Délivrance - 7
Jehanne se réveilla dans un cri, d’un cauchemar abominable où elle voyait le corps minuscule d’Amelina au bas des remparts, le crâne éclaté. Elle épongea de la manche son front ruisselant de sueur ; son corps était à la fois trop chaud et parcouru de frissons glacés.
Elle entendit le bruit du loquet qui s’ouvre et tourna brusquement la tête. Vivian entrait dans sa chambre. Il n’était pas très stable sur ses jambes : elle devina qu’il avait bu. Il la regarda avec cette expression particulière qu’elle lui avait vu souvent auparavant : il voulait partager sa couche.
Un violent sentiment de refus la parcourut comme une houle. Ils n’avaient pas partagé la moindre étreinte depuis l’arrestation de Daniel, maintenant il lui semblait impossible que leurs corps s’accordent à nouveau. Et surtout, son corps ne s’était pas complètement remis de l’accouchement : il allait la déchirer en deux. Elle leva la main, pour l’arrêter.
– Non, s’il te plaît, Vivian. C’est trop tôt. Je n’ai pas envie maintenant.
L’expression du jeune duc se fit mauvaise. Elle fut prise de frayeur, se leva du lit, incertaine de ce qu’elle allait faire ensuite. Il se dirigea vers elle avec détermination, et la prit dans ses bras avant qu’elle ait pu prendre une décision.
– Je t’en prie, dit-elle en essayant de s’extraire de son emprise, ne me force pas.
Il eut un rire cruel qu’elle ne lui connaissait pas.
– Tu es ma femme, dit-il. J’ai le droit de coucher avec toi quand il me plaît.
– Mais je ne veux pas !
Il la poussa vers le lit. Elle ne pouvait pas croire qu’il ne l’écoutait pas.
– Vivian, tu vaux mieux que ça.
Il la fit tomber sur le matelas et se pencha au-dessus d’elle. Elle était terrifiée à présent, elle se débattait de toutes ses forces. Elle pensa à la dague qu’elle avait laissée dans ses chausses et qui était hors d’atteinte.
– Va rejoindre tes maîtresses ! Laisse-moi tranquille !
– C’est toi que je veux. Si c’était Daniel, tu ne dirais pas non, n’est-ce pas ? Mais c’est moi, ton mari.
Il s’allongea sur elle, pesant de tout son poids. Elle sentait l’alcool dans son haleine, il semblait hors de lui-même.
Il me hait, pensa-t-elle. Il fait ça pour me faire du mal, pour se venger. Quelque chose en elle, une résistance déjà fendue par le départ de Daniel et la mort de Blandine, se brisa définitivement, libérant un flot d’énergie désespérée. Elle lui lança son poing dans la gorge et sentit la glotte s’enfoncer sous ses phalanges. Vivian émit un feulement rauque et relâcha son emprise. Elle se dégagea et jaillit hors du lit. Se précipitant vers ses chausses, elle en tira sa lame et la pointa vers Vivian.
– Sors d’ici, ordonna-t-elle.
Vivian peinait encore à reprendre son souffle. II leva la main comme en signe de reddition, mais elle insista en approchant la dague :
– Va-t’en immédiatement.
Les yeux ronds et la voix coupée, il s’exécuta, mal assuré sur ses jambes.
Aussitôt qu’il eut passé l’huis, Jehanne entreprit de se barricader. Elle tira le coffre et les sièges et les installa contre la porte. Lorsqu’elle se sentit provisoirement en sécurité, elle expira un grand coup pour tenter de calmer son esprit affolé. Une idée se formait dans son esprit qui fut très vite une décision. Elle ne pouvait pas rester ici. Elle finirait broyée entre la volonté d’Isabeau et la haine de Vivian. Elle devait fuir, retourner à Beljour ou auprès d’un de ses parents. Elle avait quelques minutes devant elle pour se préparer. Elle s’habilla en toute hâte de ses vêtements de cavalière, récupéra sa dague et un peu d’argent. Sa lampe à la main, elle se dirigea vers le passage sous la tapisserie. Une pensée pour sa fille la fit hésiter devant la bouche d’ombre. Mais comment la récupérer dans la chambre de la nourrice ? Et que faire d’elle dans sa fuite ? Elle était si fragile encore, rien qu’un bébé. Peut-être, si elle laissait à Vivian son héritière, laisserait-il Jehanne en paix ? La honte mordant son cœur, elle dévala les marches. Elle partirait sans sa fille.
Devant la chambre de sa femme, Vivian reprenait ses esprits avec son souffle. Le choc l’avait dégrisé. Il entendit le raclement des meubles qu’on déplaçait devant la porte. Jehanne se protégeait de lui. Comment en étaient-ils arrivés là ?
Sa voix sortit éraillée de sa gorge douloureuse :
– Jehanne… Jehanne ?
Nul ne lui répondit, et il n’entendait plus rien. Il resta un instant seul avec les battements de son cœur, n’osant partir, n’osant appeler à l’aide, la vergogne emplissant petit à petit sa poitrine. Combien de temps comptait-elle rester cloîtrée ainsi ? Mais le silence anormal l’interpella. Il réalisa soudain qu’il n’était jamais parvenu à enfermer Jehanne dans ses appartements. Pris d’une intuition, il abandonna la chambre et se précipita vers la coursive de la tour. A travers les meurtrières, il perçut distinctement une silhouette féminine courir vers les écuries. Il devait y avoir un passage depuis la chambre de Jehanne qu’il ignorait, mais pour le moment il ne s’en souciait pas. La honte et la peur le douchèrent comme une vague glacée.
