Le passage - 3

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Quelques heures avant l’aube, Jehanne gravissait quatre par quatre les escaliers qui menaient à sa chambre : ils n’avaient pas pensé à éteindre la lampe le temps de leurs ébats, et il lui restait à peine assez d’huile pour s’éclairer. Enfin arrivée à destination, elle rabattit la porte derrière elle. Elle fit frénétiquement le tour de ce qu’elle avait pu oublier : avait-elle bien fermé la porte au niveau du cellier ? N’avait-elle laissé aucune affaire à la bibliothèque ? N’y avait-il rien qui puisse les trahir ? Elle tremblait tant qu’elle eut quelques difficultés à reposer la lampe sur sa table de chevet. Si quelqu’un découvrait ce qui s’était passé cette nuit… Elle ne voulait même pas envisager cette possibilité. Comment avaient-ils pu commettre une telle folie ?

Comme en réponse, elle se remémora le corps de Daniel contre le sien, la félicité sans mélange, et elle sut que rien ne pourrait lui faire regretter cette folie-là. La peur retomba aussi brutalement qu’elle avait surgi, et la fatigue aussitôt s’abattit sur elle comme une chape de plomb. Elle se coucha entre les draps, d’un froid accusateur, et ne remua plus.

***

Au matin, Jehanne se réveilla avec une étrange chaleur au creux de ventre, et elle mit quelques secondes à se rappeler ce qui s’était passé la veille. Aussitôt, la chaleur se propagea dans tout son corps ; elle se redressa sur sa couche, se rallongea, se retourna entre les draps, incapable de rester immobile. Elle avait cru apaiser son désir en l’assouvissant, mais au lieu de cela il se manifestait plus fort encore ; son corps se souvenait du plaisir et en réclamait davantage, comme une drogue. Elle portait encore sur elle l’odeur de Daniel, et elle se reniflait elle-même sans aucune retenue, enivrée. Elle envisagea brièvement la possibilité de ne pas faire sa toilette pour conserver cette fragrance. Mais si quelqu’un d’autre la sentait ? La peur surgit à nouveau à cette idée : si quelqu’un savait ce qui s’était passé ? Comme la veille, elle repassa la scène dans sa tête pour vérifier qu’ils n’avaient oublié aucun détail susceptible de les trahir.

Au bout d’un moment, le désir et l’angoisse s’apaisèrent tous deux suffisamment pour qu’elle reprenne ses esprits. Elle se leva, ôta sa chemise et, en frissonnant, se rinça à la cuvette d’eau préparée à cet effet. Le liquide était froid ; si Jehanne avait attendu, Blandine serait venue y mêler de l’eau chaude, mais le froid la réveillait et l’aidait à s’extraire de la ronde obsédante de ses pensées. Mentalement, elle rassembla son courage pour affronter la journée, en particulier la messe qui commençait dans une heure. Là, elle saurait peut-être si quelqu’un soupçonnait quoique ce soit… et elle le verrait.

***

Le soir était venu, mais contrairement à son habitude, Jehanne n’était pas à sa fenêtre. Tournant comme un ours en cage dans sa chambre, elle ruminait sa rancœur. Personne ne semblait soupçonner ce qui s’était passé, non ! Daniel lui-même semblait l’avoir oubliée, à en juger par la manière dont il l’avait superbement ignorée toute la journée. La partie la plus raisonnable de son cerveau avait beau répéter que c’était sans doute la prudence qui le faisait agir ainsi, le reste était persuadé qu’il regrettait la nuit qu’ils avaient partagée, et tâchait d’en enterrer le souvenir. Comment avait-elle pu croire qu’il en serait autrement ? Il était bien trop fidèle à son frère pour le trahir, il avait dû penser qu’il avait perdu la tête et être horrifié par son acte.

Il fallait qu’elle s’y fasse : ça aura été la première et la dernière fois. Elle ne pensait pas que la satisfaction de son désir l’aurait laissée plus amère et plus frustrée encore que si elle était restée chaste. Elle sentit les larmes monter une nouvelle fois. Elle décida finalement, plutôt que de tenter encore de les retenir, de s’accorder une soirée pour pleurer sur son sort. Demain, lorsqu’elle s’éveillerait, elle agirait comme une adulte raisonnable et ne verserait plus une larme.

Ainsi fut fait. Elle passa sa rage contre son lit et pleurnicha dans ses oreillers jusqu’à épuisement. Enfin, la fatigue l’abattit comme une vieille loque en travers de sa couche vers un sommeil sans rêve.

***

Elle se réveilla au milieu de la nuit noire sans être sûre de ce qui l’avait tirée du sommeil – un bruit inaccoutumé, peut-être. Elle tendit l’oreille quelques secondes, puis, en l’absence de nouveau stimulus, replongea la tête dans le matelas. Au moment où elle allait basculer à nouveau dans le sommeil, le bruit se fit entendre à nouveau, comme un chat qui gratterait à une porte.

Tout à fait éveillée cette fois, Jehanne tendit l’oreille. Le grattement se renouvela avec insistance. Il ne venait pas de la porte de sa chambre. Il venait – mais c’était impossible… il semblait venir de la tapisserie qui dissimulait le passage qu’elle avait découvert la veille. Sans trop y croire, elle s’approcha de la tapisserie et la souleva d’un mouvement vif. Derrière la porte, une voix se fit entendre :

– Jehanne ?

