La nuit des ombres - 2

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Isabeau de Tourmaille détaillait son image dans la glace. Depuis la mort de Henri, son visage s’était un peu creusé, surtout autour des yeux. Son front haut était marqué de quelques plis. Elle observa ses mains : toujours aussi blanches, très peu abîmées. Dans le fond, le temps avait bien peu altéré sa beauté, seul le malheur lui avait laissé quelques marques. Le temps, non plus, n’avait pas apaisé son désir, et privée depuis si longtemps de l’étreinte d’un homme, elle se sentait se dessécher comme une feuille sénescente. Elle regardait l’inutile grâce de ses traits, soupesait ses seins beaux encore. Elle aurait pu se remarier sans peine. Un assez beau seigneur, de bonne lignée, jeune veuf de quelques années son cadet, lui avait fait la cour. Mais, au moment où ses attentions s’étaient fait plus tactiles, une haine si forte avait surgi qu’elle avait failli le tuer. Son époux était mort et encore maintenant elle ressentait comme une offense suprême qu’on puisse vouloir prendre sa place dans sa couche. Pauvre Isabeau, brûlant d’un désir que seul aurait pu apaiser un homme descendu depuis longtemps à la tombe. Et même de son vivant l’avait-il rarement satisfaite, répondant à son désir amoureux par un désir distrait et fugace d’homme qui fait son devoir. Comme elle avait aimé et détesté cet homme ! Si seulement, songeait-elle avec une haine renouvelée, si seulement elle pouvait ne pas croiser sans cesse son visage, sa démarche vivante, dans l’enfant de la sorcière, qui avait à présent l’âge auquel Henri s’était unie à elle. C’était son châtiment, pensa-t-elle, la croix de sa vie, que cet homme qui sans cesse lui rappelait ce qu’elle avait perdu, n’avait jamais eu, et faisait revivre davantage encore la seule femme qui l’eût jamais troublée, et qu’elle avait fait mourir sans jamais parvenir à tuer le démon qu’elle avait déposé en son cœur. « Maudit ! Maudit ! » souffla-t-elle, s’étreignant avec force pour se protéger ou peut-être se restreindre, suffoquant jusqu’au malaise.

Elle se leva, voulu prendre l’air, ouvrit le panneau de vitrail, respira longuement l’air du soir, l’odeur humide de la pluie. Maussade printemps, la pluie n’avait quasiment pas cessé tout au long des fêtes de Pâques. Oh, le prestige insolent du chevalier fêté comme un enfant prodigue, seigneur à présent, la joie de Vivian, le clamant son frère plus que jamais, sans se soucier du poignard que ce mot enfonçait dans le cœur de sa mère. Elle avait de moins en moins de pouvoir sur son fils, l’insoucieux n’ayant plus que d’yeux pour sa Jehanne et son ventre s’arrondissant. Cette menace qu’elle sentait, sournoise et invisible comme un faucon s’apprêtant à plonger sur son innocent, pauvre aveuglé, ébloui par ces grâces soudaines, son titre, sa prochaine paternité, si désireux d’exercer son nouveau pouvoir et de partager son bonheur, distribuant étourdiment ses faveurs autour de lui et jusqu’à celui-là même qui, elle était sûre, causerait sa perte.

Et quelle étourdie elle avait été, elle aussi, d’avoir compté sur un homme comme Victor de Galefeuille ! Isabeau n’en revenait pas de constater à quel point les hommes pouvaient être stupides et arrogants. Avait-il besoin, vraiment, de se lancer lui-même dans la bataille, et avoir failli se faire prendre par celui-là qu’il attaquait ! De toute manière, Victor s’était fiancé à présent et, pour cette raison ou pour d’autres, avait renoncé à harceler son voisin.

Un mouvement dans la cour distrait ses pensées. Elle scruta l’obscurité pour mieux voir. Avait-elle rêvé ? La lune apparut fugacement entre les nuages, et cette fois elle distingua nettement une silhouette enveloppée d’une cape. Elle la vit ouvrir une porte, il y eut un faible halo de lumière, puis l’obscurité se fit de nouveau. La duchesse étrécit les yeux. Cette porte… le logis du chapelain ? Non, juste à côté. La bibliothèque. Elle-même n’y allait que rarement, mais elle savait bien que c’était le refuge de…

Une bourrasque projeta la pluie sur son visage et elle se retira vivement de la fenêtre. La silhouette, ce devait être lui, mais alors pourquoi y avait-il déjà de la lumière à l’intérieur ? Un peu trop petite, la silhouette, pour être celle du chevalier ? Quelle importance, se dit-elle en enfilant sa pelisse, quelle importance, se répétait-elle en se chaussant et en poussant la porte de sa chambre pour sortir. Folle qu’elle était, songea-t-elle en débouchant à l’extérieur. Le vent ôta d’un souffle sa capuche, elle la rabattit prestement sur sa tête. Elle se déplaçait vivement, un autre insomniaque peut-être la voyait comme elle avait vu la silhouette précédente. Elle se traitait de sotte sans que ses pas hésitassent un seul instant, coupable et irrésistiblement attirée comme cette fois-là où elle avait surpris l’adolescent convalescent et lui avait touché les cheveux. Elle avait vraiment fait ça, pensa-t-elle avec stupeur, tandis que se rapprochait le trait de lumière sur le mur de la bibliothèque. Elle essuya son front mouillé de pluie, et coula un regard à travers la mince fente qui servait de fenêtre. Tout d’abord elle ne vit que le foyer où quelque menu bois achevait de se consumer. Puis, quelque part dans la pénombre, des cheveux roux accrochèrent la faible lumière. La silhouette de l’homme debout lui parut bizarrement difforme, puis tout à coup elle comprit qu’il s’agissait de deux silhouettes enlacées. Son cœur accéléra. Elle oublia qu’on pouvait la voir, oublia le monde extérieur ; elle regarda intensément les deux ombres se détacher lentement l’une de l’autre, le reflet du feu dorer les joues de Jehanne. Inconsciente de son voyeurisme, plongée dans une fascination morbide, elle regarda encore et encore, leurs sourires brillants et malheureux, la manière dont Daniel plongeait la tête dans la chevelure de Jehanne, la manière dont la main de Jehanne dans sa caresse soulevait le tissu de la chemise et faisait apparaître la violente clarté de la peau de son amant. Elle regarda jusqu’à l’insupportable, jusqu’à ce que l’insupportable la fasse revenir à elle-même. Alors, la honte la mordit comme un fouet ardent ; elle se recula de la fenêtre avec un sursaut, et s’enfuit comme une âme damnée qui aurait osé voir le paradis.

Longue fut la nuit, sous l’odeur de l’orage, pour tous ceux qui ne dormirent point, et ils furent nombreux cette fois-là à la forteresse. Les bourrasques mêlées d’eau finirent par s’apaiser. Un calme relatif, plein encore de l’odeur de l’orage, s’installa comme un sursis. La lumière finirait par remplacer la nuit, sans que l’on ne voie le soleil se lever.

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