admirer son attitude altière.

***

Jehanne savait pertinemment que son frère Aubin ne manquait ni de raison ni d’intelligence, au contraire, aimait-elle à clamer, de ceux qui se permettaient de le juger sans le connaître. C’était même avec impatience qu’elle avait attendu le moment où ils seraient seuls. Elle avait été si heureuse de retrouver son père, mais désormais elle ne pouvait plus tout lui dire. Après leur retrouvailles, il lui avait demandé « es-tu heureuse ici, ma fille ? » et son regard lui avait supplié de répondre oui. Elle avait pensé à l’infidélité de Vivian, à la méchanceté de la duchesse, à son désir malheureux pour Daniel, et elle avait acquiescé avec un sourire où elle avait mis toute la chaleur possible, en refoulant ses larmes.

A Aubin elle pouvait tout raconter. Elle n’avait pas même besoin de lui imposer le secret : il ne serait pas venu au garçon l’idée de reporter ses paroles. Il était parfaitement imperméable au plaisir du ragot et du commérage.

Ils s’étaient assis dans un coin de la petite cour, un peu dissimulé aux regards par le mur des communs. Ils communiquaient moitié par la parole, moitié par ce langage secret des mains qu’ils avaient mis au point quand ils étaient enfants. C’était l’époque où Aubin, malgré ses presque six ans, ne parlait toujours pas ; Jehanne avait été la seule à deviner, malgré cette inaptitude, son ardent désir de communiquer, qui était le même que celui de tout enfant de son âge. Petit à petit, ils avaient développé ce langage, des signes qu’ils se traçaient dans la paume, qu’ils utilisaient encore parfois, même maintenant qu’Aubin parlait parfaitement bien, nonobstant la lenteur et l’application avec laquelle il prononçait ses mots. Il semblait à Jehanne que ce langage-là, plus intime, lui permettait d’exprimer ce qu’elle n’osait pas dire à voix haute. Quand un mot lui manquait, ou que la crainte d’être entendue bloquait sa voix, Aubin lui tendait gentiment la main pour l’encourage à tracer les signes dans sa paume. Il ne la regardait presque jamais en face, selon son habitude, mais elle le connaissait assez pour savoir qu’il était très attentif à ses paroles.

Elle réalisa en parlant à quel point elle était malheureuse. Elle se sentait comme prise au piège, dans une existence sur laquelle elle n’avait aucune prise, elle qui voulait si férocement vivre, vivre épanouie. Quand elle eut fini, un moment de silence s’installa entre eux. Aubin avait gardé la main de sa sœur dans la sienne. Puis il demanda :

– Ce chevalier dont tu m’as parlé, est-ce celui avec les cheveux roux ?

Jehanne acquiesça, surprise qu’il ait remarqué Daniel au milieu de l’assemblée.

– Je pense qu’il est amoureux de toi, dit Aubin de son ton lent et monocorde.

Jehanne se sentit rougir et tenta de réprimer le plaisir que cette phrase lui procurait.

– Comment peux-tu savoir ça ?

– J’apprends les codes, entre les gens, en les observant. Normalement un regard ne se fixe jamais sur quelqu’un plus d’une vingtaine de secondes. Et puis dans ce genre de cérémonie tout le monde est très guindé, les personnes se tiennent droites et bougent peu. Le chevalier ne te quittait pas des yeux, et il était très agité, même s’il essayait de réfréner son agitation en se maintenant les bras. En fait, il avait l’air de se contrôler aussi peu que moi, conclut-il en souriant.

Jehanne en resta bouche bée : elle croyait connaître son frère, mais il ne cessait jamais de la surprendre. Comment avait-il pu remarquer tout cela alors qu’il avait donné l’impression de ne jamais lever les yeux du sol ?

Au bout d’un moment, elle retrouva la voix et dit :

– Ce ne sont pas nécessairement des preuves d’amour.

– Quoi d’autre alors ?

Jehanne sécha sur la question. Mais elle devait s’avouer qu’elle n’avait pas forcément envie de trouver une réponse.

Puis elle s’assombrit de nouveau. Sa tête pencha tristement.

– Ça ne va pas m’aider.

– Non. Vous allez vous voir tous les jours. Ça va être un enfer.

– Je sais ça, dit-elle avec amertume.

Aubin n’avait aucune notion de diplomatie ou de tact ; ordinairement, elle appréciait sa franchise, mais elle était parfois dure à entendre.

– Pourquoi te maries-tu avec Vivian ? reprit-il.

– Tu sais bien pourquoi.

Aubin serra plus fortement la main de sa sœur.

– Ne te sacrifie pas pour nous, Jehanne.

– Je ne fais rien de si héroïque. Quel autre choix ai-je ?

– Tu pourrais revenir avec nous au château des Beljour.

– Et ensuite, quoi ? Cette rupture sera une tache sur le blason des Beljour, il sera très difficile de conclure un nouveau mariage ; mon père sera obligé d’accepter n’importe qui. Je pourrais me retrouver avec un vieux barbon qui aura conscience de faire une fleur à notre famille et me traitera comme moins que rien.

Il y avait autre chose que Jehanne n’osait pas avouer à son frère, les paroles de la duchesse. Elle n’avait pas su démêler ce que ses mots contenaient de menace sous-tendue. « Cette humiliation pourrait bien tuer ton père. » La jeune fille sentait obscurément que la duchesse était capable de faire en sorte que ses prédictions deviennent vraies.

***

Daniel se réveilla ce matin-là un peu désorienté, au sortir d’un rêve très explicite.

Jehanne et lui s’embrassaient, dans sa chambre ; il avait vaguement conscience que c’était mal, mais voyant ses réticences, Jehanne répliquait gaiement : « mais pas du tout, maintenant que nous sommes mariés, nous avons le droit. » Daniel était surpris d’apprendre qu’ils étaient mariés, mais il trouvait que c’était somme toute une excellente nouvelle, et ils roulaient sur le lit pour faire joyeusement l’amour.

Il se réveilla dans la même chambre où s’était déroulé son rêve, et fut un instant perplexe de se retrouver seul. Puis la conscience de la réalité lui revint et lui fit monter le feu aux joues. Il constata qu’il avait mouillé les draps.

Les images étaient encore très nettes dans son esprit ; il secoua la tête pour tenter de les chasser. A la place, malgré lui, lui revint le souvenir de la sensation délicieuse de la langue de Jehanne sur ses lèvres. Il grogna avec irritation. Il lui en voulait. Il s’était longuement interrogé sur la raison qui l’avait poussée à faire cela, et il s’était petit à petit persuadé que ce n’était pour elle qu’une manière de prendre sa revanche de l’infidélité de Vivian. Oui, elle avait voulu se servir de lui ; et lui était bel et bien tombé dans le piège, malgré la vertu dont il s’était paré ce jour-là, car depuis, il ne pouvait pas cesser d’y penser. Et il faisait ce genre de rêve stupide qui ne menait à rien.

Aujourd’hui, Jehanne se mariait bel et bien, et ce n’était certainement pas avec lui.

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