Les Loups - 6
Thomas appartenait aux Loups, depuis toujours.
Ce n’était pas tout à fait vrai. Profondément enfouis dans sa mémoire, il gardait les souvenirs d’une enfance qui s’écoulait doucement à la chaleur d’un foyer, d’une mère qui chantait d’une voix douce les chansons du pays pour le bercer. Mais il refusait d’y repenser à présent. Sa famille, désormais, c’étaient les Loups : les soudards, les larrons, les hors-la-loi qui résidaient dans les bois de Mourjevoic, rebaptisés en leur honneur le Bois des Loups. Les vilains de la région eux-mêmes leur avaient donnés ce nom, car ils vivaient et tuaient en meute, sanglants et impitoyables. Parmi eux, Thomas avait grandi et était devenu un homme. Devenir un homme, selon les critères de la meute, c’était participer aux attaques et tuer sa première victime.
C’était lui qui avait vu le marchand. Du moins supposait-il que c’en était un.
Il était maintenant plein d’exultation devant le chef qui se réjouissait avec le reste des hommes.
-Notre premier de la saison, fit-il comme s’il parlait de radis. Explique-moi, Thomas. Est-il seul ? Comment voyage-t-il ?
-Il est seul, s’empressa de répondre le garçon. Il monte un gros cheval, qui doit déjà valoir au moins… cinquante écus. Il a une mule avec des fontes pleines à craquer. Il est vêtu d’une grosse pelisse de fourrure, d’une tunique écarlate dessous, d’un bonnet, de chausses fourrées et…
-Ça va, ça va. Bonne trouvaille. Où était-il exactement ?
-Sur le chemin principal, celui qui va tout droit vers le château des Autremont. Il sera au Croisement du Lutin dans moins d’une heure.
-Pas un instant à perdre, dans ce cas. Préparez-vous, les gars !
-Georges, intervint un des hommes, tu ne trouves pas ça étrange, un marchand si riche voyageant seul ? Où va-t-il ? Il n’y a pas de marché ou de foire en cette saison.
-Bah ! Qu’importe ? Ce n’est peut-être pas un marchand, mais simplement un imprudent qui a dû entreprendre rapidement un voyage avant que les routes ne deviennent impraticables. Quel danger a-t-on à redouter d’un homme seul ? Tu m’as bien assuré qu’il était seul, Thomas ?
-J’en suis sûr, affirma Thomas en jetant un regard mauvais à l’homme qui venait de parler.
Voulait-il gâcher sa gloire ? Sans doute était-il jaloux de ne pas avoir vu le marchand le premier.
***
Un peu plus tard, tous les hommes étaient aux aguets en amont du Croisement du Lutin. C’était l’endroit où d’autres sentiers venaient rejoindre le chemin principal qui traversait la forêt en droite ligne ; quant au lutin, Thomas n’en avait jamais vu le bout d’une semelle, mais le nom continuait d’exciter les imaginations.
Les hommes étaient tapis au milieu des fourrés de chaque côté du chemin. Ils étaient cinq : à davantage pour attaquer un seul homme, ils se seraient gênés, à moins, ils auraient pris un risque inutile. Le gel avait commencé puis un temps adouci avait fondre la glace en formation : la fine couche de givre sur la végétation se liquéfiait et trempait leurs habits usés. Thomas frissonnait. Que faisait ce maudit voyageur ?
Enfin, le bruit familier des sabots d’un cheval se fit entendre. Bientôt, on distingua également celui de la mule, et l’homme parut au bout du chemin. Le rythme cardiaque de Thomas s’accéléra brutalement. Tous les corps se tendirent, et personne ne fit plus un mouvement, excepté Jehan le Lanceur qui, avec un geste lent et précautionneux, prépara sa fronde et arma son bras ; puis il s’immobilisa à son tour.
Quand l’homme arriva à leur hauteur, Jehan jeta son bras dans un geste foudroyant, et la pierre jaillit en direction de sa tête. Le jet était si précis que Thomas fut sûr, pendant une fraction de seconde, que l’homme allait s’écrouler ; mais il fit soudain dévier son cheval et la pierre fila sous ses naseaux.
Thomas ne put retenir une exclamation de surprise ; Jehan poussa un juron. Puis il cria :
-Haro, les Loups !
Il n’y avait en effet plus un instant à perdre si on voulait cueillir l’homme avant qu’il ait le temps de fuir.
Les cinq Loups se précipitèrent hors des fourrés, les lames brandies.
Le cavalier ne fit pas un geste pour pousser son cheval en avant, mais les brigands n’eurent pas le temps de s’aviser de la bizarrerie de la chose. La main droite du marchand vint chercher quelque contre son flanc, sous sa pelisse ; puis elle jaillit de nouveau en décrivant un large arc de cercle. Thomas vit briller l’éclat d’une lame, et le premier Loup s’effondra dans un jaillissement de sang. Sa tête était à demi tranchée.
L’élan des Loups fut stoppé un bref instant. Ils fixèrent l’homme qu’ils avaient pris pour un marchand. Thomas remarqua trop tard que le cheval qu’il montait était en fait un destrier, un cheval de guerre. Sous la tunique rouge dépassait une cotte de maille ; l’épée qu’il avait maniée si promptement était de ces armes meurtrières et magnifiques comme seuls en ont les chevaliers.
