La bataille - 2

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Le camp devint soudain un chaos indescriptible. Les hommes surpris n’étaient pas prêts, couraient en tous sens pour chercher leurs armes, leurs montures, se bousculaient et s’injuriaient. Le roi glapit qu’il voulait un cheval à l’instant, serra son épée à la ceinture, et tous comprirent avec stupéfaction qu’il avait l’intention de participer au combat.

Dans la cohue, Vivian avait perdu de vue son père et son frère ; désorienté, il tentait de se frayer un chemin entre les hommes qui couraient, sans bien savoir où il allait. A cet instant, Daniel surgit, un cheval au bout de chaque bras.

-Où est ton heaume ? gronda-t-il. Je t’avais dit de t’équiper !

-Je ne sais pas… tant pis !

-Tant pis ? Hors de question. Tiens.

D’un geste bref, Daniel ôta son propre casque pour le poser d’autorité sur la tête de son frère. Celui-ci protesta :

-Mais, et toi ? En plus, il est trop large !

Mais Daniel ne l’écoutait pas et le poussa vers sa monture avec impatience.

-Il faut rejoindre le roi, il s’est mis en tête de se battre avec à peu près autant d’équipement que toi, autant dire presque nu, et le duc et les autres seigneurs l’accompagnent.

Sautant sur son propre cheval, il s’élança sans attendre vers l’avant du camp. La monture de Vivian suivit sans même que son maître ait besoin de lui en donner l’ordre, et le jeune homme se laissa porter, un peu étourdi par la rapidité des évènements. Ils faillirent piétiner plusieurs soldats dans leur cavalcade, ceux-ci durent bondir sur le côté en jurant bien fort pour les éviter.

Quelques instants plus tard, à quelques centaines de mètres du camp, la ligne de bataille leur apparut, et l’adrénaline fusa dans les veines de Vivian. Les Flamands qui les attaquaient étaient tous à pied, comme l’étaient les premiers défenseurs français à s’être portés devant eux. Un groupe de cavaliers se portaient sur leur flanc, parmi lesquels Vivian reconnut le roi et son père, le duc d’Autremont.

-Là-bas ! cria-t-il.

-J’ai vu, fit Daniel en dirigeant aussitôt son cheval de ce côté.

Ils parvinrent à rejoindre le groupe de chevaliers juste avant que celui-ci n’entre en collision avec les fantassins flamands, perçant leurs rangs comme l’éperon d’un navire. Au milieu de la mêlée, Vivian sentit son cheval trébucher et se dérober sous lui avec un hennissement furieux. Il eut le réflexe de rouler de côté pour amortir sa chute, et buta contre un corps anonyme. Il n’eut que le temps de tirer son épée ; une lame aussitôt fonça vers lui et il l’esquiva de justesse.

Quand Vivian allait se remémorer cette bataille, seules des sensations confuses allaient lui revenir ; c’est qu’alors toute pensée humaine avait déserté son cerveau. Son corps réagissait par instinct pur ; en y repensant, il remercia son entraînement militaire qui lui avait fait mille fois répéter les gestes d’attaque et de défense, de sorte qu’il les exécutait dans la panique sans avoir à y réfléchir. Assurément, c’était autre chose que de se battre contre une poignée de miliciens civils qui gardaient les réserves ; ceux-là étaient des soldats acharnés, poussés à bout par la soif et la faim. Leur attaque était désespérée, c’était le pari de la victoire ou de la mort. Vivian voyait le sang jaillir sans bien savoir si c’était le sien ou celui de son adversaire ; il frappait presque aveuglément, concentré uniquement sur l’arme qui le menaçait, sans bien voir l’humain qui la tenait, mais dont il rencontrait parfois la chair du bout de son épée. Etait-ce le même depuis le début, ou avait-il été remplacé par un autre, il était incapable de le dire : ses ennemis semblaient tous porter le même visage de la rage et de la peur.