– Elle ne peut pas partir… non !
Lorsque Jehanne déboucha hors du donjon, un vent âpre lui rabattit les cheveux sur le visage. Sans ralentir, elle traversa la cour. Elle sentait la faiblesse la prendre, elle avait trop présumé de ses forces, mais elle continua malgré les lumières folles qui dansaient devant ses yeux. Quand elle pénétra dans les écuries, l’odeur chaude des chevaux envahit ses narines. Elle avisa les paillasses des palefreniers : elle en secoua un, un garçon encore adolescent. Il ouvrit les yeux d’un air ahuri, elle mit aussitôt un doigt sur ses lèvres et lui fit signe de la suivre. Ensommeillé, il obéit et l’accompagna jusqu’à la stalle de sa jument.
– Harnache-la et sors-la des écuries.
– Mais, ma dame…
– Ne discute pas !
Effrayé par le ton impérieux de sa maîtresse, le garçon s’empressa vers le mors et la selle et, avec efficacité, en ceignit la bête. Lorsqu’il eut enfin achevé sa tâche, Jehanne lui tendit la lampe et sauta sans son aide sur le dos de sa monture. Sous le regard abasourdi du palefrenier, elle la lança en avant. En ces temps de paix, le pont-levis n’était pas relevé la nuit ; elle espérait passer par la poterne sans éveiller l’attention des gardes.
Mais elle avait trop tardé. Alors qu’elle repassait devant le donjon, une silhouette en jaillit et s’interposa dans son chemin. La jument bien dressée fit un bond de côté pour l’éviter, manquant de désarçonner sa cavalière qui se maintint à grand-peine en serrant les cuisses et en s’accrochant aux rênes.
– Jehanne, cria la voix de Vivian, ne pars pas !
Le cœur de Jehanne battit contre sa cage thoracique comme un oiseau en cage. Elle était si proche de réussir à fuir, elle ne pouvait pas échouer maintenant ? Elle ne supportait pas l’idée de demeurer entre ces murs qui étaient devenus son enfer.
– Laisse-moi aller ! cria-t-elle à Vivian qui tentait de retenir le cheval à deux mains.
Une vague d’impuissance souleva des sanglots dans sa poitrine. Il ne la laisserait pas partir, il lui ferait payer sa faute jusqu’à la fin de sa vie.
– Laisse-moi, par pitié, laisse-moi !
– Non ! Je t’en prie, reste !
Il y avait un tel accent de désespoir dans la voix du jeune homme que Jehanne en resta un instant surprise. Vivian se mit soudain à genoux. Elle n’avait qu’un mouvement à faire pour le faire fouler par les sabots de sa jument. Il tendit les deux mains vers elle dans un geste de supplication.
– Jehanne, ne t’en va pas, pardonne-moi ! Je ne te ferai plus jamais de mal, je te le jure, plus jamais. Reste, je t’en prie, j’ai besoin de toi.
Jehanne resta muette de stupeur. Était-ce une ruse ? Était-ce le même homme qui l’avait violentée quelques minutes auparavant ? La peur demeurait dans son ventre comme un poison. Tout son corps était encore tendu par sa volonté de fuir, et la tentation était grande de lancer sa monture contre l’homme devant elle. Pourtant elle hésitait.
– Jehanne, j’étais ivre, je ne savais pas ce que je faisais. Jehanne, je t’en prie, je t’aime.
La colère flamba dans sa poitrine. Comment osait-il affirmer l’aimer, lui qui était prêt à la forcer comme soldat en campagne ? Comment osait-il prononcer ces mots que même Daniel ne lui avait jamais dits ? Il mentait, et la fureur la rendit presque ivre ; ses jambes se tendirent, prête à donner le coup de talon qui jettera sa jument contre le félon. Vivian surprit son geste, et au lieu de bondir de côté, ferma les yeux et joignit les mains. Et – quelle idiotie – ce fut la soudaine vision de Daniel, qu’elle imagina tout à coup tendant la main, debout devant son frère dans une attitude de protection, qui l’arrêta. Ce fut l’idée qu’il ne supporterait pas qu’elle le tue, à cause de cet amour inconditionnel qu’il lui vouait, qu’importe ce dont Vivian pouvait se montrer capable, cet amour dont elle avait même été jalouse, et qui pourtant la fit renoncer. Elle poussa un long soupir, et ses épaules s’affaissèrent. Elle descendit de cheval, lentement. Vivian s’éclaira. Son visage radieux rappela soudain à Jehanne son expression la première fois qu’ils s’étaient rencontrés.
– Si tu me touches, dit-elle, je me tue.
– Je te toucherai plus jamais contre ton désir, je te le promets. Je… je ne sais pas ce qui m’a pris. Je ne veux pas te perdre.
– Je t’ai trahi.
– Tu m’as trahi. Mais je ne veux pas d’autre femme que toi.
Elle le regarda avec incompréhension. Il y avait bien des aspects qu’elle détestait chez Vivian, mais elle le savait incapable de malhonnêteté, elle s’en rappelait maintenant. Était-ce possible que ce fut vrai ?
– Daniel est parti. Oublions tout ça, et recommençons.
Daniel est parti. Un jour, cette idée ne lui ferait plus mal. Il est bien vrai que le temps efface. Depuis combien de temps n’avait-elle pas songé à son propre père ?
– Viens. Notre fille nous attend.
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