Chevauchées - 1

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La neige tombait dru sur Mourjevoic, faisant disparaître le peu de relief existant sous une uniforme couche immaculée, interrompue çà et là par les chemins boueux entretenus à grand effort. Un silence ouaté régnait sur la campagne, chaque son rapidement absorbé par la couverture neigeuse. L’ancienne ferme maudite, désormais manoir du seigneur de Mourjevoic, se repérait de loin, seule demeure à étage de la plate contrée. Elle y accueillait son habitant principal, fourbu, aux épaules voûtées de fatigue, au cheval traînant la patte, et ses hommes, en guère meilleur état. Ils revenaient d’une escarmouche – encore une – avec de mystérieux attaquants qui harcelaient sans cesse la région nord du domaine. Si Daniel avait cru, après s’être débarrassés des Loups, à en être quitte de batailles pour un moment, cet espoir avait été vite déçu. Quoique bataille ne soit pas le mot exact : les brigands fuyaient rapidement dès le début des hostilités. Daniel ne se battait guère mais chevauchait sans cesse pour chasser les pillards qui assaillaient tel village, telle ferme isolée, et se volatilisaient devant son cheval. Il était bien rare qu’il en couche un seul sur le sol. Ces courses mettaient ses nerfs et celui de ses hommes à rude épreuve. Quand il rentrait dans l’espoir de trouver un peu de repos, une partie de son esprit restait en alerte, ses muscles las n’osaient pas se relâcher complètement, car il pouvait arriver que, aussitôt rentré chez lui, une nouvelle volée de cloches retentisse pour annoncer un village ou un hameau en détresse.

Ces attaques avaient commencé sitôt après qu’il eut été intronisé feudataire, et si ses habitants lui étaient reconnaissants de venir les défendre, ils n’avaient pas été longs à reporter sur leur nouveau seigneur la responsabilité des nouveaux maux que subissait Mourjevoic. Daniel s’était rapidement aperçu que le dernier vagabond du domaine savait qu’il était le fils du duc et d’une femme de la région, et la présence du chevalier avait ranimé tous les anciens bruits à l’encontre d’Iris la Rouge. Quelque soit l’ardeur que Daniel mettait à protéger, aider et défendre sa population, le bruit qu’il avait apporté le malheur sur Mourjevoic se propageait. Aussi était-il, à chacun de ses retours, un peu plus agité, nerveux, autant qu’abattu.

-Messire, j’ai ranimé le feu. Venez vous réchauffer… Voulez-vous du vin ?

-Non, merci, Philippa, fit Daniel d’un ton las, en refusant d’un geste la timbale pleine qu’elle lui tendait.

-Il n’en veut pas, intervint l’un des soldats, mais moi bien. Tu es bien aimable, Philippa !

Et, tout en saisissant le breuvage, il couvrit la jeune fille d’un œil gaillard, qui l’ignora superbement. Si elle espérait que ses charmes et ses attentions fassent effet, c’était sur le seigneur ; la soldatesque ne l’intéressait pas.

Il n’y avait guère en Mourjevoic de foyer qui eût accepté l’emploi de l’ancienne Louve. Non qu’elle soit fainéante ni ne rechigne à la tâche : mais les haines envers les anciens brigands étaient encore trop fortes, et la jeune fille était bien trop fière pour se plier aux règles d’un foyer chrétien. A la fin, Daniel avait fini par la prendre à son service : il avait, après tout, un foyer à construire. Il avait de même embauché Margaux, l’ancienne prisonnière qui semblait avoir perdu l’usage de la parole. Les deux servantes, contre toute attente, s’étaient avérées assidues à la tâche, pour des raisons différentes. Margaux, peut-être, y trouvait l’oubli de ses malheurs ; Philippa espérait s’attirer les faveurs du nouveau seigneur. Bien loin de toute idée de vengeance, elle éprouvait une joie sauvage à servir l’homme qui avait conduit à la mort son père et ses anciens compagnons, qu’elle avait toujours ouvertement détestés.

En revanche, elle continuait à passer sa frustration comme elle l’avait toujours fait, en persécutant Margaux ; il ne se passait guère de jour sans qu’elle ne s’amuse à la pousser, à la piquer avec une aiguille, à la tourmenter d’une manière ou d’une autre, loin des regards du maître des lieux. Et celui-ci, en effet, restait aveugle, aussi bien aux manières charmeuses de Philippa qu’au harcèlement que subissait Margaux sous son propre toit ; la crainte permanente d’une nouvelle attaque occupait sans cesse son esprit, rongeait son sommeil, et il ne connaissait plus guère d’instant de quiétude.

