Les Loups - 4
Au bout d’un moment, Bruno se leva, se servit un bol de soupe dans la grande marmite suspendue au-dessus des flammes, et, d’un pas lent, alangui par l’âge, vint s’asseoir à côté de son fils. Son visage était strié de mille rides, mais ses yeux, à l’instar de ceux de Sara, n’en paraissaient que plus vifs, comme deux éclats de métal. Son front était complètement dégarni, mais des sourcils fournis l’habillaient, très mobiles, accompagnant chacune de ses expressions. Plus loquace que Jacques, il commença à faire la conversation, d’une voix douce, comme pour ne pas réveiller son épouse qui somnolait, la tête renversée sur le dossier de la chaise.
-Hé bien, messire, quand allez-vous vous établir dans notre pays ? La contrée vous plaît-elle ?
Daniel répondit en souriant que cette contrée était belle des belles gens qui l’habitaient.
-Le duc Henri aimait bien ses habitants, lui aussi, dit tout-à-coup Jacques. Surtout ses habitantes.
Daniel et Bruno furent pris par surprise ; un brusque froid s’abattit.
-Jacques, tais-toi, fit Bruno avec colère.
L’homme jeta à Daniel un regard plein de rancune. Celui-ci le lui rendit sans comprendre.
-Et donc, enchaîna aussitôt Bruno, avez-vous déjà établi demeure ?
-La vieille ferme abandonnée, non loin de l’Etang de la Belette, me plaît fort. Elle mérite des travaux, mais avec de bons ouvriers, j’ai bon espoir de pouvoir l’habiter avant la prochaine lune.
-Ah ! Cet endroit ! Savez-vous ce qu’on dit de lui ?
-Sara m’a dit que les habitants le tenaient pour maudit, mais elle n’y accorde guère crédit, et moi non plus. D’ailleurs, cet endroit évoque davantage le bonheur de la famille qui y vivait que sa disparition.
-Sans doute, sans doute, marmonna Bruno, mais il cachait mal son inquiétude.
Quoique puisse en penser son épouse, il devait, lui, être quelque peu sensible aux légendes locales.
-Famille de paysans, commenta brusquement Jacques. C’est demeure bien misérable pour un haut seigneur tel que vous, un fils de duc.
Bruno lui jeta un regard noir. Daniel sentit l’irritation lui faire battre le sang. Jacques avait le ton railleur de celui qui sait bien ce qu’il en est ; depuis le début, il sentait que l’homme cherchait l’occasion de le provoquer. Il y avait quelque chose de doublement agaçant à voir cet homme fait lancer de vaines piques comme un adolescent. D’un ton calme, mais où couvait son exaspération, Daniel énonça :
-Toi qui ne sembles rien ignorer, tu dois savoir que je ne suis pas un haut seigneur, et que je suis aussi bien de souche paysanne que de souche noble.
-Il vous plaît à dire, messire, dit Jacques d’un ton bref qui n’avait plus rien de moqueur.
-Jacques, pour l’amour du ciel, es-tu gris ? s’exclama Bruno. Tais-toi donc.
Jacques ignora son père ; sa voix s’enfla :
-Vous pouvez bien vous asseoir parmi nous comme si vous étiez des nôtres, partager notre soupe, vous n’avez rien d’un paysan, et vous ressemblez fort à votre père, qui faisaient la bonne mine à ses serfs, et les considéraient dans le fond moins que les chevaux de ses écuries.
La colère éclata dans la poitrine de Daniel. On lui avait trop dit qu’il ressemblait à son père, et jamais l’arrogance d’un noble ne lui avait fait si mal que celle de ce vilain qui crachait sa rancœur. Paierait-il jamais assez sa naissance, trop bâtard pour les gentilshommes, trop noble pour les roturiers ?
D’un bond, il s’était levé et avait saisi Jacques au collet. L’homme lui rendit un regard plein de défi ; une lueur belliqueuse faisait briller ses prunelles marron piquées de jaune. Quelque chose dans ces yeux troubla Daniel et fit hésiter sa fureur ; mais cela ne dura qu’un instant.
-Tu ne sais rien de moi, gronda-t-il, et tu ne sais rien de mon père.
-Jacques ! s’écria Sara. Pour l’amour du ciel, que se passe-t-il ?
Daniel perçut sa silhouette menue dans le coin de sa vision ; il aurait été bien étonnant que la querelle ne l’ait pas réveillée. Sans prêter la moindre attention à la vieille femme, Jacques souffla avec hargne :
-Je sais qu’il était homme à enlever ma sœur pour son plaisir personnel, et c’est assez.
