Le seigneur de Mourjevoic - 5
Sans trop qu’il sache comment, la colère de Vivian le mena à la chambre de sa femme. Il ne s’attendait pas vraiment à l’y trouver – à cette heure de la journée, elle était toujours par monts et par vaux – et pourtant elle l’accueillit presque comme si elle l’attendait. Vivian remarqua immédiatement qu’il y avait quelque chose de changé dans son attitude. Pour commencer, elle avait les yeux rougis. La fureur de Vivian s’éteignit tout à coup.
-Tu as pleuré, remarqua-t-il.
-Et toi, tu t’es mis en colère, fit-elle avec un pauvre sourire. Cela ne t’arrive pas souvent. Viens, enchaîna-t-elle en lui prenant la main, nous avons besoin l’un de l’autre.
Il se laissa entraîner, trop surpris pour résister. Etait-ce bien là la Jehanne qu’il connaissait ?
Elle rabattit la porte derrière lui puis le fit asseoir sur le bord de son lit. Elle paraissait lasse, et c’était peut-être la fatigue qui donnait une douceur inaccoutumée à ses yeux.
-Tu as parlé avec ta mère au sujet de Daniel, n’est-ce pas ?
Vivian avait cessé de s’étonner qu’elle paraisse toujours au courant de tout et devine le reste.
-Parlé, si l’on peut dire, fit-il avec amertume.
-T’attendais-tu à ce qu’elle t’approuve ?
-Certes non. Mais je n’ai jamais compris son attitude à son égard. Quelque part, j’aurais pensé qu’elle serait peut-être heureuse de ne plus l’avoir constamment sous les yeux.
-Tu as fait le bon choix, dit-elle gravement.
-Crois-tu ?
Il s’en voulut un peu d’avoir tant besoin d’être rassuré. L’avis de son épouse comptait pour lui – sans doute davantage qu’il n’était admissible pour un seigneur.
-Sans aucun doute. Ton frère est sage et il n’y a pas d’homme au monde qui te soit plus loyal, mais la loyauté est bien plus utile avec du pouvoir. Il fera prospérer ta terre, et sera pour toi un allié précieux. Outre son épée, il aura ses propres hommes, sa richesse et son influence à mettre à ton service.
Vivian songea que sa décision s’était initialement bâtie sur des motifs bien moins raisonnés. Son épouse la faisait soudain apparaître comme un habile choix politique.
-J’ai eu pourtant bien du mal à le convaincre, fit-il remarquer.
Il n’était même pas bien sûr de ce qui l’avait fait changer d’avis. Daniel était venu le voir le lendemain de leur chevauchée à travers Mourjevoic, avec la figure de quelqu’un qui n’avait pas dormi de la nuit, pour lui annoncer d’une voix caverneuse, presque sinistre, qu’il était prêt à accepter. Il avait une mine si effrayante que Vivian lui avait conseillé d’attendre le jour suivant pour récupérer ses esprits et lui répondre définitivement. Il avait rarement vu quelqu’un si peu heureux de voir sa position s’élever, à tel point qu’il l’avait fait douter. Pourtant, le lendemain, Daniel n’avait pas varié, et il semblait un peu plus serein en lui annonçant, plus solennellement que la veille, que la terre de Mourjevoic était fort belle et qu’il serait honoré d’en être le seigneur.
-Ton frère se croit indigne du statut de seigneur, autant que ta mère, peut-être même davantage. C’est d’ailleurs ce qui rehausse sa valeur. Il n’a pas l’arrogance si fréquente chez les chevaliers de sa force.
-Tu l’admires, toi aussi, constata Vivian avec une pointe d’envie.
Jehanne rougit et sa lèvre eut un tremblement infime.
-Il est devenu un ami cher, reconnut-elle.
-Sais-tu, dit soudain Vivian, ce sera la première fois que nous vivrons loin l’un de l’autre.
Il en était plus effrayé qu’il ne voulait l’admettre. Mais il songea à la prédiction de la fille de l’auberge, au retour de la bataille. Daniel la prenait pour des fadaises, mais elle rassurait Vivian : il avait compris ses paroles comme l’assurance d’avoir jusqu’au bout Daniel à ses côtés.
-Mais ce n’est pas un exil, continua-t-il. Je compte l’inviter souvent au château. Après tout, un seigneur n’a pas besoin de rester sans cesse à sa seigneurie.
-Non, certes, fit Jehanne.
Quelque chose dans sa voix attira l’attention de Vivian, et il tourna la tête vers elle. Les joues de la jeune femme étaient colorées, son visage était animé par une émotion mal réprimée.
-Qu’as-tu ? s’étonna-t-il.
Il se souvint soudain de l’avoir surprise les yeux rouges et se sentit honteux de n’avoir parlé que de lui.
-Qu’as-tu ? répéta-t-il, plus gentiment, et il se rapprocha d’elle.
Elle lui sourit tout à coup, d’un air mystérieux. Une sorte de radiance apparut sur sa figure, et avec un geste d’abandon que Vivian ne lui avait jamais connu depuis le début de leur mariage, elle posa sa tête sur épaule.
-J’ai quelque chose à te dire, murmura-t-elle.
Elle prit sa main et la posa contre son ventre.
***
-J’espère que ce sera une fille, dit Vivian.
Ils étaient allongés sur le lit. Vivian caressait le ventre de sa femme à travers les plis de la robe, avec ravissement. Il ne s’était jamais senti si heureux et si fier. Engendrer lui paraissait un acte tout à fait banal et incroyablement prodigieux.
-Vraiment ? répondit Jehanne avec étonnement. J’aurais cru que tu voudrais un fils. Un héritier qui transmette ton nom.
-Ce sera mon héritière, quoi qu’il en soit. J’ai toujours rêvé d’avoir une fille… une petite princesse.
Jehanne le considéra avec un respect nouveau. Elle ne serait jamais doutée que Vivian – ce jeune homme folâtre dont le plaisir semblait l’unique objectif – pouvait avoir des rêves de paternité. Elle ne le connaissait pas si bien qu’elle le croyait, songea-t-elle, et l’avait trop hâtivement jugé. Elle se pencha vers lui et l’embrassa avec émotion. Son geste mena à son comble la félicité de Vivian, et il lui rendit son baiser avec fièvre, roulant sur elle pour mieux l’étreindre.
-Doucement, protesta-t-elle avec un rire doux. Tu dois faire attention maintenant.
-Oui, sans doute, fit-il avec une pointe de regret.
Il devait respecter l’abstinence imposée par l’Eglise aux femmes enceintes, il le savait. C’était le seul élément qui ternissait un peu sa joie.
-Demain, dit-il, je l’annoncerai à tous. Toutes les cloches du duché sonneront pour célébrer la nouvelle. Un nouveau descendant de la lignée des Autremont !
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