Au bout d’une minute, ou une heure, ou un an, les rangs flamands se clairsemèrent ; un bref instant Vivian n’eut plus personne en face de lui. Instinctivement, il tourna la tête pour chercher des yeux un visage familier, un allié. A ce moment, un choc terrible lui vrille le crâne, sa vision explose en un millier d’étincelles. Il se retrouve à terre sans se souvenir d’être tombé. A travers son éblouissement, il distingue une silhouette grande comme une montagne qui le surplombe, les bras levés ; dans un bref sursaut, il réalise que le prochain coup sera pour le tuer. Il ferme les paupières avec terreur, dans l’attente de l’impact ; une seconde atroce s’écoule. Puis une deuxième. Vivian n’avait toujours pas senti le coup fatal dans son corps. Il ouvrit les yeux, et rencontra le regard clair de Daniel, dont l’apparition soudaine lui fit l’effet de celle d’un ange. Il sourit avec émerveillement. Il voyait les lèvres de son frère bouger, mais sa voix lui parvenait de façon si distordue qu’il était incapable de reconstituer ses paroles. Il prit un air désolé, pour faire comprendre son impuissance. Il se sentit soulevé dans les airs, la douleur aussitôt lui perça la tête, et il sombra dans l’inconscience.

                    ********

Il revint à lui avec la sensation que sa tête servait d’enclume à un forgeron acharné. Il poussa un grognement et ouvrit les yeux. Sa vision fut floue tout d’abord, puis se précisa.

-Il se réveille, messire, fit une voix près de lui.

Vivian était allongé à même le sol, sa tête seule soutenue par une sorte de boudin de toile. Il était sous une vaste tente, où régnait une odeur pestilentielle, un mélange d’excréments et de sang. Une vague rumeur l’enveloppait, des voix inquiètes chuchotaient des mots rapides, couvertes par les gémissements des blessés. Ils étaient des centaines, étendus comme lui à même la terre, rafistolés à la hâte. Vivian sentit que quelqu’un s’accroupissait près de lui et tourna la tête pour sourire à son frère.

-Tu ne t’arrêtes donc jamais de sourire ? fit Daniel avec attendrissement, mais une inquiétude tangible faisait vibrer sa voix.

Vivian voulut porter la main à son crâne pour en évaluer la blessure, mais Daniel l’arrêta en lui retenant le poignet.

-Ne touche pas. Tu as pris un bon coup sur la caboche, on a eu un mal fou à retirer ton casque.

-Ton casque, répliqua Vivian.

-Hé bien sans lui… grimaça le chevalier.

-Et toi ? demanda Vivian en examinant son frère avec attention. Il avait la tunique maculée et lacérée, même sa cotte de maille était déchirée par endroits ; ses cheveux étaient collés sur son front par la crasse et la sueur, mais il ne semblait pas souffrir de blessures sérieuses.

-Des éraflures. J’ai été mis à bas de cheval, moi aussi. Rien de bien grave.

-Et la bataille ? s’écria Vivian, réalisant tout à coup que celle-ci devait être terminée.

-Je crois que c’est une victoire. Les Flamands ont été mis en déroute.

Vivian eut un bref sentiment de triomphe, mais la nouvelle avait été donnée sur un ton si funeste que sa joie mourut aussitôt.

-Qu’est-ce qui se passe, Daniel ?

Son frère se mit à rougir. Vivian pouvait lire sur sa figure qu’il lui dissimulait quelque chose.

-Mais rien.

-Ne mens pas.

Dans un bref éclair de lucidité, il s’exclama :

-C’est notre père ?

Dans son émotion, il se redressa à demi et la douleur traversa son crâne comme une épée de feu.

-Reste quiet, dit Daniel en le repoussant avec douceur.

-Réponds !

-Il est blessé. Les chirurgiens s’occupent de lui en ce moment même.

-C’est grave ?

-Je ne sais pas.

Vivian fixa son frère et lut l’angoisse dans son regard.

