Délivrance - 2
La porte grinça bel et bien en s’ouvrant, point si bruyamment, mais le son parut malgré tout un coup de tonnerre dans le silence absolu du sous-sol. Elles n’avaient plus le temps de se poser des questions, et, unanimement, comme mues par un même esprit, avancèrent dans les ténèbres.
« Laquelle ? » se demanda éperdument Jehanne en voyant la rangée des quatre portes renforcées de métal qui s’alignaient sur le mur latéral. Blandine osa dans un souffle :
-Daniel ?
Nul ne lui répondit.
-C’est la première, murmura soudain Jehanne.
Elle venait de se rappeler qu’elle avait compté les soupiraux depuis l’extérieur tout exprès pour cette situation. Comment avait-elle pu l’oublier maintenant ?
La pulsation dans sa poitrine était si forte qu’elle craignait à tout moment de s’évanouir. D’une main tremblante, elle éleva la première clef à hauteur de la serrure de fer. Elle avait tenue à remplir ce rôle, et elle ne devait pas flancher maintenant. La clef ne tourna pas. Maîtrisant son impatience, elle essaya une seconde clef, puis une troisième ; elle commençait à se demander avec terreur si aucune clef devait faire jouer le mécanisme, et si elle n’avait pas réalisé des copies trop mauvaises pour être effectives. Quand la quatrième et dernière clef bloqua dans la serrure, elle crut qu’elle allait fondre en larmes et s’effondrer.
-Réessayez, ma dame, pressa Blandine dans son dos.
Comme elle avait été idiote de croire que Blandine aurait besoin de son courage, alors que c’était l’inverse. S’obligeant à retrouver sa vaillance, Jehanne essaya à nouveau tout le jeu de clef, en insistant davantage, en faisant jouer chaque clef de toutes les manières. Daniel devait entendre le bruit de ses tentatives, pensa-t-elle, et aussitôt elle bannit cette pensée de son esprit. Soudain, elle sentit le mécanisme céder sous la pression, et la porte s’ouvrit.
Jehanne relâcha toute la maîtrise d’elle-même qui lui avait permis de progresser jusque-là. Elle arracha la lampe des mains de Blandine et se rua dans la cellule. Dans l’ombre, elle distinguait une silhouette humaine, allongée.
-Daniel.
La silhouette ne bougea pas.
-Daniel !
« Il est mort ». Ce fut ce qu’elle crut, dans un instant terrible, en éclairant son corps inerte. Une odeur âcre, elle s’en rendait compte à présent, flottait dans la cellule, l’odeur repoussante de l’humanité trop longtemps confinée, mêlée à un autre parfum, plus doucereux, qui lui donnait des vertiges. Il était à demi-recroquevillé contre lui-même, la tête sur son bras, le visage contre la pierre. Elle le retourna sans ménagement ; il n’eut pas plus de réaction qu’une poupée de chiffon. Il respirait, constata-t-elle avec un immense soulagement ; son haleine dégageait ce parfum douceâtre qu’elle avait déjà senti. Ses yeux étaient à demi-clos, et les globes oculaires s’agitaient follement sous les paupières baissées ; le blanc de ses yeux formait des demi-lunes qui réfléchissaient la lumière de sa torche. Il paraissait plongé dans un profond sommeil, rempli de songes ; mais Jehanne avait peur, car elle sentait instinctivement que ce sommeil-là n’était pas normal. Pourquoi ne se réveillait-il pas ?
-Daniel, Daniel !
Elle le secoua, le gifla, cria, sans plus se soucier de savoir si on ne risquait pas de l’entendre. Il n’était pas possible que tout échouât maintenant. Tout était prêt : il devait prendre le souterrain qu’il avait lui-même découvert, dans le cellier, qui faisait suite au passage qu’elle avait emprunté. Une besace l’attendait à l’entrée du souterrain, rempli de ses bijoux les plus précieux, amplement de quoi s’acheter un cheval à la première occasion pour fuir plus avant, ainsi que d’une couverture, de vivres, d’une dague et de la propre épée de Jehanne, que son père lui avait offert. Au cours d’une de ses longues nuits d’insomnie, Jehanne avait visité le passage : il menait vers le versant de la colline opposé à Combelierre, vers la partie la plus sylvestre du duché ; en prenant les bois, Daniel pouvait avoir quitté le domaine avant que le soleil se soit levé deux fois. Elle avait imaginé bien des obstacles pouvant ruiner ce plan, y compris que Daniel lui-même y oppose sa propre volonté ; mais elle ne s’attendait pas à ce que Daniel soit tout simplement incapable de se lever.
Blandine s’était jointe à elle, et leurs cris de désespoir se mêlaient sans parvenir à arracher le prisonnier à son état. Elles sanglotaient de concert, et Blandine souffla :
-Dieu, c’est inutile…
-Qu’espériez-vous exactement ?
