L'héritier - 4

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Henri s’était installé dans la cour ensoleillée avec trois de ses chevaliers, et ils s’étaient lancés dans une partie de cartes mouvementée. Le duc perdait, ce qui le contrariait fort, car il était mauvais joueur. Soudain, son attention fut distraite par une servante qui courait vers lui, le visage rouge, l’air paniqué. Il reconnut Blandine, une forte femme dont il appréciait de lorgner les rondeurs lorsqu’elle officiait au ménage.

Lorsqu’elle fut assez proche, elle balbutia quelques sons, mais peinait à reprendre son souffle.

– Là, là, Blandine, remets-toi. Que se passe-t-il ?

– Seigneur, c’est… c’est Iris, seigneur, haleta Blandine. Elle se meurt !

– Comment !

Le duc devint pâle. Il se leva d’un bond.

– Elle semblait aller mieux, s’écria-t-il.

– Oui, seigneur, mais…

Blandine s’interrompit, incapable de poursuivre. Le duc abandonna la partie de cartes et se rua vers les communs.

***

Isabeau entendit la première les cris de Daniel. Sans doute était-ce parce qu’elle n’avait pas pu s’empêcher de rôder à proximité de la chambre d’Iris, attendant le drame.

Son cœur bondit. Elle resta un instant immobile, saisie dans un mélange de terreur et d’exultation. Puis elle vit Blandine jaillir de la chambre, apparemment en proie à la panique, des mèches folles s’échappant de son bonnet. A l’intérieur, Daniel s’égosillait sans discontinuer. La duchesse se précipita vers la porte encore entrebâillée de la chambre. Elle prit quelques secondes pour apaiser les palpitations de son cœur, puis poussa l’huis.

Dès qu’il la vit, Daniel cessa aussitôt de hurler. Il était à genoux devant le corps de sa mère, qui gisait au sol, ses cheveux formant une corolle rouge autour de sa tête. A côté d’elle se laissait voir une répugnante flaque de vomi mêlé de sang. Iris était blanche, les yeux clos, sans réaction sous l’étreinte de son fils.

Sa rivale était morte. Mais son fils, lui, avait survécu. Il la regardait avec des yeux écarquillés, plein de larmes ; ils échangèrent un long regard. Isabeau sut qu’il avait compris. Il apprenait aujourd’hui la notion de meurtre, et le goût de la haine.

A ce moment, le bruit d’une course la fit se retourner, et elle vit son époux courir dans sa direction, accompagné de Blandine qui peinait à le suivre, rouge et essoufflée.

Elle s’écarta vivement de l’entrée, et Henri s’engouffra dans la chambre. Voyant la scène, il s’arrêta brusquement, et devint effroyablement pâle.

– Iris, dit-il d’une voix étranglée, et il s’agenouilla près du corps de sa maîtresse. Isabeau sentit les griffes de la jalousie lui lacérer le cœur : le duc s’était-il penché sur sa couche avec une telle tendresse après la perte de son enfant ? Même dans la mort, Iris possédait encore le duc mieux qu’elle-même.

Derrière elle, Blandine poussa un cri de désespoir.

– Elle est morte ! Ah ! Ma pauvre Iris !

– Comment est-ce arrivé ? murmura le duc d’une voix blanche. Elle semblait presque guérie.

Le duc et la duchesse se tournèrent vers la servante. Sous le feu croisé de leur regard, Blandine fut prise de peur. Pouvait-elle accuser la duchesse ?

– Seigneur, elle a… elle a…

– Hé bien, parle ! enjoignit le duc d’une voix brève.

– Elle a mangé… sa nourriture… était empoisonnée.

– Empoisonnée ! C’est impossible ! Qui pourrait faire cela ?

La voix de Blandine resta étranglée dans sa poitrine, mais son regard se porta involontairement sur la duchesse. Henri le suivit, et ses yeux se fixèrent avec stupeur sur sa femme.

– Toi ! C’est impossible. Dis-moi que tu n’as pas fait cela.

Isabeau savait qu’elle aurait dû protester avec vigueur, comme tout innocent l’aurait fait. Mais Daniel gardait les yeux attachés sur elle, et son regard la brûlait comme de la braise ; elle fut incapable d’émettre un son.

Le visage du duc s’empourpra avec violence. D’une voix sourde, il ordonna à Blandine :

– Va chercher le prêtre. Emmène Daniel avec toi.