-Alors c’est grave, dit-il en pâlissant.

-Je n’ai pas dit ça… Repose-toi, d’accord ? Je viendrai te prévenir dès que j’en saurai plus.

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Le duc d’Autremont avait reçu une vilaine blessure au ventre. Ni les chirurgiens, ni lui-même ne se faisaient d’illusions sur le temps qu’il lui restait à vivre. Allongé sous sa tente, il tentait de faire abstraction de la méchante douleur qui le tenaillait constamment. Il avait refusé le pavot, souhaitant garder l’esprit libre pour réfléchir.

Son fils Vivian avait été blessé, mais les chirurgiens étaient confiants : ses jours n’étaient pas en danger. Cette blessure tombait plutôt à point : elle assurait que Vivian ne participerait pas à la suite des combats et pourrait être rapatrié au duché, dont il allait devenir le maître. Henri était rassuré : sa lignée était sauve, pour le moment. Il était vrai que Vivian n’était pas encore bien mûr pour faire un bon seigneur, mais il serait entouré de bons conseillers, et son caractère étourdi lui passerait sans doute avec la jeunesse. Le duc se convainquit qu’il n’avait plus à s’inquiéter de rien, sinon du salut de son âme.

Il s’était confessé sans rien omettre au prêtre du camp, un homme d’une quarantaine d’années à la rectitude sans indulgence, qui n’était pas sans rappeler celle du roi Philippe. Henri avait reçu l’absolution, mais pour autant ne se sentait pas tout à fait tranquille. Une chose le tourmentait encore. Il avait souhaité avoir son fils auprès de lui : on lui avait dit que Vivian ne pouvait se rendre à son chevet, sans risquer de se tuer. L’esprit d’Henri s’était alors tourné vers Daniel. Il avait tenu jusqu’au bout sa promesse envers Isabeau, Vivian allait devenir duc et Daniel resterait à jamais bâtard ; la duchesse n’avait plus de raison d’attenter à sa vie. Aussi, pour la première fois depuis vingt ans, et la dernière, Henri pouvait à nouveau lui parler comme à un fils. Mais ce fils avait grandi, dans l’ombre du seigneur qu’était Henri, et l’homme qu’il était devenu lui échappait. Henri désirait cette discussion, mais la perspective l’intimidait. Aussitôt qu’il en prit conscience, cette pensée l’irrita : qui était-il pour avoir peur de son propre fils ? Il eut un élan pour le faire appeler auprès de lui, puis le suspendit. Un souvenir venait de le frapper : les paroles du roi, prononcées juste avant la bataille, tombées sur Daniel comme un couperet. « Les gens comme toi déshonorent l’habit de chevalier. » La honte lui brûla les joues comme à ce moment-là. Que penserait le souverain, quand il comprendrait que l’homme qu’il méprisait était de son sang ? Le roi Philippe lui avait jusque-là montré de l’amitié et de l’estime. Henri l’avait conseillé, s’était battu pour lui, jusqu’à donner sa vie pour le défendre : il en tirait grande gloire et espérait que celle-ci ferait resplendir son blason comme jamais. Sa lignée en serait affermie, ennoblie plus encore. Mais si Daniel venait à son chevet, leur lien deviendrait évident aux yeux de tous, et par là-même la faute d’Henri. Le roi, ce roi pur et dur comme un diamant, le désavouerait : il serait définitivement perdu dans son esprit, et avec lui toute sa lignée. Henri ne pouvait pas supporter cette pensée. « Non, non, tant pis ! Il est habitué à présent à ce que je sois son seigneur et non son père ; cela ne changera rien pour lui. » Un vague remord s’éleva dans sa conscience, mais il l’étouffa. « C’est un petit sacrifice, pour que ma lignée reste grande. C’est mon devoir d’agir ainsi. »

Henri regardait sans le voir le plafond de la tente qui le couvrait, le ventre labouré par la douleur, et se sentait soudain bien petit.

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