Le passage - 1
Le jour pâlissait ; le soleil avait déjà disparu derrière l’horizon. Comme à son habitude, Jehanne contemplait la cour et son effervescence des dernières heures : des servantes rentrant le linge, des cavaliers ramenant leurs montures aux écuries, l’écuyer Guillaume s’amusant avec un jeune chien qui bondissait d’enthousiasme. Jehanne n’habitait que depuis son mariage dans cette chambre au donjon, non loin de celle de Vivian ; mais le spectacle qu’elle avait sous les yeux lui paraissait déjà familier – tandis que les souvenirs de sa chambre à Beljour se faisaient de plus en plus opaques. Les semaines qu’elle avait passées à Beljour lui avaient fait péniblement sentir à quel point cette demeure n’était plus la sienne, au moment même où elle en devenait comtesse. Son père, malgré son infirmité, avait su se faire aimer de sa maisonnée : il était l’âme du château, le point qui reliait entre eux tous ses habitants. Son absence résonnait dans tout le domaine, une absence qui ressemblait au silence après les derniers battements de cœur. Chaque personne qu’elle avait croisée là-bas avait baissé les yeux ; on parlait doucement, presque en chuchotant : les hauts rires clairs des lavandières ou les rires gutturaux des hommes d’armes s’étaient éteints. Elle n’avait pas retrouvé la chambre de son enfance, celle qu’elle partageait avec Laurine ; les domestiques l’avaient installée dans la chambre comtale, autrefois celle de ses parents. La première nuit, elle avait été incapable de fermer l’œil, environnée de l’odeur omniprésente de son père. Elle avait passé toutes les nuits à pleurer, et chaque lendemain, elle avait dû affronter ses nouveaux devoirs de comtesse, la tête haute, sans montrer sa faiblesse : organiser les funérailles, recueillir les allégeances, gérer la succession. Si elle n’avait pas flanché, elle le devait beaucoup au soutien discret de Laurine et de son mari Pierre. Son frère Aubin s’était plus que jamais enfermé en lui-même. Quant à Stéphane, il n’était pas encore revenu de la guerre flamande – et c’était aussi bien. Il ne lui aurait probablement été d’aucun secours, ayant toujours été secrètement jaloux de sa position.
Lorsque la cour fut devenue tout à fait obscure, seul le feu éclairait encore la pièce. Les jours devenaient de plus en plus humides, les nuits surtout fraîchissaient : l’hiver s’annonçait déjà. Elle se glissa dans son lit ; elle savait qu’elle serait tout à fait tranquille cette nuit, comme les suivantes pour deux semaines encore : Vivian et elle étaient tous deux en deuil, il n’était pas question de gaudriole. Elle se pelotonna entre les draps froids, sous la courtepointe, cherchant à s’y faire un cocon. Mais comme elle cherchait en vain le sommeil, elle s’aperçut que cette solitude qu’elle croyait goûter lui pesait. Plus que jamais, elle songea à Laurine, à l’époque où elle s’endormait contre la chaleur rassurante de son corps, et elle se retournait dans son lit inutilement grand, désespérément vide. Au bout d’un moment, exaspérée, elle se releva et alla tisonner le feu, cherchant un apaisement dans la danse des flammes. La lumière vacillante éclairait par en-dessous les grandes tapisseries qui ornaient les murs ; Jehanne les connaissait déjà quasiment par cœur, mais elle alluma néanmoins une chandelle pour pouvoir les contempler encore une fois. Elle aimait particulièrement les petits détails dissimulés au coin des scènes : un couple s’embrassant, des animaux se pourchassant, une jeune femme prenant son bain. La tapisserie la plus proche de la cheminée représentait quatre femmes sautillant dans une grande cuve à raisins pour en broyer les grains. Elles semblaient rire aux éclats comme s’il n’existait pas d’activité plus amusante au monde, et Jehanne aurait voulu les rejoindre, partager leur insouciance ; pensivement, elle tendit la main pour effleurer le dessin. Mais au lieu de rencontrer la résistance du mur comme elle s’y attendait, elle sentit le tissu s’enfoncer sous sa pression. Surprise, Jehanne le palpa avec plus d’insistance, et elle sentit comme un renfoncement dans la cloison. Aiguillonnée par la curiosité, elle souleva la tapisserie et tendit la chandelle.
Il y avait là une porte. Une très vieille porte, à en juger par l’état des charnières et du bois : celui-ci s’était rétracté sous l’effet du temps, laissant de larges fentes entre le chambranle et le mur. En y passant la main, Jehanne sentit un souffle sur sa peau : la porte fermait un passage.
La jeune fille sentit grandir une excitation enfantine. Il y a quelques années de cela, Laurine et elle adoraient explorer tous les recoins et les cachettes du château, et rien n’était plus attirant à leurs yeux qu’une porte condamnée qui pouvait dissimuler un passage secret. Son père avait fini par lui révéler un souterrain qui permettait de rejoindre un moulin plus loin dans la campagne : pour permettre au meunier de trouver refuge, avait-il expliqué, autant que pour permettre aux habitants du château de s’enfuir en cas de siège.