***

Victor ne se doutait pas que son entreprise rencontrait un certain succès, au moins sur le moral de son adversaire. Ce qu’il constatait, c’était que le pays de Mourjevoic s’était adapté trop vite et trop bien à ses attaques répétées : les paysans disparaissaient bien avant que ses hommes aient pu atteindre les fermes. Leur fureur de massacre frustrée se vengeait sur les biens des fuyards, mais il n’y a guère à piller chez des laboureurs. Les villages organisaient des sortes de milices défensives qui laissaient le temps aux villageois de trouver refuge et d’alerter leur seigneur par un système de relai de cloches. Souvent, les assauts de ses troupes n’avaient que peu d’effet matériel ou humain ; pour autant, les mercenaires n’en étaient pas moins chers, et Victor voyait son escarcelle fondre sans récolter les fruits de son investissement.

Il y avait même plus grave : ses hommes se décourageaient. Les rumeurs que la duchesse lui avait conseillé de répandre avaient un peu trop bien fonctionné, surtout parmi ses propres troupes. Celles-ci commençaient sérieusement à tenir Daniel pour un sorcier. Des histoires abracadabrantes commençaient à circuler parmi les mercenaires : son cheval pouvait courir à une vitesse surnaturelle, les oiseaux criaient pour annoncer sa venue, il pouvait arrêter le cœur d’un homme d’un regard… Victor avait beau se mettre en colère, les exhorter à plus de hardiesse et de cœur, à tenter de toucher leur orgueil de guerrier, il retrouvait certains matins sa troupe sérieusement diminuée, amputée d’une partie de déserteurs.

Il remâchait sa rancœur, nourrissant sa fureur en marmonnant des injures dans sa barbe à l’encontre de son rival qu’il haïssait chaque jour davantage, refusant d’admettre que la frayeur ambiante commençait à tracer son chemin jusqu’à son cœur. Il était décidé : il participerait lui-même à la prochaine attaque, pour montrer à ses hommes la futilité de leurs craintes, et sa propre bravoure.

***

La prochaine cible était un hameau niché au milieu des plaines, muni d’une petite église dans lequel Victor espérait trouver quelques richesses. C’était un modeste objectif, mais Victor espérait qu’elle n’opposerait pas trop de résistance. Il avait été décidé que l’attaque aurait lieu au lever du soleil lorsque les portes de l’église s’ouvriraient pour la messe du matin.

Mais rien ne se passa comme prévu. Alors que le hameau leur devenait tout juste visible sous la lumière grise de l’aube, les cloches de l’église se mirent à retentir à toute volée, et il fut bientôt clair que ça n’était pas pour annoncer la messe. Les villageois affluèrent aussitôt vers l’édifice pour y trouver refuge ; Victor et ses soldats virent de loin les habitants détaler, petites silhouettes encore, comme des fourmis en panique.

-Mort de mon âme ! Comment nous ont-ils si vite repérés ? rugit l’un des soldats.

-Il suffit d’un guetteur à la flèche de l’église, rétorqua Victor d’un ton sec, pour couper court aux murmures superstitieux qui s’élevaient déjà.

L’assaut commençait mal, et il sentait la colère l’envahir. Non, cette fois, il repartirait avec un butin, dût-il passer tous les habitants au fil de l’épée.

Quand ils parvinrent enfin au hameau, ils ne purent que voir les portes de chênes se clore avec un bruit sourd sur le dernier fugitif, puis entendre le raclement de meubles et d’objets que l’on déplace pour les barricader.

-Brûlez-moi cette porte ! glapit Victor.

Peu lui importait si toute l’église se mettait à flamber avec l’intégralité de ses réfugiés ; il était si furieux que seule la destruction pouvait l’apaiser.

Mais certains de ses hommes entreprirent de mettre les maisons à sac, et ceux qui avaient commencé à obéir abandonnèrent leur tâche aussitôt pour ne pas perdre leur part du butin. Victor tempêta un bon moment avant d’en amener quelques-uns à accumuler des fagots devant le portail.

Soudain, les chevaux se mirent à s’agiter et à hennir. Les hommes s’immobilisèrent, puis l’un d’eux lança :

-C’est le sorcier ! Il arrive !

-Ne sois pas stupide ! éructa Victor. Il est à au moins une heure de…

Un faible grondement se fit entendre, quelques hennissements lointains répondirent à celui de leurs montures. Victor sentit une main glacée se refermer sur son cœur. Il se précipita à l’orée des maisons ; sous les premiers rayons du soleil, le regard portait loin sur le paysage plat, et il distinguait la masse noire et mouvante d’une troupe de cavaliers en approche.

-C’est impossible, murmura-t-il.

Derrière lui, les chevaux devenaient fous, comme à l’approche d’un incendie, et la frayeur des bêtes gagnaient les hommes. Victor sentait la peur se coller insidieusement à sa peau comme un serpent venimeux.

-Non ! Ce n’est qu’un homme ! cria-t-il.