Elle ouvrit brusquement la porte. Daniel se tenait dans l’encadrement. Elle le regarda avec des yeux écarquillés comme une chouette, hébétée. Elle ne lui avait donné aucune indication, à part que le passage donnait sur le cellier. Il n’avait pas pu le trouver, à moins d’avoir fouillé toute la cave, essayé toutes les portes… Plus tard, en y repensant, elle se ferait la réflexion qu’il ne portait pas non plus de lumière, mais à ce moment la surprise était trop grande pour qu’elle remarque ce genre de détail.

Quand son cerveau retrouva sa capacité d’analyse, elle remarqua qu’il avait l’air horriblement embarrassé et qu’il lui jetait de fréquents coups d’œil, puis détournait aussitôt le regard, comme s’il attendait qu’elle prenne une décision. Il finit par dire d’une voix hachée :

– Tu n’as qu’un mot à dire… et je m’en vais.

Il fit un mouvement vers l’arrière comme s’il s’apprêtait à s’enfuir sans attendre de réponse. Jehanne retrouva enfin l’aptitude à réagir et le saisit aussitôt par le col pour l’attirer dans la chambre. Elle l’attira vers la lumière du feu, simplement pour s’assurer qu’elle n’hallucinait pas, que c’était bien Daniel dans sa chambre à cette heure de la nuit. Vérification faite, elle l’entraîna vers le lit sans plus réclamer d’explication.

– Je n’arrive pas à croire que tu aies trouvé le passage.

Ils étaient pelotonnés au creux des draps, et Jehanne savourait le plaisir neuf et douillet de reposer entre les bras de son amant. Elle caressa les cheveux roux collés de sueur et respira son odeur.

– J’avais espéré que tu reviennes à la bibliothèque. Je sais que c’est idiot.

– Après que tu m’as ignorée toute la journée ? s’insurgea-t-elle.

Il la regarda d’un air ahuri.

– Que voulais-tu que je fasse ? Je ne voulais pas nous trahir ! Et puis…

Il n’acheva pas, mais Jehanne devinait parfaitement la suite. Et puis il y avait Vivian à ses côtés, et il s’était senti coupable. La réponse informulée flotta dans l’air comme une ombre. Jehanne rompit la gêne en disant :

– Alors tu as réellement fouillé tout le cellier…

– Ne te moque pas de moi, fit Daniel d’un ton un peu renfrogné, et elle le trouva si touchant qu’elle roula sur lui pour l’embrasser.

– D’ailleurs, reprit Daniel quand elle l’eut laissé reprendre son souffle, je n’y ai pas trouvé que l’accès à ta chambre. Je crois que j’ai la réponse à la question qu’on se posait hier. Dis donc, tu m’écoutes ou…

– Je suis tout ouïe, répliqua Jehanne qui se redressa sur les coudes et s’efforça de rester sage.

– Une des portes donne sur un second passage qui était sûrement l’objectif du premier. Celui-là semble s’enfoncer dans la terre et je suis prêt à parier qu’il donne sur l’extérieur.

– Ooh. Et tu ne l’as pas exploré ? le taquina-t-elle.

Il lui mit une petite tape sur le nez.

– J’avais d’autres priorités, il faut croire.

– Mf. Et comment se fait-il que tout le monde semble avoir oublié l’existence de ce passage ?

– Ce n’est pas si étonnant. Le château a plus de deux cents ans. Et il est resté inoccupé de longues décennies, à l’époque des premières croisades.

– Comment sais-tu ça ? s’étonna-t-elle.

– Il y a encore les vieux plans dans la bibliothèque. Et les archives des générations qui se sont succédées au château.

Jehanne lui gratouilla pensivement le menton où se hérissaient déjà quelques poils de barbe matinaux. Prise d’une brusque pensée, elle eut un petit rire. Daniel haussa un sourcil.

– Que me vaut cette hilarité ?

– Finalement, tu n’es pas le chevalier Silence, dit-elle.

Il émit un grondement et roula sur elle. Elle s’égailla de plus belle.

– Tu es déçue ?

– Mm… redonne-moi tes arguments ?

Quand ils se furent de nouveau apaisés, elle lui demanda :

– Es-tu heureux comme chevalier ?

Daniel la regarda avec étonnement, déconcerté par le brusque changement de ton. Elle lui rendit son regard sans ciller, certaine qu’il l’avait comprise et attendant la réponse.

– Je suppose que j’ai eu de la chance de pouvoir le devenir, dit-il enfin. La plupart des bâtards ne sont pas si bien lotis.

– Ce n’est pas ce que je te demande. Si tu avais eu le choix, est-ce que tu n’aurais pas préféré être… je ne sais pas, clerc… aller à l’université ?

Daniel eut un petit rire sans joie.

– Le duc méprisait les intellectuels. Il n’aimait pas me voir traîner à la bibliothèque, il trouvait que c’était une perte de temps et que je n’aurais pas même dû apprendre à lire. Alors l’université…

Il n’avait toujours pas répondu à sa question, mais elle renonça à l’obtenir pour le moment. La coquille de Daniel était décidément difficile à percer.

Le silence retomba, à peine troublé par leurs deux respirations. Au bout d’un moment, Daniel se pencha sur elle et posa sa joue contre la sienne.

– Je vais devoir m’en aller.

Elle le serra plus fort, pour retarder le moment.

– Tu reviendras ?

– Je ne sais pas si c’est une bonne idée, dit-il très bas.

– Bien sûr que non, ça n’est pas une bonne idée.

Ils se considérèrent un moment.

– Je reviendrai, soupira-t-il enfin.

Jehanne lui mordilla l’oreille et le laissa aller. Quand il se leva, la brusque absence de son corps contre le sien la fit frissonner de froid.

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