Blandine s’exécuta, et arracha l’enfant du sol pour le prendre dans ses bras. Il se laissa faire sans protester, et bientôt tout deux disparurent.

Isabeau resta seule avec son mari. Celui-ci s’était relevé, sa main serrant le pommeau de son épée, à sa taille, si fortement que ses jointures étaient blanches. Elle crut un bref instant qu’il allait la dégainer et la lui passer à travers le corps.

– Pourquoi as-tu fait ça ? murmura le duc d’une voix très basse, d’où couvait l’explosion.

– Elle t’avait ensorcelé, répondit Isabeau d’une voix tremblante. Elle n’a eu que ce qu’elle méritait.

– Je t’interdis de dire ça, rugit le duc, et il fit un pas vers elle comme s’il allait la prendre au collet ; mais il se maîtrisa.

– C’est elle qui faisait mourir mes bébés, nos bébés ! Je le sais ! Sans elle, tu aurais d’autres enfants, des enfants légitimes !

– Tu es folle ! Comment ai-je pu être aveugle si longtemps ? Tu es dévorée par la jalousie. Mais il ne sera pas dit que je resterai marié à une criminelle. Tu paieras pour ce meurtre, dussé-je te condamner moi-même à mort !

– Tu ne feras rien, mon époux, répondit Isabeau, frémissante, car je suis à nouveau enceinte. Cet enfant-là verra le jour ; ce sera un fils, et il sera ton héritier.

Henri fut pris de court. Un long silence se fit.

– Dois-je te croire ? dit-il enfin, d’un ton tout différent.

– Tu pourras bientôt le tenir toi-même dans tes bras.

La tension dans le corps de Henri se relâcha. Isabeau sut qu’elle avait gagné.

– Ne touche pas à Daniel, dit soudain le duc. Ne tente plus jamais rien contre lui.

Sa voix s’était voulue impérieuse, mais on y percevait une note de supplication. Il avait peur pour son fils, et Isabeau sentit qu’elle avait l’avantage.

– Jure-moi que mon enfant sera ton héritier, et que tu ne laisseras jamais Daniel prendre sa place. Jure-moi que tu ne le reconnaîtras jamais.

C’était un marché. Le duc le comprit aussitôt. Il jaugea son épouse quelques secondes, puis dit finalement :

– Tu as ma parole.

La duchesse hocha la tête. Le pacte était conclu. Elle sortit et s’éloigna à grandes enjambées, désireuse d’échapper à la vue du cadavre ; un goût de fiel et de sang lui souillait la bouche, mais son cœur battait d’excitation. Elle gardait la main posée sur son ventre, et tout en grimpant les marches qui menaient à sa chambre, chuchotait quelques mots au bébé qu’elle savait là.

Quelques minutes plus tard, Blandine revenait avec le prêtre de la chapelle ducale, le père Grégoire. Elle tenait la main à Daniel, qui gardait le visage baissé vers le sol.

– Elle est bel et bien morte, fit le père. Je ne peux plus lui adresser les derniers sacrements.

– Alors, vous direz une messe en son honneur, déclara Henri, pour supplier Dieu de ne pas laisser son âme trop longtemps au purgatoire.

– Il en sera fait selon vos désirs, répondit le prêtre assez froidement.

Blandine sentit une poussée de colère poindre dans sa poitrine. Le père Grégoire faisait partie de ceux qui avaient condamné Iris dès son arrivée au château, et avait plusieurs fois laissé entendre qu’il la croyait sorcière. Il n’y avait guère de compassion à attendre de lui.

Le prêtre sortit, et le duc se tourna vers la servante et son fils.

– Blandine, c’est toi qui t’occuperas de Daniel, désormais. Tu l’emmèneras loger avec toi ; je veux qu’il oublie cette chambre horrible. Appelle un autre serviteur à ton aide, et occupez-vous d’Iris ; nous l’enterrerons demain.

– Bien, seigneur.

Le duc parut vouloir ajouter quelque chose. Il regarda longuement Daniel, et sembla sur le point de faire un mouvement vers lui. Mais il se détourna finalement, et s’apprêta à sortir.

– Père, dit Daniel d’une voix tremblante.

Le front du duc se contracta. S’adressant à Blandine, il dit :

– Apprends-lui désormais à m’appeler « seigneur » comme tout le monde.

Et il sortit sans plus regarder derrière lui.

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