Sara poussa un petit cri qui ressemblait à un couinement.
-Ne l’écoutez pas, messire, dit vivement Bruno. Nul n’aurait pu contraindre notre fille, qui était la créature la plus libre qui fut ; elle a suivi le duc de son plein gré…
Les mots firent leur chemin dans la tête de Daniel, comme des insectes patients creusent leur trou. Un doute grandit en lui, aussi rapidement que tombait sa colère.
-Suivi… où ? demanda-t-il dans un souffle.
Il sentait le regard de Jacques sur lui, mais plus brûlants encore étaient les yeux suppliants des deux vieillards.
-Au château, messire, répondit Bruno d’une petite voix. Il y a de cela… près de trois décennies...
La main de Daniel lâcha le collet de Jacques, et retomba sans force le long de son flanc.
-Iris ? murmura-t-il.
-Oui, Iris, répéta Sara avec douleur, et aussi soulagement, comme si Daniel venait de conjurer un sort qui l’empêchait jusque-là de prononcer le nom de sa fille. Iris, notre premier enfant.
Daniel tomba sur le banc. Il considéra les trois personnes qui l’entouraient comme s’il les voyait pour la première fois. Les larmes se mirent à couler sur les joues sillonnées de Sara. Les reflets du feu roussissaient sa chevelure blanche, qui rappelait soudain celle de la femme qui autrefois le portait dans ses bras. Instinctivement, Daniel porta la main à ses cheveux, dont on avait tant dit que c’étaient ceux de sa sorcière de mère. Bruno passa un bras autour des épaules de sa femme, et Daniel songea à cette si fine et si fragile ossature qu’il avait sentie plus tôt en soulevant Sara dans ses bras. Les deux vieillards le regardaient avec crainte, à présent, comme s’ils s’attendaient à ce que Daniel éclate de nouveau de fureur. Comme le silence se prolongeait, Sara dit d’une petite voix :
-Ne nous haïssez point, messire… Je n’ai pas voulu vous humilier en vous amenant ici. J’espérais peut-être… je ne sais pas… pardonnez-moi…
-Sara ?...
Daniel se leva, comme dans un rêve, et s’approcha des deux vieillards. Il se sentit trop grand devant leurs silhouettes rapetissées, voûtées, alors il s’agenouilla devant Sara, comme s’il voulait lui rendre hommage.
Il hésita, puis dit, à titre d’essai :
-…Grand-mère ?
Sara eut un petit sanglot, puis un sourire radieux l’éclaira. Elle tendit deux mains vers Daniel, tremblant un peu, et prit son visage entre ses paumes.
-Tu es devenu un homme magnifique… notre Iris doit être tellement fière.
Comment n’avait-il jamais songé qu’il pouvait lui rester des parents ? Avait-il supposé que sa mère était orpheline ? Le monde tout à coup se peuplait à ses yeux.
Il se redressa, rencontra les yeux humides de Bruno.
-Vrai, messire, dit-il d’un ton faussement bourru, je n’aurais pas cru que vous me dépasseriez en taille.
-Mon nom est Daniel. Rien que Daniel…
Il se tourna vers Jacques. La figure de celui-ci était tordue, comme sous l’effet d’émotions contraires.
-Pourquoi me hais-tu ? Je suis de ton sang, et tu le savais…
-De mon sang ? Ah ! Il ferait beau voir que Jacques le Laboureur soit apparenté au grand duc Henri…
Perdant soudain son ton de cynisme, il dit :
-Non, messire, vous pouvez bien être de mon sang, vous ne serez jamais de ma race. Vous n’avez jamais connu la disette, jamais tenu une bêche. Vous êtes chevalier, et maintenant vous êtes un seigneur ; et s’il vous plaît un jour, vous choisirez une jolie paysanne pour vos plaisirs, sans que personne ne puisse rien y redire ; voilà la vérité, et celle-ci ne changera jamais. La pluie a cessé, enchaîna-t-il abruptement. Je vais préparer votre cheval.
Sans leur jeter un seul regard, il sortit de la pièce.
-Il vouait un amour fou à sa sœur, vous savez… dit Bruno. Il n’a jamais accepté qu’elle ait pu le quitter, nous quitter, pour suivre le duc. Et vous voilà, enfant de cette sœur qu’il vénérait et de cet homme qu’il haïssait… il est troublé. Laissez-lui le temps de vous connaître… il changera d’avis.
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