Elle voulut enclencher la poignée ; la porte s’ouvrit de quelques millimètres et coinça avec un grincement revêche. Jehanne observa les gonds : ils étaient rongés de rouille. Sans se démonter, elle alla chercher une vieille lampe à huile dans son coffre et l’ouvrit. Avec un pinceau, elle s’efforça de badigeonner les gonds d’huile de navette. Au bout de longues minutes, d’essais infructueux et de huilage soigneux, la porte finit soudain par céder sous sa pression et s’ouvrit avec un craquement ; Jehanne faillit basculer tête la première par l’ouverture. Elle alluma sa lampe avec ce qui lui restait d’huile et la brandit : la flamme vint éclairer une volée de marches très raides qui s’enfonçaient en colimaçon. Jehanne n’hésita que quelques secondes. Elle bloqua la porte avec une petite escabelle, pour l’empêcher de se refermer derrière elle, attrapa sa cape de laine et s’y emmitoufla ; plus elle empoigna sa lampe et s’engouffra par l’ouverture.
En plus d’être raides, les marches étaient étroites ; Jehanne dut se coller au mur extérieur pour pouvoir poser le pied. Elle poursuivait sa descente, dans un silence religieux. Personne n’avait donc jamais remarqué que la paroi du donjon était anormalement épaisse d’un côté ? Au fur et à mesure, l’air se chargeait d’un parfum douceâtre, vaguement familier. Mais l’escalier s’interrompit plus tôt qu’elle ne l’aurait cru, et elle fit de nouveau face à une porte. Est-ce que celle-ci allait bloquer comme l’autre ? Faire du bruit ? Qui sait ce sur quoi elle donnait ? Mais Jehanne était allée trop avant dans la curiosité pour s’arrêter à présent, et elle poussa bravement le panneau de bois ; celui-ci rechigna quelque peu, grinça de protestation, mais finit par s’ouvrir. Aussitôt, la fragrance qui flottait depuis un moment redoubla d’intensité. Elle leva la lampe et une forme gigantesque bondit sous ses yeux. Après une demi-seconde de frayeur, Jehanne s’aperçut qu’il s’agissait d’une énorme barrique. Elle ferma prudemment la porte derrière elle et contourna l’objet ; l’immense pièce oblongue contenait une dizaine de ses jumeaux, de chaque côté de l’allée centrale. Elle se trouvait dans le cellier. L’odeur douceâtre qu’elle avait sentie était celle du vin.
Elle déambula entre les tonneaux, frêle silhouette dont la flamme minuscule grandissait encore les ombres autour d’elle. Mais elle connaissait le cellier, et elle sentait la déception la gagner. Comme elle ne se décidait pourtant pas à rebrousser chemin, elle finit par arriver à la porte donnant sur l’extérieur ; machinalement, elle l’ouvrit. Une bourrasque violente l’assaillit, chargée de pluie. Le verre de sa lampe tomba et elle le rattrapa de justesse, mais la flamme s’éteignit et elle se retrouva dans le noir complet. Elle jura à voix basse, maudissant sa bêtise : comment retrouver la porte du passage secret dans le cellier noir comme un four maintenant ? Il lui restait la possibilité de regagner sa chambre par le chemin usuel, mais le problème de l’absence de lumière restait le même. La pluie battait contre sa cape et menaçait de tremper jusqu’à la chemise en-dessous ; il fallait qu’elle trouve une solution rapidement. Tournant la tête autour d’elle, une lueur attira son regard ; quand elle reconnut sa provenance, elle sourit. Elle venait de la bibliothèque, et elle ne connaissait guère qu’une personne qui pouvait encore s’y trouver à cette heure de la nuit. Elle rabattit son capuchon sur sa tête et sautilla bravement, pieds nus, sur le sol mouillé, jusqu’à la fenêtre étroite, et y coula un regard prudent. Comme elle s’y attendait, Daniel se trouvait là, assis comme à son habitude devant la table, un ouvrage grand ouvert devant lui ; mais il ne lisait pas, le regard fixé sur le mur en face, avec l’air flou de quelqu’un perdu dans un monde interne. Un petit feu crépitait derrière lui, dans le modeste âtre de la bibliothèque rehaussé d’images pieuses. Soudain, le chevalier tourna la tête vers la fenêtre, avec un mouvement vif comme celui d’un oiseau ; elle se plaqua aussitôt contre le mur, priant tous les saints pour qu’il ne l’ait pas vue. Ses espoirs tombèrent comme de vieilles nippes quand elle entendit, quelques secondes plus tard, une voix moqueuse souffler par l’ouverture :
-Vous ne voulez pas entrer plutôt que de rester sous la pluie ?
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