La colère le prit ; il voulut se montrer à lui-même qu’il ne craignait pas son ennemi. Il ajusta sur sa tête le heaume qui dissimulait ses traits et brandit son épée.

-Reprenez-vous, c’est notre chance ! lança-t-il à ses hommes. Nous pouvons lui tendre une embûche, le larder de flèches à l’abri des maisons !

-Vos ordres étaient de mettre à sac le hameau puis de faire retraite devant le seigneur ! protesta l’un des mercenaires. Nous n’avons pas été payés suffisamment pour risquer nos vies !

-Couard ! Vous serez payés à la hauteur de vos mérites, sitôt que j’aurai la tête de Daniel.

-Vous n’avez plus les moyens, railla un autre soldat. Ces opérations ne nous rapportent rien. Je n’irai pas affronter un sorcier contre la promesse d’un or qui n’existe pas.

Tirant violemment sur le licol de son cheval pour le maîtriser, il bondit en croupe et le lança au galop. Les autres chevaux voulurent les suivre, et les soldats eurent toutes les peines du monde à les retenir suffisamment pour avoir eux-mêmes le temps de les enfourcher.

-Lâches ! Revenez ! brama Victor qui tentait avec effort de maîtriser son propre destrier.

Il sentit un roulement sous ses pieds ; et soudain Daniel et ses hommes étaient là, jaillissant sur la place de l’église. Le chevalier était tête nue, ses cheveux roux dansaient comme feu follet sous le soleil. Les rênes glissèrent des mains de Victor, et sa monture partit au galop en suivant les derniers mercenaires. La panique le gagnant, il se mit à courir à sa suite, en braillant pour le faire revenir. Des rires retentirent derrière lui, qui ranimèrent tout soudain son orgueil ; dans une impulsion fière, il fit volte-face pour affronter ses adversaires. Il n’eut que le temps de voir une masse noire se précipiter vers lui, avant que le premier cheval ne le percute et le fasse rouler à terre. Son poignet heurta rudement le sol et l’épée lui sauta de la main ; il sentit le sang lui emplir la bouche, la poussière lui piquer les yeux et déclencher les larmes. Aveuglé, il toussa, et voulut se relever pour s’enfuir ; le contact d’une lame contre sa gorge l’immobilisa. Ouvrant les paupières, il distingua, à travers les fentes de son casque, le visage de celui que ses hommes appelaient sorcier. Les yeux bleus lui parurent froids comme ceux d’une statue. Faisant appel à tout le courage de son sang, Victor se fit violence pour ne pas implorer merci.

Il s’écoula une ou deux secondes interminables pendant lesquelles personne ne fit un geste. Victor percevait nettement le son pénible de sa propre respiration, dont le souffle lui était renvoyé par la paroi métallique de son heaume ; il n’osait déglutir le sang dans sa bouche, de crainte que le mouvement de sa glotte n’y enfonce la lame qui s’y pressait. Daniel fronça les sourcils, son expression se troubla, et il tendit la main pour ôter le casque et découvrir la figure de son ennemi. Se faisant, sans s’en apercevoir, il éloignait légèrement son épée de la gorge de Victor. Celui-ci y vit sa chance ; dans un sursaut désespéré, il repoussa violemment le poignet de Daniel qui tenait l’arme, et de l’autre main le frappa au visage de son poing ganté de fer. Profitant de ce que l’autre se redressait avec un cri de douleur, il bondit comme un chevreuil et courut droit devant lui. Il entendit des exclamations derrière lui, mais quelques secondes plus tard encore aucun cavalier ne l’avait rejoint, et il courait librement à travers le hameau. Un hennissement fit bondir son cœur ; une pure joie le saisit quand il vit, en dépassant la dernière maison, son cheval qui l’attendait à une dizaine de mètres. Il se précipita pour saisir l’encolure de la bête, et d’un claquement de langue la lança au galop sans attendre de s’être convenablement installé sur la selle. Bientôt il savoura le vent de la course contre sa langue desséchée, faisant partir un peu le goût du sang. Au fur et à mesure que s’éloignait le danger, cependant, la joie de s’être échappé faisait place à l’amertume. Il avait dû fuir devant Daniel, après avoir été abandonné de ses hommes ; il avait perdu son épée… Il avait été bien inspiré de ne pas prendre celle qu’il héritait de ses pères, où les armoiries de sa famille n’était que trop évidentes. Mais, plus encore que la défaite, la trahison et la perte de son épée, ce que Victor ressentait le plus douloureusement était la peur. Il se défendait de croire que Daniel était un sorcier, mais, dans ses tripes, la même crainte superstitieuse que celle qui avait saisi ses hommes s’accrochait comme une goule. Plus il s’en fustigeait, plus il la sentait présente, une terreur instinctive, irraisonnée, et par-là même invincible.

-Maudit fils du démon ! Maudit ! Maudit !

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