La voix avait claqué sèchement. Jehanne se raidit sans se retourner, mais Blandine se leva d’un bond. La duchesse Isabeau se tenait devant l’entrée de la cellule, levant haut sa torche. Le feu reflétait les broderies argentées qui ornaient son surcot de velours rouge foncé, et le blond miel de ses cheveux noués en tresses autour de sa tête. Elle avait des airs de reine qui contrastaient de manière insultante avec la misère du cachot.
-Vous ! s’exclama Blandine.
Sa main vint chercher quelque chose sous sa large jupe. Jehanne eut un hoquet en la voyant brandir un grand couteau étincelant à la lumière de la torche. Blandine était méconnaissable : une expression sauvage, qu’elle ne lui avait jamais vue, déformait ses traits ; son attitude était celle du fauve prêt à bondir.
-N’approchez pas ! s’exclama la servante. Je ne vous laisserai plus lui faire de mal. Par mon âme, je ne vous laisserai pas le tuer comme sa mère.
Isabeau eut un mouvement, son masque impassible se fissura un instant. Jehanne, agrippée au chevalier, sentit son souffle se suspendre. Les derniers mots de Blandine étaient tombés comme des coups de couteau. Isabeau ne les démentait pas... C’était trop d’ignominie d’un coup révélée : était-ce possible qu’un secret si noir fut resté si longtemps ignoré ? Elle revoyait la mort de sa propre mère ; elle imaginait cette vie volée non de la main de Dieu mais de celle d’un autre être humain. Elle entrevit brièvement l’étendue de la haine que pouvait ressentir Daniel ; et ils avaient vécu plus de vingt ans côte à côte, lui et la meurtrière... Elle sentait une ombre trop grande l’écraser : elle n’était qu’une enfant naïve, qui ne voyait pas la boue où elle pataugeait... Elle regarda l’homme inerte dans ses bras, l’enfant qu’elle avait entendu hurler sa détresse.
-Si noir, si noir… murmura-t-elle.
Tout était noir, oui : les ténèbres se repliaient sur elle comme les ailes d’un énorme rapace. Même la faible tache rousse des cheveux poisseux qu’elle caressait s’éteignait…
-Dame Jehanne, fit une voix inquiète à côté d’elle.
Les sens lui revinrent brièvement, elle sentit le bras de Blandine qui la portait à demi. Elle se redressa, rencontra le regard brillant d’Isabeau.
-Vous avez tué…
Elle n’acheva pas sa phrase : qu’y avait-il à dire de plus ? D’un coup le crime lui paraissait à la fois monstrueux et dérisoire. Daniel aussi avait tué ; les hommes se tuaient tous les jours, et chaque fois on assassinait une part de Dieu…
-Tué, oui… murmura Isabeau. Tué pour un enfant, mon enfant. Bientôt, tu sauras, toi aussi… Quand il s’agit de ton enfant, il n’y a pas de prix trop cher à payer.
Un frisson glacé fit trembler violemment Jehanne. Elle avait d’un coup si froid que même le tombeau ne pouvait être pire. Elle avança d’un pas, et crut avoir posé le pied dans un gouffre ; la sensation de chute fut terrible, mais une prise ferme la rattrapa et elle s’y cramponna de toutes ses forces.
Blandine avait laissé tomber le couteau dans la paille souillée. Elle regardait avec des yeux écarquillés Jehanne presque évanouie dans les bras d’Isabeau, qui se laissa glisser à terre pour y reposer doucement la jeune femme, sans la lâcher.
-Va quérir de l’aide, ordonna Isabeau. Elle va accoucher, il faut l’emmener dans sa chambre.
Blandine en eut le souffle coupé. Elle regarda le visage de Jehanne, anormalement brillant, où ses yeux immenses s’ouvraient à nouveau aux paroles de la duchesse mère.
-Ce n’est pas vrai, souffla-t-elle. Il ne peut pas venir maintenant, c’est bien trop tôt.
Un sursaut d’angoisse étreignit Blandine. C’était vrai : si le bébé était réellement en train de venir au monde, il était en avance d’au moins un mois. Tant d’enfants mourraient à la naissance : que dire des chances de survie de ceux qui survenaient si précocement ?
-Hâte-toi ! insista Isabeau impérieusement.
Blandine ne pouvait se décider. Son regard se posa sur l’homme étendu à terre, indifférent à la scène qui se jouait à quelques mètres de lui. Un sourire cynique déforma la figure d’Isabeau.
-Que crains-tu que je lui fasse désormais ? Il n’a plus besoin de mon aide pour mourir. Tandis que Jehanne…
Avec une tendresse étonnante, elle lissa le front blanc de la jeune femme pour en ôter la sueur.
-Jehanne pourrait avoir besoin de notre aide pour vivre.
Blandine eut une dernière hésitation ; puis vivement, elle jaillit hors de la cellule pour appeler de toutes ses forces.
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