Il s’était mortellement trompé sur le compte du voyageur.
Il n’empêche qu’il était encore à un contre quatre, et les Loups étaient eux aussi de féroces combattants.
Ils formèrent un cercle autour de lui ; Thomas savait que Jehan allait donner l’ordre d’un instant à l’autre de l’assaillir tous en même temps. Il observa le visage du chevalier : il était plus jeune qu’il ne l’avait cru d’abord, ses yeux étaient d’un bleu intense. Son expression était alerte ; il avait peur, mais il n’était pas affolé. Thomas songea que d’autres Loups allaient tomber avant qu’il ne tombe lui-même.
Un grondement se fit soudain entendre. Thomas se retourna : deux autres cavaliers apparurent au bout du chemin, galopant à une vitesse stupéfiante. L’un d’eux portait un arc bandé et pointait une flèche dans leur direction. Un des Loups poussa un glapissement et tourna soudain les talons pour fuir. La flèche fusa et vint se ficher en travers de sa gorge.
-Ne bougez pas, et vous aurez la vie sauve ! cria soudain le chevalier près d’eux.
Jehan devint furieux comme un animal pris au piège. Il poussa un cri de rage et se jeta contre le chevalier. Il enfonça son poignard dans le flanc du cheval qui poussa un hennissement et se cabra. Le chevalier fut à moitié désarçonné, et démonta prestement avant que sa monture ne tombe, se mettant ainsi à portée des lames des Loups. Jehan resta comme paralysé, mais les deux autres Loups profitèrent aussitôt de l’opportunité pour attaquer derechef.
Mais les deux autres cavaliers étaient déjà sur eux. Le temps d’un soupir, les deux Loups étaient frappés tour à tour et s’écroulaient dans la boue du chemin.
Tout s’était passé trop vite pour que Thomas ait le temps de réagir. Pourquoi n’avait-il pas fui ? Peut-être une intuition profonde lui avait commandé d’obéir au chevalier, sachant que les Loups ne lui auraient de toute façon pas pardonné son erreur. Mais à présent un des cavaliers se retournait vers lui, l’épée levée. Thomas vit briller l’éclat du meurtre dans son regard.
-Ne le tue pas ! cria le chevalier.
Le cavalier arrêta son élan juste à temps et fit tourner bride à son cheval. Le garçon l’entendit maugréer, mais il ne distinguait pas ses paroles. Son cœur cognait entre ses côtes dans un mouvement affolé, lui faisant réaliser qu’il était vivant.
Une main ferme se posa sur son épaule, et dans le même instant Thomas sentit qu’on lui ôtait le couteau qu’il avait toujours à la main. Il tourna la tête et son regard fut capturé par les yeux bleus du chevalier.
-Quel est ton nom ?
-Th… Thomas. Messire, ajouta-t-il précipitamment.
Il s’aperçut avec honte qu’il tremblait de tout son corps. Un des cavaliers eut un ricanement de mépris.
-« Messire » ! répéta-t-il. Ne dirait-on pas qu’il n’a pas du tout essayé de vous tuer il y a une minute !
Le chevalier l’ignora.
-Le mien est Daniel.
Thomas s’étonna du ton courtois avec lequel il se présenta. Il s’adressait bel et bien à celui qui avait essayé de le tuer il y a une minute.
-Le duc m’a nommé seigneur de Mourjevoic.
Le garçon arrondit les yeux de stupéfaction.
-Tu vas venir avec nous, maintenant, Thomas.
Le ton était le même, comme s’il s’agissait d’une simple affirmation. Le chevalier n’avait pas besoin de donner d’ordre : Thomas n’avait le choix que d’obéir.
Il fut prestement hissé en croupe par un des cavaliers, un homme taillé comme un bûcheron à l’épaisse barbe blonde.
Le chevalier examinait son cheval : le couteau était rentré profondément dans son flanc, un sang abondant coulait de la blessure, mais il restait debout, soufflant et renâclant. Thomas entendit Daniel marmonner quelques mots, et la bête se calma. Le chevalier enfonça tout à coup sa main dans sa plaie, faisant tressaillir Thomas ; mais à sa grande surprise, le cheval ne broncha pas. Quand le chevalier retira sa main, le flux de sang s’était presque tari.
Thomas ouvrit de grands yeux. Daniel flattait maintenant sa monture comme pour le féliciter de son courage.
-Brave bête, tu t’en remettras. Mais tu n’es pas assez forte pour me porter maintenant.
-Je vais le ramener, messire, proposa le second cavalier. Prenez mon cheval en attendant.
Le chevalier acquiesça ; le géant blond et lui lancèrent leurs montures en avant, laissant leur compagnon derrière eux.
Tandis qu’il était ballotté contre le dos métallique de son ravisseur, indifférent quant à leur destination, un sourire amer lui monta aux lèvres. Il avait lancé les Loups contre le propre seigneur de Mourjevoic. Celui-ci leur avait tendu un piège mortel, et Thomas les avaient menés droit dedans avec enthousiasme. Dieu fasse à présent que je ne croise jamais leur route à nouveau, songea-t-il.
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